À Prague, 70 000 manifestants lancent un ultimatum au gouvernement

Comprendre la révolte contre la vie chère en République tchèque

paru dans lundimatin#350, le 12 septembre 2022

Samedi 3 Septembre dernier, 70 000 personnes se retrouvaient dans les rues de Prague pour protester contre l’OTAN, l’inflation, la flambée des prix de l’énergie et lancer un ultimatum au gouvernement : la foule lui laisse jusque au 17 septembre pour démissionner.

Dans leurs colonnes, nos confrères de Contre-Attaque soulignaient l’ambiguïté d’un mouvement appelé tant par le parti communiste tchèque que par l’extrême-droite mais aussi la nécessité de ne jamais abandonner la rue aux fascistes. Ce texte que nous publions essai d’inscrire cette mobilisation, dont on peut avoir du mal à saisir les enjeux depuis la France, dans le contexte historique, politique et sociale de la République tchèque. Si l’on peut s’attendre à une multiplication des révoltes en Europe ces prochains mois et années, il est crucial d’être attentif à leurs singularités comme à leurs développements.

Je suis franco-tchèque, né dans une petite ville moyenne du nord de la Bohème et j’ai régulièrement l’occasion de revenir dans mon pays pour rendre visite à ma famille [1]. Lors d’un passage de quelques mois à Prague pour pratiquer mon tchèque, j’ai eu l’occasion de participer à la manifestation de soutien à l’Ukraine. La place emblématique de Venceslas, qui fut foulée des pas lourds des nazis du IIIe Reich, des tanks russes de l’Union Soviétique en 1968 puis du peuple tchécoslovaque libre de Novembre 1989, a de nouveau vécu plusieurs moments historiques cette année. Le rassemblement pour l’Ukraine de plus de 80 000 personnes en Février a été un évènement fort en émotions d’un point de vue personnel, matrice de tensions dramatiques, difficile à vivre lorsque l’on rejette par principe le nationalisme. Le rappel de l’invasion russe, l’Histoire tragique de la Tchécoslovaquie que l’on me conte depuis petit et sur laquelle je continue à me documenter régulièrement, est un scénario partagé avec l’Ukraine. Il était difficile de rester insensible aux slogans anti-Poutine et surtout aux chants patriotiques tchèques, qui eurent une toute autre résonance à ce moment précis. Ce fut à la fois un plongeon dans le passé et un beau geste de solidarité.

La manifestation du 3 Septembre 2022, je n’y ai pourtant pas participé. Par manque de temps et par obligation familiale j’ai dû ranger le bois pour l’hiver avec mon grand-père dans les
Krušné hory, montagnes des sudètes parsemées d’immenses sapins, de myrtilles et d’anciennes mines désaffectées. Je me suis aussi dit que si j’avais eu envie d’y aller je l’aurais fait, mais j’éprouve tellement un sentiment de déception vis à vis de la contestation tchèque aujourd’hui que je me suis dit qu’il n’allait rien s’y passer. Peut-être suis-je trop habitué au débordement à la française et à se qu’il se « passe un truc  » dès que je vais en manif. Je me dit également que l’histoire est incontrôlable et que tout peut se jouer à n’importe quel moment, y compris dans un pays aussi pacifié que la Tchéquie.

J’ai toujours été très intéressé par l’histoire politique de la Tchéquie (par extension celle de la Tchécoslovaquie) et sa situation politique actuelle. J’ai pu rencontrer des milieux de lutte politique comme dans les squats ou des locaux anarchistes et voir ce qu’il pouvait ainsi exister comme agitation révolutionnaire ici. Je pense qu’il existe beaucoup d’a priori de la part des révolutionnaires gauchistes et autonomes français vis à vis des pays ex-communistes comme la Tchéquie ; et la manifestation du 3 septembre qui paraît complètement confuse avec cet ensemble contradictoire de Partis-politiques-droite-et-gauche peut paraître déstabilisante dans notre grille de lecture politique. Lecture qui peut aussi bien tomber dans une vision un peu trop gilet-jaunesque des évènements à l’extérieur et qui pourrait prétendre à l’émergence d’un scénario insurrectionnel français comparable en R.Tchèque. Donc voici quelques réflexions, un peu bordéliques, qui partent de ce qu’il s’est passé ce premier week end de Septembre.

Le Communisme, c’est l’URSS

Premièrement, j’ai l’impression qu’il y a plusieurs choses à prendre en compte entre ce qui se passe ici en République Tchèque et ce qui peut être vu de l’étranger. Je ne remet pas en question l’analyse du paysage politique de cet évènement car il était plutôt clair publiquement, mais j’estime qu’il faut faire un pas de côté vis à vis du mouvement des gilets jaunes et de la gauche en France.

Avec les gilets jaunes, la gauche française a été enterrée, elle n’impulse plus les mouvements sociaux comme autrefois et n’arrive pas à les canaliser. On aurait tendance à penser que la situation de décomposition de cette gauche se réaliserait aussi dans l’entièreté des pays occidentaux, comme la Tchéquie qui s’est toujours vue comme un pays très à l’Ouest. Pour contextualiser, en Tchéquie comme dans de nombreux pays d’Europe centrale qui ont vécu sous le joug de l’Union Soviétique et que l’on a bien malheureusement appelé « Pays communistes », les mouvements sociaux sont considérés très différemment par la population, et la couleur politique est souvent un indicateur pour de nombreuses personnes à rallier telle ou telle opinion. En effet, cela peut paraître ridicule pour nous qui revendiquons notre appartenance historique aux mouvements communistes révolutionnaires du XXe siècle mais la seule vision d’un drapeau rouge à la faucille et au marteau hérisserait n’importe quel tchèque ayant vécu la dictature. Il était déjà compliqué de parler de communisme en France sans passer pour un stalinien, imaginons en Tchéquie. L’anti-communisme, souvent accompagné d’un anti-russianisme viscéral, prend pour racine historique l’arrivée des chars russes à Prague en 1968 (évènement traumatique qui est abondamment relayé, autant dans les familles à leurs enfants que par les ministres tchèques, surtout avec la guerre en Ukraine) et le gâchis de ces quarante années de dictature. Pour les tchèques, en particulier ceux de plus de 30 ans et qui sont nés avant la «  Révolution  » de 1989, le communisme c’est l’URSS (n’en déplaise à la phrase du Comité Invisible que je soutiens tout de même ardemment), et par extension, la Russie de Poutine qui entretient encore une imagerie soviétique conquérante (pour ne pas dire impéraliste) avant et pendant la guerre actuelle en Ukraine.

Depuis la fin du « communisme » en Tchécoslovaquie et la séparation des deux pays en 1993, l’imaginaire du mouvement social comme Révolution/Destitution des représentants et des institutions politiques est plutôt mal considérée car le putsch des communistes de 1948 est resté aussi dans les têtes comme un évènement qui a empêché à la Tchécoslovaquie de finaliser le processus de Libération après 1945. (Fascisme National-Socialiste puis Stalinien). Les gouvernements successifs entre 1948 et 1968 puis la normalisation de 1968 jusqu’à 1989 ont imposé à la société tchécoslovaque la permanence d’un imaginaire soviétique du socialisme de mouvement. Le discours dominant de la victoire sur la fascisme et l’âge d’or du socialisme en fait partie. Les évènements festifs qui se déroulaient chaque année pour commémorer la victoire de l’Armée Rouge sur le nazisme ou l’anniversaire de l’assassinat par les nazis du résistant communiste Julius Fučík ont perpétué l’utilisation de banderoles à bâtons aux slogans à la gloire du socialisme, comme on pouvait aussi en voir dans les manifestations de la « gauche »française. Je pose ce mot entre guillemets parce que la gauche de 1968 n’est pas la même que celle de 1981, et à l’intérieur de ces gauches se déploie une diversité d’actions et de positions politiques, contrairement à la Tchécoslovaquie où le socialisme était une idée dominante au sein de l’appareil étatique et dans la société.

La domination des figures

Je comprends que l’idée de voir apparaître une révolution à l’échelle européenne soit des plus séduisantes, néanmoins je pense qu’il faille analyser avec plus de recul ce qu’il se passe ici. Certes, il existe un réel point commun entre ce que peuvent vivre les tchèques avec l’augmentation du coûts des denrées alimentaires, des produits d’hygiènes etc. et le reste de l’Europe. Certes, les conditions d’exploitation par le système capitaliste sont aussi identifiables dans les autres pays, encore plus quand on voit à quel point la Tchéquie a subi le choc et l’essor en accéléré du capitalisme pour rattraper son « retard politico-économique » et ce que l’ouverture au capitalisme, aux entreprises de l’Ouest et aux supermarchés occidentaux ont dégagé comme aura considérable pour ces nouveaux client.e.s de l’Est (Voir le film Český sen sur la création d’un nouveau faux supermarché discount et l’engouement métaphorique des tchèques).

Il n’en reste pas moins que cet « Occident » reste encore très fragmenté et le rideau de fer n’est encore pas si loin dans l’histoire politique européenne. A tel point, que cette force traditionnelle de gauche, celle qui pourrait le plus se rapprocher des partis politiques ouvriéristes « révolutionnaires  » de l’avant seconde guerre mondiale ou même d’un Parti Socialiste à la sauce tchèque n’ont jamais vraiment existé après la chute du bloc soviétique. Le paysage politique d’avant 1989 a été chamboulé et a laissé place à des partis libéraux dominants, des sociaux-démocrates à la droite dure. Le Parti communiste dilapidé, s’est disloqué pour réapparaître en tant que Parti Communiste de Bohême et Moravie (KSČM) et a toujours été minoritaire aux élections. Il n’est d’ailleurs plus représenté au Parlement ni au Sénat, ayant fait le pire score de son histoire : 3,6% aux élections législatives de 2021. Bien évidemment, ce serait réducteur de penser que l’ambiance politique d’un pays se réduirait à son paysage électoral. Mais la population tchèque a autant été influencée par l’imagerie des personnalités politiques d’avant 1989 que celle, démocratique, incarnée par Václav Havel après la «  Révolution  », il est alors difficile d’évoquer un contre-pouvoir du peuple lui même, qui pourrait agir sur son avenir et donc proposer un gilet-jaunisme à la tchèque. La démocratie représentative et pluraliste a une légitimité encore assez importante pour les tchèques. Étant de plus apparue il y a à peine 33 ans, elle ne s’est pas autant étiolée que dans les autres pays de l’Ouest. Il suffit de voir les panneaux publicitaires de chaque Parti pour la prochaine campagne présidentielle pour comprendre l’importance de la représentation, avec des visages en 15m de haut sur 10 mètres de large.

Le Péril Rouge

On peut tout de même souligner que la gauche révolutionnaire existe aussi différemment en Tchéquie depuis la fin du communisme. En lien avec l’émergence des organisations autonomes et antifascistes en RFA puis dans l’Allemagne réunie, ce sont de multiples collectifs qui naissent en Tchéquie, que ce soit dans les mouvements de solidarité aux populations roms, aux personnes réfugiées, à travers des squats politiques (De Milada jusqu’à Klinika), des centres sociaux anarchistes comme Alerta à Most ou Salé à Prague et de manière plus réduite aujourd’hui dans les lieux comme Prostor 39 avec les luttes queers ou le nouveau local anarchiste praguois Zdena. L’antifascisme et l’anticapitalisme ont eu leurs heures de gloire pendant les années 90 contre les activités des néo-nazi.e.s anti-roms (plusieurs personnes roms seront tuées par des fascistes pendant la décennie et subiront leur terreur) et lors du contre-sommet émeutier contre l’OTAN en 2003 à Prague. Il est néanmoins aujourd’hui difficile pour ces îlots libertaires de pouvoir influencer quelconques mouvements sociaux car il n’existe pas de « terreaux » politiques susceptibles d’inviter à une protestation qui dépasserait l’insuffisante indignation générale. Les tchèques ont toujours très peu manifesté et il n’existe pas une culture de la contestation comme en France (sûrement dû au rejet de tout type d’action ressemblant de près ou de loin au péril rouge). Je pense aussi que ces milieux naviguent dans un entre-soi plutôt résigné ainsi qu’un mode politique hors-sol avec la situation du reste de la population. A la suite de nombreux incendies de voitures de police et de l’émergence d’un mouvement anarchiste squatteur assez puissant dans le pays, le gouvernement lance en 2015 une vaste opération policière appelée Fénix contre le mouvement et de nombreux.se.s militant.e.s sont emprisonnées. Au moment où le mouvement squat arrivait à fédérer pendant de nombreuses années contre la spéculation immobilière et l’augmentation des loyers, la répression policière et les attaques des néo-nazi.e.s (comme plusieurs fois contre le centre social Klinika) ont mis un arrêt à la constitution d’un camp révolutionnaire solide. Avec l’expulsion de Klinika en 2019, le mouvement s’est dilué dans des activités associatives queers éparses, des cantines Food not Bombs, des organisations de concerts antifa ou par la création du récent local Zdena à Prague où il semble rester quelques révolutionnaires et anarchistes.

Actuellement, je ne suis pas sûr que ce camp progressiste éparse (anarchistes, queers, antifa, vegans radicaux et artistes alternatifs) ai porté une quelconque attention collective à l’émergence d’un mouvement pluriel et contradictoire de contestation du pouvoir en place comme le 3 Septembre.

Désordre fasciste et Ordre policier

Je tiens aussi à revenir sur les quelques désordres qui ont pu avoir lieu en Europe depuis deux ans. Nous avons vu les images des émeutes aux Pays Bas ou en Suède contre le confinement qui sortaient de l’ordinaire. Des pays où des traditions émeutières étaient presque inexistantes et où l’ordre et le contrôle social sont très normalisés. Je pense qu’on s’attendait aussi à ce que le reste des « pays de l’Est » s’embrasent à leur tour. Ça n’a pas été le cas. Alors j’ai quand même jubilé quand en Octobre 2020 une manifestation contre le confinement à Prague dégénéra en émeute et la police tchèque enfin désignée comme les chiens de garde de l’ordre sanitaire. Ceci jusqu’à prendre un peu de recul, comprendre que les rioters présent.e.s étaient quelques supporteurs de football et de hockey sur glace néo-nazi.e.s et que pour une fois ces hooligan.e.s avaient pris quelques libertés pour se retrouver en dehors des abords du stade pour se battre contre leurs ami.e.s flics.

Les forces traditionnelles de droite ont quelques fois du mal à canaliser le mouvement qui les soutiennent. Cela s’est aussi réalisé à maintes reprises lorsque de fervent.e.s soutiens d’ANO, le parti libéral conservateur d’Andrej Babiš (Ancien président du gouvernement mis en cause dans les Pandora Papers, milliardaire et accusé d’avoir fait parti du STB, la police politique du défunt régime communiste), frappaient leurs opposant.e.s réuni.e.s à l’extérieur contre leurs meetings.

J’ajouterais que la question de la violence politique n’est un débat en cours en Tchéquie ni dans les milieux politiques progressistes ni dans les médias, et que le sentiment anti-flic n’est pas très répandu dans la population tchèque blanche. L’aversion à l’égard de la police existait bien pendant le communisme mais la police étant devenue démocratique il n’y avait donc plus aucun souci à se faire. Les émissions comme Policie v akci (Police en action) de la chaîne de télévision Prima mettant en scène des interventions policières à la manière d’Enquêtes d’Action sur W9 (mais en plus soft, il s’agit de coffrer le petit voleur de supermarché ou celui qui traîne un peu trop près des enfants dans les parcs), ou encore les animations pour enfants organisées par les flics dans les villes moyennes sont très populaires et entretiennent la confiance de la population envers la police.

Marasme et réveil politique

Un journaliste de Hospodářské Noviny (centre droit) écrit :

« On peut estimer que dans les pays où la tradition des protestations violentes existe, la situation risque de devenir dramatique. Mais la mentalité de la population tchèque est différente. D’autant plus que les Tchèques, contrairement à leurs confrères occidentaux, ont connu une alternative au système politique actuel. Le marasme et la pénurie de l’époque communiste ne se sont pas encore effacés de la mémoire collective. S’il y a en Europe une révolution, la Tchéquie sera la dernière à la joindre. »

C’est un peu malaisant de citer un journal de centre-droit, mais en mettant un peu de côté notre égo d’extrême gauche, avec toute la critique que l’on peut avoir de son analyse dramatique des situations révolutionnaires (et qui ne nous intéresse que très peu), je pense sincèrement qu’un.e tchèque peut facilement se reconnaître dans cette analyse caricaturale.

Je rajouterais que ce marasme et cette peur des pénuries sont constitutifs de la psychologie de la société tchèque dans son ensemble et qu’elle s’est diluée dans la résignation plutôt heureuse de l’abondance du système capitaliste. Le problème aujourd’hui est que le peuple tchèque en voit de plus en plus rapidement les limites mais s’enfonce dans cette philosophie du marasme. J’estime qu’il faudra peut-être encore une nouvelle génération pour voir apparaître de nouvelles formes de pensées politiques qui arrêteront de sonner la cloche de la Dictature Soviétique lorsqu’on parle de révolution et de communisme. On peut supposer que la manifestation du 3 septembre témoigne de ces prémisses de la jeunesse qui se politise.

Les Roms comme ennemis de l’intérieur

Je voudrais aussi parler de la situation des Roms en Tchéquie car il me semble que c’est un point clé pour comprendre la difficile inclinaison à une situation révolutionnaire ici.

La communauté des Roms tchèques, généralement appelée Tzigane et aujourd’hui largement sédentarisée, subit la violence de la police, ségrégation systémique et nombreux.se.s vivent dans des ghettos et des blocs d’immeubles précaires. Très mal représenté.e.s dans la société tchèque, iels sont régulièrement un sujet de crispation identitaire pour de nombreux.se.s tchèques blancs qui les considèrent comme sources de nombreux maux (criminalité, saleté etc.). Il n’est pas difficile au détour d’une conversation avec un.e tchèque d’avoir à entendre d’horribles insultes à l’égard des Roms. Le président de la Tchéquie lui-même, Miloš Zeman, a régulièrement émis des propos scandaleux, notamment quand il refusa récemment, pour des raisons économiques, le démantèlement d’une porcherie autrefois camp de concentration pour Roms.

L’histoire tchèque est marquée par le racisme depuis longtemps, la communauté Rom ayant subi les déportations massives de la Seconde Guerre Mondiale jusqu’à des stérilisations forcées pendant la période communiste. La haine envers les Roms ne date pas d’hier et est donc marquée par une frontière très nette avec la société tchèque blanche (très peu de métissage), ceci malgré les politiques d’aide sociale et d’insertion de la communauté qui ne font que vitrine publique de bonne conscience et ne tiennent aucun rapport de force face aux discours polémiques et publiques sur les Roms. Je pense que cette division de la société tchèque entre Roms et Occidentaux tchèques ainsi que l’ultra-visibilisation de l’histoire nationale blanche tchèque au détriment de celle de la communauté Rom qui a co-existé a entraîné une violence systémique et sociale presque indépassable. Le Rom est l’ennemi intérieur, une minorité non considérée comme tchèque et qui sert souvent de bouc émissaire pour démontrer la dégradation du pays. C’est aussi pour cela qu’il existe également une opinion très défavorable contre les migrant.e.s (comprendre noirs et arabes) et l’Islam, à l’image de ce qui peut être tenu comme discours dans la Hongrie de Viktor Orban, et alors que la Tchéquie fait partie des pays où le nombre de réfugié.e.s est le plus bas (certainement parce que le pays n’est pas vu comme un eldorado de stabilité économique et sociale où l’on peut vivre sans être regardé.e de travers). Une tendance qui s’est bien entendu renversée avec la guerre et l’afflux de nombreux.se.s réfugié.e.s ukrainien.ne.s. Celleux-ci passant mieux auprès de la population tchèque par l’histoire conflictuelle commune avec la Russie et leur blanchitude occidentale.

Il faudra bien que la détresse mentale du racisme soit dépassée un jour, pour qu’une situation révolutionnaire émancipatrice puisse éclore ici.

Droite anti-système ou gilet-jaunisme révolutionnaire ?

Revenons sur les gilets jaunes. Alors oui, le mouvement des gilets jaunes en France fut infesté par l’extrême droite à ses débuts et oui, le camp révolutionnaire, de l’extrême gauche aux autonomes, a eu du mal à se sentir en faire partie. Et oui, la rencontre entre des gilets jaunes fraîchement politisé.e.s et si diversifié.e.s et des révolutionnaires convaincu.e.s a été encore plus belle et plus conflictuelle que ce que l’on pouvait imaginer.

Mais ce qu’il s’est passé ce samedi 3 septembre à Prague, où l’on retrouve un mélange inédit et incohérent d’organisations que tout oppose n’est, je pense, pas la faute d’une gauche qui aurait été incapable de tenir un discours sur l’impérialisme et l’OTAN comme en France avec la contestation du prix de l’essence et la précarité des classes moyennes par les gilets jaunes. Avec tout ce qui a pu être dit depuis le début de cet écrit, je ne pense pas que l’on puisse statuer sur une prétendue responsabilité d’une gauche imaginaire. Alors peut-être serait-ce la responsabilité du mouvement anarchiste, des queers, du milieu artistique alternatif, de ne pas avoir participé publiquement à ce rassemblement et de pas avoir proposé à la protestation en cours un discours sur l’impérialisme ? Je ne crois pas qu’il faille avoir des attentes vis à vis d’un mouvement de gauche tchèque qui nous ressemble dans nos évidences politiques. Je ne pense pas non plus que les gens qui sont venu.e.s sur la place sont mu.e.s par un discours unilatéralement pro-poutine et d’extrême droite mais plutôt par un ras le bol émotionnel vis à vis de la classe politique : que ce soit d’un président malade en fauteuil roulant qui tient à bout de bras le pays et laisse le soin de gérer les affaires à son pantin Fiala haï de tous, des multiples affaires de corruption de ces dernières années avec le système Babiš et de la désillusion face aux politiciens et à l’Union Européenne. Mais également l’augmentation considérable des prix qui ne concorde pas avec le salaire moyen à 1380 euros, de la hausse des prix du logement et de l’énergie.

Je peux néanmoins concéder que l’aspect public de cette manifestation paraît plus que troublante quand on aperçoit l’extrême droite du SPD et les communistes du KSČM appelant à manifester contre le gouvernement. Je peux répondre que lorsque le KSČM a organisé une dernière manifestation contre le gouvernement ils n’étaient que 250 personnes sur la place et que le SPD ne représente que 10% des votes aux dernières élections. Mais la vraie question est : qui a réellement fait le geste de connaître la composition de la foule et les raisons pour lesquelles elle s’était réunie ce samedi sur Václavské náměstí  ? Et pourquoi une partie des 80 000 personnes manifestant cette année contre la guerre en Ukraine à Prague et Brno ne se serait pas aussi présentées ce samedi 3 Septembre ?

En France, on a dit, surtout avec le mouvement contre le Pass sanitaire, que faute de vraies oppositions sociales, des mobilisations confuses surgissent et qu’il fallait palier au déficit. La radio-journal libérale Radio Prague, dans un article titré : « Agitation sociale ou même « révolution » ? Une éventualité peu probable en Tchéquie  », prétend que « seuls des groupes anti-système obscurs entendent manifester leur mécontentement. ».

Je pense que se laisser aller au discours de la confusion serait de prétendre que le discours anti-système est une fin en soi chez les gens. Je pense que l’on confond celleux qui organisent un appel avec celleux qui participent. Les gilets jaunes ont eu le contexte français, les tchèques le contexte tchèque. Je ne suis pas si sûr qu’une contestation aussi populaire et insurrectionnelle qu’en France puisse advenir en Tchéquie avec tout ce que j’ai pu déjà exposer. Je ne suis pas sûr non plus que ces tchèques du 3 septembre se laissent balader encore longtemps par la tribune, mais comment ? Qu’est-ce qui mettrait le feu aux poudres ? Quels seraient les imaginaires révolutionnaires brandis pour désirer une Révolution sans velours alors même que les mots Communisme et Révolution dégoûtent encore ?

Je pense qu’il est nécessaire de décentrer notre histoire insurrectionnelle française des autres pays européens - comme la Tchéquie - afin de mieux saisir les enjeux, et comprendre les manières d’agir du peuple tchèque. L’histoire des Révolutions est aussi l’histoire d’un moment, d’un évènement. Il y a de ces moments politiques qui échapperont toujours à l’analyse mathématique du militant. Et se retrouver à plus de 70 000 à Prague comme cela n’était pas arrivé depuis longtemps, n’est-ce pas autre chose que de la confusion finalement ?

F.

Liens  :

Opération Anti-terroriste Fénix :

https://antifenix.noblogs.org/

Article sur la manifestation contre la guerre en Ukraine :

https://francais.radio.cz/gloire-a-lukraine-une-maree-jaune-et-bleue-a-prague-aussi-8743377

« Réflexion » sur la révolution en Tchéquie :

https://francais.radio.cz/presse-agitation-sociale-ou-meme-revolution-une-eventualite-peu-probable-en-8760358

Pour une histoire contre-hégémonique et passionnante de la Tchécoslovaquie :

Le livre Gottland du polonais Mariusz Szczygiel

Histoire des Roms tchèques : https://romove.radio.cz/fr/article/1867

[1Ceci à été écrit spontanément lors d’une soirée pluvieuse en pays sudète.

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