Les Aborigènes, l’ailleurs débarque chez nous

Dietrich Hoss

paru dans lundimatin#387, le 12 juin 2023

Il y a des moments historiques où le lointain se rapproche pour nous aider à voir plus clair, aussi bien le lointain géographique de cultures à des milliers de kilomètres de distance, que le lointain temporel d’éclats de pensées enfouies dans un passé de centaines d’années. La distance n’est pourtant pas abolie par ce rapprochement. Elle garde toujours son potentiel de distanciation éclairante par rapport à l’opacité d’un trop de réalité immédiate aveuglante.

C’était dans les années quatre-vingt dix du siècle passé, quand je vivais encore en Allemagne, qu’apparut dans ce pays fraichement réunifié le slogan : « Venez étrangers, ne nous laissez pas seuls avec ces allemands ! ( Ausländer rein, lasst uns mit diesen Deutschen nicht allein !) », dans l’ambiance chauviniste et/ou indifférente, irrespirable et étouffante d’une xénophobie et d’un racisme virulents, qui causèrent dans cette décennie la mort de centaines de réfugies et de migrants, brulés dans des centres de demandeurs d’asile incendiés ou tabassés dans la rue. Cette ambiance n’avait pas changé au début des années 2000 quand une bande néonazie, auto-nommée NSU (National-sozialistischer Untergrund) put commettre neuf assassinats en une dizaine d’années – visant en particulier les gérants de restaurants Kebab. Contre cette haine meurtrière commença à souffler un vent nouveau dans le pays au milieu des années 2010, un changement que la chancelière Merkel ne pouvait pas ignorer quand Allemagne était confrontée à une vague d’immigrants venant principalement de Syrie et d’Afghanistan.

Aujourd’hui nous nous trouvons, dans les pays occidentaux, face à une urgence nouvelle, non seulement d’ouvrir les portes aux migrants des pays du sud qui fuient les zones de guerres, les dictatures et la famine -en grande partie conséquences de notre système économique et de notre politique extérieure et militaire- mais aussi de sauver l’existence de nous tous, habitant-e-s de cette planète, de sauver la vie sur terre tout court. Rassembler face à ce défi toutes les forces du vivant, humain et non-humain, est devenu une question de vie et de mort. Plus que jamais compte l’ouverture à l’ailleurs, aux hommes et aux femmes dans toutes les contrées du monde, spécialement à ceux qui sont depuis de millénaires en lien avec les forces de la terre, des pierres, des plantes et des animaux, dans une sorte d’alliance à l’opposé d’un rapport utilitaire mortifère. C’est spécialement à eux et à elles que nous devons dire : « Venez, ne nous laissez pas seuls avec ces occidentaux devenus fous ! », ceux et celles qui commencent seulement le dos au mur à saisir la vérité de la prophétie de l’indien Cree : « Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, alors seulement vous vous apercevrez que l’argent ne se mange pas. »

Après des siècles de colonisation arrogante, prétendue incarnation du progrès face aux peuples « barbares », ce sont les anthropologues qui ont commencé à saisir la vraie richesse spirituelle des peuples, appelés maintenant premiers, dans leur exploration de la vie et dans l’expérimentation d’autres formes du vivre ensemble. Karl Polanyi, à la suite des analyses de Marcel Mauss, développa l’idée d’un ordre économique équilibré, se fondant sur le principe du don. Pierre Clastres mit en question l’institution du pouvoir en étudiant les formes de protection anti-pouvoir dans certaines communautés indiennes d’Amazonie. À leur suite le courant d’une « anthropologie anarchiste » (Graeber, Scott et al.) aux Etats-Unis a élargi l’horizon de leurs travaux aux conséquences fatales pour l’humanité de la bifurcation néolithique, de la « domestication » de l’Homme, de la division genrée du travail et l’apparition d’un corps masculin de guerriers voués à la conquête et à la défense de territoires, jusqu’à la fondation des empires et des mégapoles.

Un saut qualitatif dans cette prise de conscience s’annonce aujourd’hui, comme une sorte de mission à l’envers : en 2021 débarqua en Espagne un bateau des Zapatistes venant du Chiapas (Mexique) pour lancer une « reconquête » du vieux continent par le nouveau, par la création de liens avec les mouvements anticolonialistes et anticapitalistes de ces pays. [1]

Dans une orientation similaire, quoique plus spirituelle, se situe l’engagement de Barbara Glowczewski, anthropologue française, vivant depuis les années 1970 entre la France et l’Australie, au pays des Aborigènes. En 2009 elle invita un chamane et anthropologue aborigène, Lance Jupurrurla Sullivan, en France pour une manifestation « Paroles d’autochtones et objets de musée », organisée par le musée des Confluences à Lyon « où il fit une fumigation dans les fondations du musée en construction. » [2] À partir de 2010 elle entretint des échanges réguliers avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et tissa des liens stables avec les occupants du lieu. Là aussi elle invita des aborigènes et il se développa un esprit commun sur la base d’une vision partagée des rapports entre humains et non-humains et de l’ancrage des premiers sur leurs terres.

Barbara n’est pas restée seule dans sa tentative d’établir le lien entre Aborigènes et Zadistes dans la perspective d’une lutte commune pour « réveiller les esprits de la terre » et défendre le vivant. Alessandro Pignocchi, anthropologue et BD-iste, est plongé depuis 2018 dans l’expérience de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et il a invité dernièrement Philippe Descola -avec qui il échange depuis plusieurs années autour de leur terrain commun de recherches chez les indiens Achuar en Amazonie – à visiter ensemble la ZAD. Par la suite ils ont approfondi la confrontation entre leurs approches anthropologiques et l’expérience de la ZAD dans un livre exceptionnel, intitulé Ethnographies des mondes à venir, sous forme d’un dialogue entre eux, avec des dessins intercalés, tendres et imaginatifs où Alessandro fait parler tout aussi bien des mésanges que Macron et ses collaborateurs en pleine conversion écologique. Philippe Descola y décrit son impression de la ZAD comme suit : « …il est vrai que j’ai été frappé durant mon court séjour à la Zad par le fait que les gens qui m’ont accueilli avaient développé vis-à-vis des non-humains un régime d’attention rarement rencontré, sinon chez certains paysans ou parmi des écologues professionnels qui passent le plus clair de leur vie dans la familiarité des plantes et des animaux. » [3] Les Zadistes « lorsqu’ils disent : ’nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend’, l’appropriation change de sens : les humains n’accaparent plus les non-humains dans leurs réseaux, ils en sont une émanation. Pour autant que j’aie bien compris ce qui se passe à Notre-Dame-des-Landes, les occupants de la Zad n’exploitent pas un territoire dont ils aspirent à devenir propriétaires, ils accompagnent par leur pratique un milieu de vie qui a accepté leur présence. » [4]

La vision de la mise en œuvre d’un nouveau rapport entre humains et non-humains et la terre que Philippe Descola découvre chez les Zadistes n’est pas très loin de celui qu’il a étudié chez certains peuples autochtones. L’anthropologie découvre une affinité entre ceux qui contestent l’ordre dominant ici et les victimes de l’ordre colonisateur. Leur lien ouvre un espoir d’enrayer le cours suicidaire du monde.

Un aller et retour : Le boomerang des aborigènes d’Australie

Le peuple aborigène occupe une place particulière dans la diversité des formes de vie ancestrales, plongeant ses racines dans la nuit des temps, occupant seul l’espace de tout un continent jusqu’à une colonisation relativement récente, il y a deux cent ans. Ce peuple n’a pas participé à la bifurcation néolithique. Par conséquent ses formes de production et de reproduction de la vie, ses connaissances de la vie non-humaine et la sagesse de sa vie en communauté ont une valeur particulière pour l’élaboration de nouvelles perspectives.

En outre, leur mythologie a la particularité d’être évolutive. Loin d’un imaginaire transmis de génération à génération sans modifications durant des millénaires, elle est dans un mouvement de permanente reformulation. Elle intègre aussi bien les expériences des migrations ancestrales sur le continent australien, bien avant la colonisation, que la transformation génocidaire de leurs modes de vie sous les coups de celle-ci. Dans leur pratique millénaire de l’imagination poétique et de sa mise en image graphique et colorée, le peuple des Aborigènes a développé sensibilité et maîtrise fines de moyens picturaux, appliquées actuellement dans un nouvel art aborigène, mondialement connu et apprécié.

Ainsi l’enracinement dans la terre des ancêtres et les pouvoirs de l’imagination des autochtones commencent-ils, dans un mouvement à contre-sens de la colonisation du continent australien, à nous ouvrir de nouveaux horizons de réflexion dans notre recherche d’une sortie d’une civilisation dans l’impasse.

De terre à terre

Pour les Aborigènes il s’agit de rester en échange avec la terre dans un mouvement éternel, maintenu en vie et en continuité par une façon d’être au monde dans un exercice permanent de l’imagination et du rêve, à travers des expressions esthétiques, chants, danses, longues marches à travers de vastes territoires du continent -en anglais les walkabout, balisées par la morphologie géologique et la flore et la faune, traces des créateurs-fondateurs. Ce sont ces formes d’exercices esthétiques qui constituent le lien social et la production- reproduction de la vie. Les sphères de la vie sociale, religion, économie, art, ne sont pas séparées et plus ou moins cloisonnées à la manière de la civilisation occidentale. Le monde des Aborigènes est conçu et vécu, pourrait-on dire, comme une « œuvre d’art totale », héritée des créateurs-fondateurs, toujours présents dans les entrailles de la terre. Celle-ci n’exige pas seulement respect et adoration, mais une collaboration active permanente pour réactualiser et continuer la genèse, toujours en train de se faire.

C’est la piste d’un retour à un tel équilibre perdu entre les forces de la terre et les êtres humains et non humains la peuplant qui inspire Barbara Glowzcewski :

« Il s’agit de devenir terre comme territoire, en cristallisant l’esprit un peu païen du ‘nous sommes la nature qui se défend’ ou plutôt ‘nous sommes le bocage qui se défend’ comme les peuples autochtones disent ‘nous sommes le désert, la forêt, la mer, le fleuve, la pierre ou cette source qui se défend’, et pourquoi pas aussi ‘nous sommes telle ou telle zone urbaine qui se défend’ avec ses couches géologiques empilées ? Il reste à essaimer ce désir de devenir territoire, le semer, l’aimer et s’aimer. Toutes les formes de pouvoir qui menacent les attachements entre les humain.es et avec leurs milieux n’arrêteront pas la possibilité d’alternatives de vie.

A la fin de l’été [2020] la ZAD de Notre-Dame-des-Landes accueillait 3000 personnes pour discuter et organiser ensemble, en musique et en rires, la convergence des luttes réparatrices de tous les dégâts en cours…En Australie, en Guyane ou en Polynésie, de plus en plus d’allié.es rejoignent les peuples autochtones qui résistent sans relâche contre la destruction de leurs terres, des forêts, des fleuves et des mers. Partout celles et ceux qui s’assemblent pour vivre la terre et la rêver sont en train d’en réveiller les esprits. » [5]

L’étincelle d’une force d’imagination nouvelle saute d’un continent à l’autre constituant une énergie commune pour un même combat.

DH

Ce texte a d’abord paru dans le 6e numéro de l’excellente Revue L’Ouroboros.

[2Barbara Glowczewski, Réveiller les esprits de la terre, Editions Dehors 2021, p.50

[3Philippe Descola et Alessandro Pignocchi, Ethnographies des mondes à venir, Seuil 2022, p.70

[4Id.p.87

[5Barbara Glowzcewski, op.cit., p.276.

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