Le vertige de l’émeute

Entretien avec Romain Huët

paru dans lundimatin#390, le 6 juillet 2023

Romain Huët est chercheur en sciences sociales, il a notamment publié Le Vertige de l’émeute, de la ZAD aux Gilets Jaunes (PUF 2019), une enquête passionnante et participative au coeur des évènements émeutiers de ces dernières années. Dans cet entretien, il revient sur ses travaux antérieurs afin d’éclairer la vague actuelle de révolte.

Le plus souvent, lorsque les sociologues s’intéressent à la question de l’émeute c’est pour essayer d’en déchiffrer les causes et les « raisons ». Dans votre livre, Le Vertige de l’émeute, de la ZAD aux Gilets Jaunes, vous prenez le contre-pied et tentez au contraire de déplier ce que l’émeute contient en elle-même, d’affects, d’émotions, de rapports à la violence et à la politique. En somme, que l’émeute n’est pas une pure réaction négative mais au contraire, contient une positivité propre. Pouvez-vous pour commencer nous résumer brièvement ce que vous avez tenté de démontrer dans ce livre ?
Ce livre est parti d’une idée assez simple. Il est né en 2016 pendant la Loi Travail. Ce qu’on appelait alors le cortège de tête était intense. Les affrontements étaient nombreux. Et je constatais bien autour de moi, qu’au lieu de susciter de la répulsion, ce cortège attirait toujours plus de personnes. Vraisemblablement, des gens ordinaires le rejoignaient « parce qu’il se passait vraiment quelque chose ». Plus encore, je constatais de la joie, une ambiance festive, une quasi-effervescence collective. Cette atmosphère légère et rieuse contraste avec l’idée que je me faisais de la révolte et de l’épreuve de la rue. La colère, les demandes de justice, le refus du « monde tel qu’il est » sont des épreuves tristes et graves. Elles sont le signe d’une impuissance, d’un monde subi, de vies obligées à être contrites. Et je découvrais assez naïvement que la révolte n’est pas que l’expression du refus devant la vie écrasée. Elle est une « puissance de vie » comme disait Albert Camus (L’homme révolté).

J’ai voulu comprendre ce qui suscitaient ces passions joyeuses chez les participants à une émeute. Et ce fait n’est pas réductible à tel ou tel mouvement social. Lors de la dernière réforme des retraites, j’étais assez saisi de voir l’enthousiasme qui gagnait les manifestants lorsque les dispositifs de la préfecture étaient débordés. Beaucoup expérimentaient leurs premières manifestations. Et je crois bien qu’ils en garderont un souvenir brulant. Ils ont participé à un moment ponctuel et très localisé de mise en déroute du pouvoir. Aux impuissances auxquelles nous sommes bien habitués, les manifestations sauvages donnent cette singulière impression d’inverser les registres de la puissance, de fragiliser les ordres policiers comme si le monde se fendait provisoirement.

La thèse que j’essaye de défendre est assez simple. On a tendance à occulter la qualité affective de l’épreuve que la vie fait d’elle- même au cours de la réalisation d’une émeute. Cette occultation est tout à fait problématique car l’essentiel du sens d’une émeute ne réside pas dans les rationalités qui président au choix de la violence comme moyen politique. Toute la puissance performative de l’émeute et son attrait résident plutôt dans le fait qu’elle éveille des dispositions subjectives particulières tant au cours de l’instant de la violence que dans les sociabilités que les émeutiers nouent les uns avec les autres. Pour s’éviter ce genre d’approximation, il nous faut parler de l’expérience elle-même et de la réalité des émotions qu’elle contient. La scène qu’ouvre l’émeute est sans commun rapport avec nos vies ordinaires enfoncées dans leurs petites contingences, leurs petits riens qui les rendent ternes et sans éclats. L’émeute est le contraire. Elle est exubérance, intensité, et sentiment que le monde est « affecté » par le geste accompli.

Pour le vertige de l’émeute vous avez participé à de nombreuses manifestations émeutières, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, lors de mouvements sociaux et pendant les Gilets Jaunes. Depuis mardi 27 juin, en réaction à la mort du jeune Nahel, une vague d’émeutes s’est répandue dans tout le pays avez-vous eu l’occasion de participer à certaines ?
Dans le cadre de mes études, j’ai participé à une bonne centaine d’émeutes. Évidemment, dès le 27 juin, j’étais attentif à ce qu’il se passait. Le spectre de 2005 est un peu partout. J’ai du mal à tourner le dos à ce qui me parait « faire l’histoire ». Je me suis rendu à Nanterre. J’y suis retourné aussi le 30. Et je reconnais que j’ai rarement participé à de telles intensités. C’est très particulier car les affrontements ont lieu dans des lieux de vie. Ça n’était pas si simple d’être présent. On m’a pris à plusieurs reprises pour un policier. D’ailleurs, au moment d’un des affrontements, les émeutiers couraient un peu partout. Je voyais la police à une centaine de mètres. Je déambulais un peu tranquillement car, à force d’observer les émeutes, je crois que j’ai appris à les lire un peu. J’avais l’air un peu tranquille, trop tranquille. Une jeune fille est venue me voir. Elle me dit : « Tu fais quoi là toi ? Pourquoi tu es zen ? Tu es d’où ? ». Je lui réponds : « Tranquille, je viens en solidarité. Je suis de Paris, je veux juste soutenir ». Elle me regarde un peu en silence quelques secondes, puis l’air un peu convaincu que je n’étais ni policier, ni journaliste, me lance : « Ok, tu viens en solidarité, ben viens là avec nous, on va les tuer ». Je ne l’ai pas accompagné et ils n’ont tué personne, assurément.

Je crois qu’il y a là un fait particulier à toutes les émeutes lorsqu’on y participe pour la première fois, comme cette jeune fille. La colère se mêle à l’ivresse. Ils savent bien qui sont leurs ennemis. Ils en font l’expérience quotidienne depuis tout le temps. Mais ce soir-là, les registres de la puissance sont inversés. Ils s’autorisent ce qu’ils s’interdisent ordinairement. Alors, ils allaient vers la police, les insultaient, leur balançaient quelques pierres et cocktails molotov. Certains leur tiraient des feux d’artifice. Puis, ils couraient, vite, très vite. Ça n’était que des petits groupes, ce qui les rend difficile à canaliser par la police. Vraiment, la colère se mêlaient avec le jeu. Il y avait comme un caractère ludique, un amusement. Et puis, tout le monde soutenait. Une dame descend de son immeuble, plein de masques dans les mains qu’elle distribue aux émeutiers qu’elle croise. D’autres ouvrent les immeubles pour abriter les émeutiers en dangers. Et beaucoup assistent au spectacle, téléphone à la main, l’air un peu sidéré et amusé, pour filmer la mise en chaos de leur monde. Il se passe quelque chose. C’est rare quand il se passe quelque chose, quand l’ordinaire est renversé. Et je peux vous dire que personne n’avait vraiment envie de rentrer chez soi. C’est comme si tout était un peu irréel et jouissif en même temps. C’est ça l’émeute. Elle met en déroute le monde. Elle autorise aux excès en tout genre. Elle montre que l’immuable, ce monde inchangé et hors de portée, devient soudainement affolé. Et ce vertige que j’ai constaté dans d’autres scènes est à peu près le même. L’impression d’intervenir sur le monde, de le toucher et de l’affoler, ça saisit intérieurement quelle que soit la pertinence, la durée et les effets du geste.

Dans votre livre, vous décrivez l’émeute comme un événement à la fois singulier et commun. Pourtant, il existe tout de même des « topographies » et des formes assez distinctes. La défense de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le soulèvement des Gilets Jaunes ou les débordements d’un mouvement social n’ont pas nécessairement procédés des mêmes logiques ni des mêmes modes opératoires. Evidemment, il n’y a pas nécessairement de stratégies émeutières conscientes et centralisées qui précèderaient l’évènement mais il y a toujours une intelligence propre à l’émeute qui s’adapte au terrain et aux circonstances. Comment décririez-vous la vague d’émeutes actuelle en comparaison de celles que vous avez observées par le passé ?
Les émeutes ont toujours leurs déterminations politiques. Ce qui caractérise un émeutier, qu’il soit habitué du fait ou qu’il s’agisse de sa première expérience, c’est qu’il est toujours rattrapé par le monde. Les émeutes s’improvisent énormément. Certains pensent édifier de solides stratégies, font quelques plans, mais en réalité, les émeutes les plus spectaculaires sont celles qui parlent aux nerfs. Alors, oui, à la ZAD, il y a un territoire à défendre, un projet contre lequel il faut s’opposer. Pour les gilets jaunes, il y a l’idée que le monde est sacrément mal fait et qu’il faut que toutes ces vies abimées soient reconnues et autorisées à vivre vraiment. Pour les retraites, il y a un mot d’ordre limpide. Et ces émeutes que l’on vit depuis quelques jours ne sont pas préméditées. On n’y trouve aucun « professionnel du désordre » qui, a priori, sont soit occupés à autre chose, soit frileux car ils peinent à saisir ce qui les déborde aussi. Mais le message politique est d’une telle clarté. La relation avec la police est leur relation quotidienne. Ils n’ont pas attendu les gilets jaunes pour en faire l’expérience. « La police, putain de fachos, mais venez donc » hurlait un vieux, à Nanterre, assis sur un banc et qui se donnait pour principale tâche d’haranguer les jeunes, de maintenir l’intensité. Quand la vie est à ce point méprisée, quand on constate aussi limpidement que les existences n’ont pas d’importance, que certaines sont niées, qu’on peut laisser mourir ou directement tuer, il n’est pas si étonnant que cela produise un scandale et qu’on ne s’en accommode pas. Le scandale de la mort de Nahel n’est que l’illustration de quelque chose qui va de soi, dont on a l’habitude, qui se prévoit. Sauf que là, les images sont sans équivoque. Même Alain Duhamel le reconnaissait. Je vais vous dire une chose qui pourrait vous déplaire, mais là, leurs réactions sont plus viscérales, plus authentiques. C’est bien toutes ces énergies bloquées par l’écrasement quotidien de la vie qui se déverse. Alors, oui, ça ne « s’organise » pas, ça ne discute pas des seuils d’intensité, ça ne délibère pas, ça s’exprime. Et de ce point de vue on voit vraiment la différence entre l’intérêt vital à lutter et le sentiment qu’il faut lutter. Il y a quand même une différence nette entre la lutte organisée et celle qui émane d’une énergie, trop longtemps contenue, qui déborde.
En France, lorsque des émeutes éclatent, le commentariat se divise en deux grandes postures. La première, que l’on qualifiera vulgairement de ’de droite’ consiste à criminaliser les actes et leurs auteurs supposés en leur prêtant une rationalité exogène à celle de ’La République’ (quand les protagonistes sont majoritairement blancs) ou de ’La France’ voir de la civilisation occidentale (lorsque les protagonistes supposés sont perçus comme non blanc). La seconde, de gauche, consiste à formuler une sorte d’empathie pour les conditions objectives des protagonistes tout en décrivant leurs pratiques comme non-politiques, immatures voire auto-destructrices. Les premiers tentent d’extraire les émeutiers de l’espace social pendant que les seconds tentent de les y récupérer. En quoi selon vous, les milliers de jeunes qui harcèlent la police, saccagent les commissariats, pillent les temples de la marchandise et brûlent les bâtiments publics révèlent une puissance politique ?
C’est effectivement ainsi que se polarisent les débats. La position de droite est cohérente. Le réel ne les surprend pas. À gauche, cette empathie n’est pas loin de me filer la nausée. C’est une empathie parfaitement sans effet. Il se mélange une fétichisation des quartiers, dont on espère toujours que c’est le sujet révolutionnaire par excellence, et la méconnaissance concrète de ce monde. Et quand le chaos commence à être véritable, les réflexes de l’ordre reviennent vite. Je crois que ces récupérations demeureront, comme leur empathie, sans effets. On ne s’improvise pas « allié ». C’est une construction patiente et laborieuse. Très sincèrement, je ne suis pas certain que ces émeutes traduisent une grande puissance politique. Elles expriment une détresse, un désarroi, un monde inacceptable. Les lendemains vont être lourds pour tous ces insouciants qui ont cru que tout était possible dans le monde pendant quelques nuits : piller, affronter la police. Ils vont faire une expérience franchement douloureuse : la réponse du pouvoir. Par contre, la puissance véritable, c’est de se réinscrire dans le monde, de faire effraction dans les scènes d’audition politique. Mais j’aimerais vous poser une question. Êtes-vous surpris par ce qu’il se passe ? Apprenez-vous quelque chose sur les conditions de vies dans ce qu’on n’a pas trouvé de mieux que d’appeler les « quartiers périphériques » ? Y-a-t’il eu un moment où, soudainement, le monde était mis en lumière et où il y avait quelque chose à penser ? Tout le monde sait bien qu’il y des masses de matières explosives. On les regarde avec un l’œil du « juge », avec « empathie », avec « espoir ». Quelle que soit la nature de ce regard, on assiste à des corps qui se redressent, à des vies qui « réclament » des vies offertes à la densité. L’émeute donne précisément cette sensation : que le monde s’ouvre et qu’enfin, il est possible de faire reconnaître ce que chacun sait déjà : ce monde est verrouillé.

Revoir le lundisoir avec Romain Huët à propos de son livres : De si violentes fatigues, les devenirs politiques de l’épuisement quotidien.

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