Le propriétaire face au pillage, le pilleur face à la propriété

paru dans lundimatin#390, le 6 juillet 2023

« Propriétaire » est le nom qu’on donne en général à un certain type de forme de vie. Il décrit un rapport au monde qui procède par absorption et identification et non pas par appartenance : le propriétaire est ce qu’il possède et ce qu’il possède le constitue. Le propriétaire n’a pas un jardin avec une haie, il est le jardin et la haie, et les oiseaux qui y nichent, et les fleurs qui y poussent.

Si tu marches sur ma pelouse, c’est sur mes pieds que tu marches. Sors de chez moi ! La pelouse est tondue comme la barbe est rasée chaque matin et l’allée est parfaite comme la cravate est bien mise. Le propriétaire n’a pas une voiture, il est la voiture. C’est tout naturellement qu’il lui est insupportable qu’elle soit dégradée, car c’est à son intégrité même qu’on attente. Ce n’est pas juste parce qu’il est pénible de devoir appeler l’assureur. Le propriétaire n’a pas une moto/femme/pizza/brouette, il est la moto/femme/pizza/brouette, et si la moto/femme/pizza/brouette lui est soustraite alors c’est un de ses membres qu’on lui ôte. Plus que la perte de l’usage du bien c’est le constat effrayant qu’il est, en fait, possible d’être amputé d’une part de soi, ou pour le dire autrement c’est une certitude inconsciente — et à vrai dire, infondée — qui s’effondre : il n’y a pas de continuité immuable entre la possession et le possesseur.

L’une des principales caractéristiques du propriétaire c’est qu’il n’atteint jamais la satiété. Car la propriété n’est pas un rapport à l’avoir mais un rapport à l’être, le propriétaire opère des projections sur ce qui n’est pas lui. Il y a souvent une logique défensive dans l’extension du propriétaire. Jusqu’au talus tout est sous contrôle, mais pour être sûr que le tracteur du voisin ne risque pas de l’araser par mégarde ou malveillance, il faudrait aussi avoir le champ au-delà du talus, c’est plus sûr. Pour assurer l’intégrité du propriétaire-propriété, il convient, c’est bien la moindre des choses, d’absorber la frontière. Et tel Akira, le propriétaire avance par absorption constante jusqu’à rencontrer une force opposée : celle de sa propre limite — c’est-à-dire la mise en danger de l’intégrité du propriétaire-propriété en raison de moyens trop faibles — ou celle imposée par un autre propriétaire — c’est-à-dire l’installation d’un rapport de force plus ou moins équilibré entre deux propriétaires-Akira.
À ce stade, il y a au moins deux façons de vivre la propriété, celui du petit propriétaire qui est le mode défensif de celui n’a pas les moyens de l’extension mais saura trouver les arguments de sa défense, et celui du grand propriétaire qui est le mode offensif de celui n’aura de cesse de faire pression sur les propriétaires adjacents pour les absorber, les amenuiser, en tout cas pour ne jamais se résigner à n’être qu’un petit soi. La frustration est l’un des affects du propriétaire brimé. (Il y aurait beaucoup plus à en dire.)
En ville, la densité des propriétaires rend les zones de contacts, et donc de confrontations, plus nombreuses, alors il faut parfois étendre les formes de la propriété : on prend en charge la fête des voisins, le club de foot du quartier, une responsabilité dans l’entreprise, au syndicat, à l’église, comme on acquiert un petit bois ou un garage, c’est l’espace qu’on trouve pour l’extension de soi, l’espace qu’on sature. On ne compte plus les petits-chefs, plus ou moins déclarés, parfois sympa, qui ont leur chasse-gardée dans la vie des collectivités. Car, la propriété peut aussi être abstraite, puisque le bien matériel n’est qu’un aspect secondaire, un réceptacle de l’identité du propriétaire. C’est même l’une des choses qui fait que les très grands propriétaires sont des acquéreurs de l’art : un Van Gogh, un Klimt ou un Manet assurent plus l’unicité du propriétaire qu’une énième maison inhabitée (de cela aussi il y aurait beaucoup plus à en dire).
Ainsi, au-delà de la propriété matérielle — limitée en ville, on le sait — le propriétaire-Akira cherche des positions sociales qui lui permettent d’étendre sa prise sur le monde. Ainsi, la bibliothèque, le tabac, l’école, l’épicerie, offrent des positions qui assurent plus de possibilités de l’extension de soi que celle du désœuvrement et de la pauvreté. Et voilà que tous ces propriétaires-Akira, en concurrence les uns avec les autres, grattent les moindres parcelles d’espace non-attribués. Et le pauvre, celui qui n’a rien, ne sait comment faire pour, à son tour, devenir un petit peu propriétaire, étendre son petit soi assez loin pour avoir quelque chose à défendre.
Et puis, ça craque.
L’espace d’un bref moment, la certitude d’une continuité entre le propriétaire et la propriété s’effondre, il y a une brèche qui s’ouvre, un souffle, et on boit l’air à grandes goulées. Pendant un bref moment, le rideau de fer appartient aussi à celui qui n’a rien. Le temps d’un feu d’artifice, le pauvre aussi accède à la possibilité de s’étendre, et les cartouches de tabac, les téléphones neufs ou les bouteilles d’huile sont là pour prouver son nouveau statut, qui s’épuise avec le jour revenu. La propriété éphémère est la contradiction du pauvre, lui qui d’habitude n’ôte rien à personne.

La contradiction du propriétaire, elle, se trouve dans l’ambigüité de la concurrence et de l’empathie. Car si le bien de l’un d’entre est aliéné par le pauvre, cela signifie que le péril est sur tous. Il leur faut mettre fin à ce qui met en crise la continuité propriétaire-propriété pour rétablir la normalité réglée de la concurrence des Akira.

Post-scriptum :

« Dans cette perspective, le concept franciscain d’usage prend un sens nouveau, plus large. Il ne désigne plus seulement la négation de la propriété, mais la relation qu’a le pauvre avec le monde en tant qu’inappropriable. Être pauvre signifie faire usage et faire usage ne signifie pas simplement utiliser quelque chose, mais plutôt se tenir en relation avec un inappropriable.
Si, selon les termes de Benjamin, la justice est la condition d’un bien qui ne peut pas devenir possession, la proximité entre pauvreté et justice prend alors un sens décisif. En effet, si l’on comprend pauvreté et justice en référence à la condition d’un bien inappropriable, elles mettent alors en cause l’ordre même du droit fondé sur la possibilité de l’appropriation. » (Agamben, Création et anarchie, 2012-2013)

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