Le moins que l’on puisse dire, c’est que les policiers en service n’ont pas tardé à faire usage de cette nouvelle liberté (L’IGPN annonce une augmentation de 54% des tirs d’armes à feu sur des véhicules en 2018) [1] et cela commence à s’ébruiter. Le 24 avril ce sont deux passagers d’une voiture garée à contre sens sur le Pont-Neuf qui sont abattus au fusil d’assaut. Le 4 juin, un véhicule bloqué sur le boulevard Barbès se retrouve criblé de neuf balles par des policiers à vélo. Le conducteur qui avait semble-t-il bu et fumé et qui avait déjà perdu son permis de conduire, aurait tenté d’esquiver le contrôle de police. Il est expédié aux urgences puis en détention provisoire. Quant à sa passagère, elle décède d’une balle dans la tête. Le lendemain, à Vienne, un autre conducteur, sans papier, tente à son tour sa chance pour échapper à un contrôle. Là encore, il termine blessé et hospitalisé. Le 8 juin à Montélimar, un homme mal garé s’enferme dans sa voiture, moteur éteint, pour empêcher la fourrière d’embarquer son véhicule. Devant son refus de sortir, un policier municipal se met à imaginer un délit(-délire) ; et si la voiture démarrait soudainement, fonçait sur lui, ses collègues, les passants ? Il dégaine son arme de service et met en joue le réfractaire. « Le geste est peut-être un peu disproportionné » reconnaîtra un porte parole de la Police Nationale. [2].
Cette accumulation de drames dans un laps de temps aussi resséré a suscité une large couverture médiatique. Il s’agit le plus souvent, pour nos confrères journalistes, de retranscrire les éléments de langage des communicants du ministère de l’Intérieur, d’une préfecture ou d’un syndicat de policiers. La personne blessée ou abattue, que ce soit le conducteur ou son passager, ont forcément un petit passif avec la loi qui ne justifie pas mais quelque part explique, pourquoi il a fini à l’hôpital ou à la morgue. Il ne doit surtout pas exister de corrélation entre la loi votée par nos députés en 2017 et cette étrange vague de faits divers.
Nous avons pourtant l’intuition exactement inverse. Ces « incidents » constituent en effet, au-delà des flaques de sang qui sèchent sur le bitume ça et là, d’épineux problèmes métaphysiques et politiques. Il s’agit de prendre toute la mesure du tournant totalitaire lié aux transformations du métier de policier, au cours de ces dernières années. On pense alors à ces films de science-fiction un peu ronflants comme Tenet de Christopher Nolan, dans lequel les balles sont des échos du futur tuant à rebours. Prenons donc la mesure de cette torsion des lois de la physique, introduite par la loi de 2017.
Un conducteur ou une conductrice refuse d’obtempérer : c’est-à-dire de s’arrêter pour un contrôle. Si un policier décide d’ouvrir le feu en sachant qu’il risque de tuer ou blesser les occupants, le conducteur ou la conductrice sera immédiatement accusé, comme par rebond balistique, de tentative d’homicide sur personne dépositaire de l’autorité publique. Le plus souvent, après ralentissement dû à l’enquête, les faits sont requalifiés en simple violence avec arme par destination (une twingo, par exemple). Mais il arrive que la scène se torde parfois davantage lorsque les fonctionnaires de police jugent utile de mentir comme des arracheurs de dents afin de se couvrir. Ce fût notamment le cas à Nantes en juillet 2018, où un CRS finit par admettre « une déclaration qui n’était pas conforme à la vérité » après avoir abattu un jeune homme dans une voiture qui tentait (selon lui) de se soustraire à son contrôle. En mars 2022, c’est un policier qui est mis en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner [sic] » après avoir exécuté à Sevran un automobiliste au volant d’une camionnette présentée dans les médias comme volée [3]. Mais l’essentiel est là : les policiers peuvent revendiquer leur état de légitime défense lorsqu’ils tuent une jeune femme de 18 ans assise à côté d’un conducteur indiscipliné, ils sont autorisés à faire feu à travers les vitres latérales tout en se trouvant juridiquement sur la trajectoire du véhicule. Curieux effets gravitationnels attachés à une loi non pas physique mais juridico-politique, une espèce de présomption de légitime défense en vertu de laquelle toute désobéissance – et toute critique - de la police constitue une atteinte au corps sacré d’un équipage de police. Ainsi toute balle tirée par un policier finit par trouver sa trajectoire légitime. Et lorsque des doutes subsistent quant à l’enchaînement des faits et à leurs circonstances, on peut compter sur l’humanisme et le discernement des petites machines médiatiques pour monter au créneau : « les policiers ont un métier difficile », « ça leur apprendra à s’arrêter », « leur casier judiciaire est long comme le bras », « ces propos [de Mélenchon] sont outranciers » et même « je serai eux [les parents], ce qui me viendrait à l’esprit, c’est de regretter absolument que ma fille soit rentrée dans cette voiture avant d’incriminer les policiers » (Cnews).
Quand Georges Orwell tentait de nous impressionner en dépeignant des régimes et des procédures proprement totalitaires, il accusait son Big Brother de proférer des affirmations abberrantes telles que « la guerre c’est la paix ». Aujourd’hui, nous entendons en choeur un président, un ministre de l’Intérieur, un syndicat de policiers, des candidats de droite républicaine et d’extrême-droite conspuer leur concurrent occasionnel qui a eu le malheur de formuler l’inacceptable : « la police tue... » ; après que trois agents de police aient abattu une gamine coincée dans une voiture, elle-même coincée dans un embouteillage et cernée par trois fonctionnaires armés. La guerre c’est la paix.
Parallèlement à ce que la loi de 2017 autorise, il y a ce que les méthodes de maintien de l’ordre permettent. Ce que l’usage et la dotation toujours plus grande d’armes « non létales » a produit, c’est la libération et la banalisation d’un geste : dégainer, mettre en joue, tirer. D’un fait divers à l’autre, on passe toujours plus facilement du Taser et du flash-ball au Sig Sauer. Et même si jusqu’aux sociologues radio-diffusés on en atteste : les armes non létales tuent. Les gardiens de la paix aussi. Cette paix faite de morts non tués, par des balles tirées depuis des angles non euclidiens, par des policiers à l’innocence absolue, confrontés à l’ensauvagement de la société et à ses automobilistes toujours enragés. D’un côté, le monde de la police, selon la police, de l’autre, une population qui y voit toujours plus clair à travers le nuage de fumé ou de poudre.
La police tue, pour faire règner un ordre que certains osent appeler leur paix. Et tout le monde ne déteste pas encore la police.