Le porc, le sioniste et le prédicateur musulman

par Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#122, le 13 novembre 2017

« Car on vous jugera du jugement dont vous jugez, et l’on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez. Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? » (Evangile selon Mathieu, chapitre 7, versets 2-3).

« Ceux qui, par superbe, démentirent nos Signes, ils ne voient pas s’ouvrir les portes du ciel, pas plus qu’ils n’entrent au Jardin, jusqu’à ce que le chameau ne pénètre dans le chas d’une aiguille. »
(Coran, sourate VII, verset 40)

Les accusations portées contre l’islamologue Tariq Ramadan font depuis plusieurs jours la « Une » des journaux. Personnage médiatique, controversé en France mais honoré en Angleterre (il enseigne dans la prestigieuse université d’Oxford), les plaintes déposées contre lui ne pouvaient pas passer inaperçues : deux femmes l’accusent de viol. Et l’une d’elles, Henda Ayari, a témoigné à visage découvert à la télévision : elle raconte comment Tariq Ramadan, après des échanges sur Facebook, puis par Skype, lui a donné rendez-vous dans une chambre d’hôtel, où il l’a violée. Elle explique également que pour justifier son comportement méprisant, insultant, brutal et symboliquement assassin, il lui a dit, après coup, qu’elle n’avait eu que ce qu’elle méritait, ce qu’elle voulait, puisqu’elle avait décidé de retirer son voile.

Tout part en effet d’une histoire de voile : autrefois salafiste, mariée à un homme qui la soumet, la maltraite, Henda Ayari a divorcé, puis s’est éloignée de l’islam rigoriste, jusqu’à décider d’enlever son voile - « faute » que Ramadan lui aurait donc fait payer en la violant. C’est pourquoi le jeu de mot s’impose : « voilée ou violée », telle est l’alternative laissée aux femmes musulmanes. Le récit d’Henda Ayari confirme ainsi avec fracas les accusations portées depuis longtemps contre Tariq Ramadan, à savoir que sous couvert d’un discours se voulant réformiste, rationaliste et progressiste se cache une réalité sexiste, fondamentaliste et violente. Ce fut notamment le cheval de bataille de Caroline Fourest. La journaliste d’investigation dénonçait en effet un « double discours » : Ramadan expliquerait aux européens une chose, aux musulmans son contraire, autrement dit il tiendrait un discours « éclairé » en certaines occasions, « obscur » en d’autres. Elle accusait aussi l’enseignant à Oxford d’être un « imposteur ». Mais en guise de preuves, Fourest n’avait jusqu’alors rien pu fournir de probant, précisément, sinon des citations tronquées. La preuve matérielle qui manquait est finalement venue de la bouche de Henda Ayari : Ramadan lui a tenu un discours « obscur » dans une chambre d’hôtel, et ses agissements furent plus « obscurs » encore…

Fourest explique aujourd’hui qu’elle savait, qu’elle avait recueilli depuis longtemps les témoignages de plusieurs femmes mais que la crainte de représailles les empêchant de dénoncer publiquement leur agresseur, elle était elle-même contrainte au silence. Lors d’un débat avec Ramadan dans une émission de Frédéric Taddeï en 2009, elle y aurait toutefois fait allusion, comme elle l’explique sur son blog :

« Je me souviens de son regard quand j’ai souligné avec une très légère ironie (que lui seul pouvait comprendre) qu’il défendait une vision extrêmement moraliste de la sexualité « en discours », et qu’il devait bien sûr se l’appliquer à lui-même… A la fin du débat, deux de ses proies, dont celle qui vient de raconter courageusement l’atrocité des sévices qu’elle a subis, se sont levées pour me dire « bravo » et « merci », devant lui. Tariq Ramadan se démaquillait en parlant avec son ami Taddeï. Il s’est décomposé. Je n’oublierai jamais son regard, livide et défait. Ce jour-là, il a su… Qu’un jour tout se saurait. [1] »

Lors de l’émission de Taddeï, la journaliste d’investigation glisse en effet une remarque teintée d’ironie au sujet de la vie privée de Ramadan, « évidemment » en accord avec son discours… Mais il n’est pas question de « sévices », il est question de relations extra-conjugales. Qui est sensible à l’ironie de Fourest se dit alors que Ramadan, s’il prêche en public une sexualité exclusivement conjugale, ne s’interdirait pas, en privé, des aventures extra-conjugales. Rien ne laisse en revanche deviner « l’atrocité des sévices », l’ironie de Fourest, sourire en coin, n’en laissant rien transparaître. Il est vrai qu’en matière de sexualité, il est difficile de faire la part des choses, ce qui déplaît aux uns pouvant plaire aux autres. C’est du reste pourquoi le seul critère qui vaille est le consentement de chacun. Et à ce sujet le témoignage d’Henda Ayari est sans équivoque : elle a dit « non », il l’a violentée et violée. Fourest avait donc raison depuis près de dix ans : ce soi-disant musulman éclairé est un « porc ». Et honte à ceux qui, durant toutes ces années, ont pris la défense d’un « porc » malgré les preuves d’ores et déjà apportées par le livre de Fourest. C’est la conclusion du texte paru sur son blog :

« Je n’oublie pas ceux qui ont continué à le mettre à l’antenne pour faire de l’audience et à le présenter comme un intellectuel (alors que son imposture universitaire était prouvée et que mon livre détaillait la portée intégriste de son double discours). Ceux-là portent la responsabilité de l’avoir laissé séduire la jeunesse musulmane d’Europe, même après le 7 janvier et ses commentaires ignobles sur Charlie. Sans vouloir réfléchir à leur métier. Par complicité virile, parfois par paresse ou naïveté, ils ont nourri un monstre qui a fait reculer les droits des femmes et la laïcité dans les esprits, mais aussi brisé quelques vies. »

Le problème est que le témoignage d’Henda Ayari est tout récent et qu’en ce qui concerne le livre de Fourest écrit il y a près de dix ans, il n’est pas probant. De fait, si une chose est acquise, c’est que Ramadan, quoi qu’on en pense, est un intellectuel, ce qui est moins le cas de Fourest. (Aussi, quitte à reprocher à Edwy Plenel d’avoir discuté publiquement avec Ramadan, ou à Edgar Morin d’avoir co-signé un livre avec lui, autant reprocher aux consommateurs de l’industrie du spectacle d’engraisser les comptes en banque de Weinstein). Ce qu’il reste à déterminer, c’est la question de l’innocence ou de la culpabilité de Ramadan dans ces deux affaires de viol. Que faut-il en penser ? D’un côté, il y a le témoignage de deux femmes, que nous n’avons moralement pas le droit de mettre en doute (jusqu’à preuve du contraire), parce que ce serait les rendre coupables d’une faute grave : la dénonciation calomnieuse. De l’autre, il y a le témoignage d’un homme, Tariq Ramadan, qui clame son innocence par la voix de ses avocats, témoignage que nous n’avons moralement pas le droit de mettre en doute (jusqu’à preuve du contraire), parce que ce serait le rendre coupable d’un crime dont il est présumé innocent. Ne reste donc plus qu’à se taire, en attendant que la Justice tranche. Hélas, on risque fort d’en rester là : la parole de l’une contre la parole de l’autre. Et si c’est le cas, Ramadan sera vraisemblablement innocenté, « faute de preuves… ». On devine aisément qui en tirera tout le bénéfice : les grenouilles.

Les grenouilles sont une plaie d’Egypte. Les plaies d’Egypte, au nombre de dix, ne sont pas des châtiments arbitraires tombés du ciel mais des signes, des symptômes, en l’occurrence une invasion de grenouilles, expression d’une terre livrée au bruit, d’un monde devenu inaudible, illisible et finalement impraticable hormis, peut-être, les chemins tracés par le courant. Mais précisément, comme dit la sagesse populaire, notamment alsacienne : « seuls les poissons morts vont dans le sens du courant ». Tâchons donc, dans la mesure de nos moyens, de rester vivant, ou du moins, pour ce qui concerne « l’affaire Ramadan », d’y introduire un minimum de lisibilité, en attendant – l’espoir fait vivre - que Justice soit faite.

***

Comme précisé ci-dessus - mais il est bon d’y insister - il revient à l’institution judiciaire de trancher la question de savoir si Henda Ayari dit vrai ou faux, et conséquemment de savoir si Tariq Ramadan est coupable ou innocent. Et je n’ai, personnellement, strictement rien à dire à ce sujet. En revanche, il est trois éléments dans « l’affaire Ramadan » qui me paraissent d’ores et déjà établis, sans l’ombre d’un doute.

Le premier élément est relatif au contexte, celui d’une révélation en cascade de harcèlements et de viols, singulièrement dans l’industrie du spectacle, comme en témoignent les dizaines d’accusations portées contre un producteur américain, puis celles de 456 actrices suédoises portées contre des acteurs, metteurs en scène et cinéastes [2] ; si bien qu’on est en droit de se demander si l’idéologie patriarcale et sexiste est d’abord le fait de l’islam rigoriste ou de l’industrie occidentale du divertissement.

Le second élément est relatif au témoignage de Henda Ayari que Le Parisien présente comme une « ancienne salafiste devenue militante féministe et laïque [3] », sa conversion aux valeurs occidentales ayant notamment eu pour « déclic », à suivre cette fois Le Figaro, les odieux attentats de 2015 : « Le déclic intervient après les attentats de 2015. Elle tire un trait sur son passé salafiste, retire son djilbab et parvient à s’affranchir des milieux islamistes [4] ». Or il se trouve qu’à s’en tenir au témoignage télévisé de Henda Ayari, l’histoire qu’elle raconte est sensiblement différente. Elle explique en effet qu’après son divorce elle a été séparée de ses enfants, ce qui, on l’imagine aisément, la faisait terriblement souffrir. Elle a alors consulté une assistante sociale, laquelle lui a expliqué que si elle voulait obtenir la garde de ses enfants, il lui fallait disposer d’un appartement et donc de ressources financières, et que par conséquent elle devait trouver du travail. À l’époque, Henda Ayari portait le voile. Et l’assistante sociale, soucieuse de l’aider à trouver du travail, lui a vivement conseillé de l’enlever. Henda Ayari est très claire à ce sujet et s’épanche à visage découvert sur BFM-TV : « J’ai porté le voile depuis l’âge de vingt ans, et donc le fait de devoir retirer le voile pour pouvoir trouver du boulot, pour pouvoir retrouver la garde de mes enfants, ça a été pour moi très difficile, très compliqué, beaucoup de culpabilisation [5] ». Elle le redit dans son témoignage sur France 3 Normandie, lorsqu’elle évoque de nouveau l’état de détresse dans lequel elle se trouvait à l’époque de sa rencontre avec Ramadan : « C’est ça, c’est vraiment cette souffrance avec la séparation de mes enfants, qui a fait que je me sentais très fragile, et aussi le fait de retirer le voile, parce que moi j’ai été obligée, enfin… [elle s’interrompt, puis reprend] voilà, j’ai voulu récupérer la garde de mes enfants, et pour ça il fallait que je trouve un boulot, et pour trouver un boulot, eh bien il a fallu que je retire le voile, parce que c’était très compliqué avec le voile, donc je culpabilisais [6] ». Que Tariq Ramadan ait brutalisé et violé Henda Ayari, ou qu’il ait eu avec elle des rapports consentis, ou qu’ils n’aient pas dépassé le stade de la pâtisserie orientale, c’est à l’institution judiciaire de trancher. En revanche, on peut d’emblée tenir pour vrai le témoignage de cette femme relatif à la séparation d’avec ses enfants et au fait qu’elle a été « obligée » de retirer son voile afin de trouver du travail, obligation dont elle a souffert : « ça a été pour moi très difficile, très compliqué, beaucoup de culpabilisation ». D’autres femmes, comme elles, ont été contraintes de retirer leur voile, pour aller à l’école, trouver du travail, s’insérer dans la société, etc., ce qui a dû être « très difficile, très compliqué, beaucoup de culpabilisation ». Mais qui s’en émeut ? L’histoire que les médias vous racontent est d’une tout autre facture : une femme autrefois salafiste s’est aujourd’hui libérée de l’islam ; elle est vêtue de cuir, épanouie, dévoilée, sexy et heureuse, si ce n’était le viol commis par un prédicateur musulman qui juge qu’une femme doit être « voilée ou violée ». On se croirait dans un mauvais téléfilm. Mais la réalité dépasse parfois la fiction, c’est vrai. Toujours est-il qu’en l’état actuel des choses, le seul élément qu’on puisse considérer établi par le témoignage télévisé de Henda Ayari, c’est que dans la France du XXIe siècle, la liberté qu’on accorde à une musulmane mariée à un salafiste est la suivante : « ou bien tu restes chez toi à t’occuper de tes enfants pendant que ton mari travaille (s’il a lui-même trouvé du travail malgré sa barbe et sa djellabah) ; ou bien tu quittes ton mari sans retirer ton voile, mais en ce cas on te retire la garde de tes enfants ; ou bien tu retires ton voile, tu raccourcis ta jupe, bref t’occidentalises et alors tout ira mieux. (Tu pourras même – qui sait ? - faire carrière au cinéma…) ». Appelons cela une islamophobie structurelle, singulièrement violente, et sexiste.

Le troisième élément établi avec certitude est le rôle que certains attribuent au « sionisme » dans cette affaire, comme en témoigne, à suivre différents médias, l’intitulé d’un texte paru sur le site de l’Union française des consommateurs musulmans : « Tariq Ramadan face au sionisme international ». C’est un autre versant de la xénophobie : l’étranger n’est pas, cette fois, la femme musulmane voilée, c’est le juif-sioniste-comploteur, dominateur et argenté, dont un avatar, ou rejeton, est cet « enfant coiffé d’une kippa » que vous aurez un jour croisé à Paris, ou Toulouse.

Je ne sais pas ce que l’enquête policière, puis le jugement s’il y en a un, parviendront à établir avec certitude, mais je crains fort qu’en guise de vérité on doive se contenter de ce qui est d’ores et déjà acquis : la parole de l’une contre celle de l’autre. Henda Ayari a-t-elle été violée ou Tariq Ramadan calomnié ? Nous ne saurons vraisemblablement pas. Ce que nous aurons su, en revanche, c’est que sexisme et xénophobie sont liés et qu’ils stigmatisent et violentent aujourd’hui en France, aux Etats-Unis ou en Suède. Aussi, puisqu’on nous invite, ces derniers temps, à balancer notre porc, je balance le mien : l’islamophobe et le judéophobe sont les deux faces d’une même perversion. Et j’ajoute qu’à ce sujet également il n’y a pas grand-chose à attendre de l’institution judiciaire. C’est à nous qu’il revient de penser, de parler et d’agir, du moins si nous n’entendons pas céder à l’idéologie dominante, laquelle nous enjoint en effet, comme l’a écrit Gilles Châtelet, de « vivre et penser comme des porcs ».

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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