Les portes sont fermées à l’envers

Un rapide rapport d’étape après les dernières émeutes et avant les prochaines

paru dans lundimatin#393, le 4 septembre 2023

Faisons donc comme si je savais à qui je m’adressais, à la mode d’Aragon dans son Traité du Style, en 1928, période coloniale : « Je m’adresse aux gouvernements : Gouvernements… mais c’est en vain ils ne pensent qu’à leur bifteck. Ils ont bouffé du Chinois toute l’année, maintenant ils ont mal au cœur et chicotent pour cure-dents des insurgés et des grévistes. » Dans le meilleur ou dans le pire des cas, l’un des officiers dans l’une des officines du gouvernement français, millésime 2023, repêchera cette nouvelle bouteille à la mer et fera montre d’assez de zèle pour expertiser et classifier le message qu’elle contient, qui n’est pourtant pas un appel au secours, voire pour le faire « remonter ».

Sans plus attendre, le contenu dudit message : « Gouvernements, vous parlez trop et, en quelque sorte, vous nous saoulez » (ou vous communiquez trop, parce que vous ne dites pas grand-chose en définitive, mais vous le relayez et le délayez copieusement et nous nous retrouvons souvent poisseux de ce langage que vous tenez). L’affaire est entendue : vous êtes les dépositaires et les garants de l’ordre républicain – même si votre premier de cordée ou votre exécutant en chef a de plus en plus de mal à dissimuler la crise d’autorité qu’il traverse depuis toujours, depuis tout môme selon toute vraisemblance, et qui lui pèse épouvantablement sur les nerfs. Mais il ira jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix ou le coût, parce qu’il a le courage de ses réformes capitales et que c’est un brave, avec le pouvoir de commandement : on a bien compris ça aussi. Nous vous avons beaucoup entendu – c’est ce que vous souhaitiez, non ? vous qui n’écoutez pas, qui n’écoutez jamais, mais qui nous serinez sans cesse « ces valeurs cardinales que sont l’écoute et le dialogue », ou quelque chose dans le genre, en allant au contact des Françaises et des Français, etc. Résultat : nous ne vous accordons plus aucun crédit (et vous le savez). Comme il arrive, quand on n’y prend pas garde, qu’on n’entende et ne voie plus que vous et vos semblables, tête-bêche, pêle-mêle, dans l’espace public devenu l’espace médiatique, on a eu tout loisir de déceler le vice de construction, non seulement dans cet ordre constitutionnel que vous nous adjurez d’idolâtrer avec vous, mais aussi dans la démocratie ou la marchandise que vous essayez de nous refourguer. Comme imparfaite, mais perfectible. Comme-imparfaite-mais-perfectible. Imparfaite. Mais perfectible. Face à cela, face à tous nos sacrifices soi-disant consentis pour lesquels vous n’en pouvez plus de nous remercier, sans qu’on vous ait rien demandé, veuillez suivre plutôt le raisonnement qui est le nôtre. Il est somme toute assez ordinaire et on vous l’a déjà dit cent fois.

Attendu que nous savons que vous affectez de nous protéger, mais surtout de nous-mêmes ; attendu que vous et votre système de gestion (votre inintelligence de la vie) ne nous accordez pas la santé, ni à « nos » écosystèmes, et la prospérité guère davantage – vous avez d’autres priorités et prioritaires ; que les quelques mesures dont bénéficient ponctuellement tel ou tel secteur (moignon) de notre corps social, de votre corps économique, n’empêchent pas la zombification globale de la société ; que le seul pouvoir que vous exerciez de façon à peu près efficace, tout en vous excusant sans arrêt que votre appareil coercitif ne soit pas encore à la hauteur de nos besoins et de nos attentes, ou de votre appétit, c’est celui de la « sécurité »… nous avons développé mieux qu’un vaste doute sur l’existence de tout ça. Subséquemment, en attendant de trouver une solution au problème que vous nous posez, nous nous dispenserions volontiers de votre verbiage moralisateur. L’heure est venue, pour votre confort et pour le nôtre, de vous soulager et de nous soulager : vous avez le droit d’avouer qui vous êtes et ce que vous faites (certains d’entre vous ont déjà sauté le pas ; nous, nous n’allons pas les remercier pour autant), sans crainte de vous ridiculiser. Tout le monde est au courant et tout le monde vous déteste. Vous avez le droit de vous taire aussi, ça nous ferait de vraies vacances.

Nous… Je m’aperçois que je n’ai pas fini les présentations. Et que je commets d’ailleurs une seconde négligence (outre de feindre de m’adresser à des indifférents). Voilà que je me suis mis à parler presque à la place des « autres ». Mais en ne parlant pas trop à leur place non plus… en parlant juste un peu à leur place… ça doit être ça, la puissance publique, son sentiment… plutôt qu’un monde de mannequins paranoïaques où chacun ne parlerait que pour soi et à soi… Certes, dans ce domaine, vous êtes imbattables, vous qui vous gargarisez à longueur d’allocutions et de communiqués au nom de ceci, cela, les yeux dans les yeux de la « nation » ou du « peuple de France ». Entre celles et ceux qui croient trop bien savoir ce que ces expressions recoupent pour avaler vos glissantes couleuvres, et ceux et celles qui ne le savent plus, qui ne veulent pas ou ne veulent plus le savoir, vous vous êtes tout de même rendu compte que vous prêchiez dans le désert, sous vos masques mal ajustés ? Que vous parliez seuls, au nom de toutes et de tous ? Au nom, mais pas à la place. Ici-bas, voilà belle lurette que les limites de la décence et que celles de l’innocence ont été franchies. De notre côté, puisque nous vivons dans le remake d’un film fantastique que John Carpenter n’a jamais réalisé, nous croisons encore parfois d’autres corps et d’autres cœurs. Ce fut tout l’intérêt divagant du mouvement des Gilets jaunes. Nous alors… pas forcément des militants ou des partisans s’agglomérant dans les manifestations de rigueur ou les meetings de service, avec les mêmes affiliations et les mêmes convictions, mais des individus qui se rencontrent un peu partout et nulle part, et qui chaque fois font le point, partagent leurs doutes et leurs sarcasmes : au milieu de la cafétaria de l’aire des Volcans d’Auvergne, sur l’autoroute A71 ; dans la salle d’attente d’un centre de radiologie dentaire, boulevard Diderot à Paris ; devant le stand aux épices du marché forain du Chaudron, à Saint-Denis de la Réunion ; au comptoir d’un bar ou d’un rade, place Guérin à Brest. Indétectables, omniprésents. Si ces gens-là lisent ces lignes-là, en dehors d’en connaître à l’avance la teneur, ils n’en tireront peut-être pas les mêmes conclusions ou les mêmes fils. Le fait est que nous avançons dans le désordre, si nous « avançons ». Ou nous spiralons. Ça nous fait perdre du temps, ça nous fait vivre. Et notre vaste doute embraye sur celui de Charles Fourier le bienheureux : « Il faut donc appliquer le Doute à la Civilisation, douter de sa nécessité, de son excellence, et de sa permanence. » Vous, vous n’en doutez pas, sauf pour jouer à nous faire peur, puisque la « Civilisation » vous profite. C’est notamment ce qui fait que nous différons « radicalement » (le terme de « radicalité » et ses nombreux dérivés, comme dans le succulent « altérité radicalisée », ayant retrouvé une trente-sixième jeunesse). En ce sens, vous et vos scribes avez eu raison de déterrer la branlante notion de « décivilisation » à l’occasion des derniers troubles. Malheureusement, vous vous êtes trompés de cible. Vous vous êtes précipités sur un élément de langage à peu près édifiant et, comme d’habitude, vous avez oublié de faire votre travail, de vérifier vos sources. L’usage de ce terme, loin de désigner des malfrats ou des mutants en voie d’ignominieuse transformation, irrespectueux de tout et de vous, a été développé par des ethnologues réfractaires à votre ordre constitutionnel et civilisationnel, tel Robert Jaulin. Il désigne des gens comme vous, précisément, et leur action délétère sur les différents univers culturels de la troisième planète du Système solaire : les représentants d’un monde glouton (ou d’une imitation de monde, d’un ensemble vide) se faisant passer pour l’unique ou le principal et dévorant, désubstantialisaient tous les autres.

Prenons un exemple récent. On aura peut-être remarqué que des émeutes urbaines ont tarabiscoté le territoire national entre le 27 juin et le 5 juillet 2023. Un observateur du futur en aurait suivi le cours avec sérieux et gravité, mais sans catastrophisme. Il y aurait certainement reconnu un « déchaînement » prévisible face aux mêmes causes endémiques (cf. ci-dessus), en cet espace et en ce temps du train-train de notre usante humanité, en version française. Mais pourquoi s’embarrasser de l’artifice d’un voyageur du temps ? La recrudescence de ces événements fâcheux, en France et ailleurs, depuis le début de l’année, de la décennie, du siècle et du millénaire, n’a pu échapper qu’à la sagacité atrophiée de quelques pangolins. Vous savez : des émeutes ? Lorsque le peuple ou une portion du peuple, après que ses droits ont été violés par le gouvernement (l’énième meurtre à bout portant d’un jeune homme un peu trop typé par un représentant des forces de l’ordre, peut-être ?), exerce le plus sacré de ces droits, et le plus indispensable des devoirs : l’insurrection prévue (sic) par l’article 35 de la Constitution comme par hasard révoquée du 24 juin 1793. Nous avons toutes et tous, il est vrai, la conscience historique irritée. Il semble cependant que la classe politique et la classe médiatique soient à ce point ignorantes de l’histoire (de notre histoire contre vous), à l’exception de celle qui aboutit continuellement à leur apothéose, que quelques scènes de grand fracas doivent être illico presto redécorées en signes avant-coureurs de l’Apocalypse. Armaggedon Days (Are Here Again)… Autant qu’aux émeutes, nous avons assisté au baroud de déshonneur de la classe politique et de la classe médiatique, se perdant lascivement dans des vapeurs mortuaires, y allant de leurs plus ferventes simagrées : d’abord horrifiées, ensuite accablées, enfin scandalisées. Comme si vous ne saviez pas parfaitement à quoi tout cela était dû, comme si vous n’aviez pas eu l’occasion d’en voir d’autres dernièrement : ce qui rythme désormais l’actualité, ce n’est plus la cadence infernale des « grands rendez-vous sportifs » auxquels vous nous astreignez, mais la polyrythmie vivifiante des agitations diverses et variées dans lesquelles nous vous exposons.

Il est dans la nature du gouvernement qui se fait passer pour démocratiquement élu, qui le martèle, d’assurer le maintien de son ordre, qu’il a reçu pour mission de faire passer pour l’ordre. Dès qu’on vous dénie la moindre validité, il ne vous reste plus qu’à invoquer comme un charme magique ou comme un joker débilitant votre légitimité d’élus de la République (la souveraineté, la souveraineté, la souveraineté…), par la voie des urnes funéraires, alors que le grenouillage et que les mécanismes de la mascarade électorale ne trompent plus personne, n’intéressent plus que vos commanditaires et les programmateurs et pronostiqueurs de courses hippiques. Il est également dans la nature du gouvernement de faire passer les émeutiers et les insurgés contestant son ordre (légitime, constitutionnel, civilisationnel, etc.) pour autre chose que des insurgés ou des émeutiers : ce sont les apôtres du désordre, les cavaliers de l’apocalypse, les suppôts de Satan. Des chiens enragés dénués de cette raison techno-scientifique et vertueuse qui fait tout le sel de la vie civilisée. La preuve en est : au début de l’été, on a vu des vauriens prendre plaisir à saccager, piller et ruiner ! Comme si c’était un jeu… Leur exultation n’établit-elle pas que l’on a affaire à, en l’occurrence, à de la vermine décervelée et dégénérée (car le vrai révolutionnaire, comme le bon apôtre, doit souffrir pour un monde meilleur) ? Le dévouement besogneux d’angéliques représentants de la République face à l’ignorance crasse de la foule fiévreuse, on ne reviendra pas sur cette fable lassante : on nous a fait le coup mille fois. À partir du moment où des individus et des groupes ne combattent pas selon les règles truquées de votre petit jeu démocratique, ce sont des factieux et des séditieux, des nuisibles et des nihilistes, des hordes et des meutes. Mais surtout des abrutis qui n’ont en réalité aucune conscience politique. L’un de vous, qui a trop dû lire H.P. Lovecraft dans sa prime jeunesse, a même cru bon de renchérir : l’infâme spectre reptilien de « la barbarie sauvage » enroulerait ses longs anneaux suintants autour du frêle corps national (pris en otage)… On comprend mieux. Cela étant dit, je ne suis pas certain que « barbarie sauvage » soit tout à fait bouffon, tout à fait redondant, puisque cela vous ouvre un champ lexical pléonastique phénoménal pour continuer d’agoniser et de maudire celles et ceux qui ne méritent pas même d’être des adversaires (mais si, si, je vous sens inquiets alors je vous rassure : nous sommes « éduqués », de différentes manières, certainement pas la vôtre, et nous sommes vos ennemis à mesure que vous êtes les nôtres et ceux de toute vie intelligente et harmonique). Je propose que, après la surenchère très réussie des cagnottes, contre-cagnottes et sur-cagnottes que vous avez arbitrée, puisque tout finit en compétition avec vous, on organise dès les prochaines émeutes (elles vont venir) le grand concours national de la voix la plus et la mieux outrée. Le nouveau JDD pourrait s’en faire la vitrine éditoriale. Si vous êtes vous-mêmes un tant soit peu joueurs, on pourrait imaginer un autre divertissement à médiatiser, peut-être plus risqué pour vous, qui s’intitulerait : « Qui est le monstre ? ».

Plus sérieusement. Nous vous demanderions un seul effort. Il faudrait que vous traversiez incessamment sous peu une brève crise initiatique, qui ne devrait pas être trop douloureuse puisqu’il s’agirait surtout, pour vous, quand vous nous adressez la parole, de finir d’assumer votre « politique » dans ses termes exacts (de même que les émeutiers et les insurgés assument leurs actes). Ne vous ennuyez plus et ne nous ennuyez plus à vouloir paraître respectables, éperdument épris du bien commun. Faites donc comme votre « Ministre de l’Intérieur et des Outre-Mer » (sic). Pour cela, il faudrait déjà que vous arrêtiez de vous payer de mots. C’est un peu usant, pour vous comme pour nous, ce recours permanent et incantatoire aux mêmes éléments de langage tirés des valeurs les plus sacrées et les plus éthérées de notre pacte républicain, notre contrat social, notre vie en société, etc. Ainsi, vous seriez assez obligeants de bien vouloir nous épargner, à l’avenir, toutes vos sorties, vos remontrances, vos attitudes de « fermeté » emballées dans un vocabulaire exhibant votre plus haut sens de la responsabilité face aux irresponsables qui seraient la lie : 1) de la nation ; 2) de l’humanité ; 3) de la galaxie. Faites ce que vous avez à faire, tant que vous le pouvez, d’ici à ce que nous ayons trouvé le moyen de nous débarrasser de vous, et taisez-vous un peu. Ne serait-ce que parce qu’il ne reste pratiquement plus personne à convaincre entre vous et nous. Hormis auprès d’une clique de cyniques et de laquais, vous n’avez plus aucune crédibilité. Et contrairement à ce que vous tâchez de faire croire, nous savons ce que nous faisons, tout en expérimentant des formules. Un quidam d’Ivry le rappelait avec bonhommie : « Les émeutes, c’était pour énerver l’État, lui montrer qu’il n’est pas le seul à régner. ». Nous le savons dans la rage, nous le savons dans la stupeur, dans la désinvolture, dans le désespoir, dans l’obscénité, dans l’allégresse, dans l’analyse, dans la crédulité ou l’incrédulité, dans la compréhension ou l’incompréhension… mais nous le savons, vaille que vaille. Nous désirons tous et toutes la fin de votre ordre des choses qui parasite le monde où nous grandissons en nombre d’or.

Alexandre Pierrepont

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