Le poème, zone de turbulences

À propos de Aberrants & dinosaures d’Amandine André

paru dans lundimatin#384, le 22 mai 2023

Que conspirent des enfants quand ils jouent, s’ennuient ou semblent divaguer ? Peut-on écrire un poème matérialiste avec des voix-poltergeist ? Voici quelques-unes des questions que pose le dernier livre d’Amandine André, Aberrants & dinosaures, paru aux éditions EXC.

Il y a la voix de l’enfant turbulent parce qu’il s’ennuie en classe, celle de l’enfant qui ouvre les lettres de sa voisine et rêve devant les clips de Kalika ; la voix de celui qui met du poivre dans sa bouche pour éviter que les monstres ne l’envahissent, etc. Des voix multiples émergent dans des lieux concrets et dessinent le portrait polyphonique d’une enfance qu’on dirait subalterne : une enfance qui survit comme elle peut malgré les bus qui ne passeront peut-être plus, les services publics qui se délabrent, les adultes qui ne comprennent rien (ou qui ne veulent plus comprendre) et la paupérisation galopante dans le « salon qui se trouvait dans un appartement qui se trouvait dans une tour qui se trouvait dans un quartier de blocs de béton. » [1]

« Dans une chambre noire tout le monde parle » [2]. C’est d’abord une donnée matérielle et sociale. Dans la chambre du HLM les cloisons sont trop minces : « C’est le problème avec les idées et les images qui sont comme des musiques, celles du voisin débarquent souvent sans crier gare. Une question d’épaisseur des murs » [3]. C’est une aussi une affaire de dispositif scriptural. Cela tiendrait à l’agencement matériel de la page : le poème devient ce volume, une chambre peut-être, et aux cloisons assez minces pour laisser filtrer ces voix venues du dehors. Et chacune d’elle demeure singulière et anonyme, comme prononcée dans le noir le plus complet. On entend des voix, mais à aucun moment nous ne pourrons les associer à un type physique, à l’image d’une silhouette ou d’un visage bien précis. Et pourtant elles demeurent uniques. Une tonalité qui leur est propre, une allure ou une idiosyncrasie leur donne corps, et ce sans jamais les assigner à une origine bien définitive. C’est peut-être un portrait polyphonique, mais ça demeure des voix sans visages. Et comme articulées dans le noir.

L’écriture fait sentir la présence aérienne de ces voix. Elle les décline sous les motifs de l’air ou du vent, et leur souffle se conjugue au poids des formes sociales dont elles émergent. Les voix charrient tout le substrat matériel d’une époque, d’un lieu, elles en sont tissées, et pourtant elles semblent venir de nulle part. Elles circulent dans un collège ou la cuisine d’un HLM, et elles flottent. Qui les profère semble échapper à l’œil nu. En cela, peut-être, deviennent-elles « des personnages poétiques qui se comportent comme des odeurs » [4]. Invisibles et entêtantes. Elles ressemblent à ces choses du monde qui « émigrent de sol en sol » [5] ou bien à ces âmes, dans certains mythes, qui « émigrent de corps en corps » [6]. Insituables, et pourtant si proches, si concrètes. Odeurs ou fantômes. Le poème éclaire leurs effets matériels : « On ne te voit pas comme l’air. Comme le vent les trous noirs tu es invisible, on ne voit que les effets que tu fais au monde, les traces de tes pas, la graisse de tes mains sur les vitres. Jamais toi. » [7] Une enfance turbulente refuse d’abdiquer. Elle parle, s’agite, frappe, et ses traces hantent littéralement les quais du RER, les tours en béton et les salles d’école délabrés.

Que peut une voix d’enfant ? Une voix-poltergeist ? Si « les poèmes sont là pour enregistrer les effets des choses invisibles », ils donneront à entendre la force de frappe de ces voix. Leurs intonations perturbent l’agencement tranquille et adulte du monde, les certitudes étouffantes qui les accompagnent et l’ordre mortifère des choses. Par le simple fait qu’elles se situent à hauteur d’enfants, ces voix y provoquent d’infimes lézardes. Des mouvements aberrants qui fissurent nos agencements symboliques. Le phénomène est assez proche de ce que Gregory Delaplace nommait, à propos des apparitions surnaturelles, des « inhabitudes émergentes » [8]. Les voix du poème décentrent nos schémas et nos représentations. D’une inquiétante étrangeté, elles font apparaître un autre monde en ce monde-même. C’est que leur tonalité épouse une logique-enfant –, idiosyncrasie ou parlure qui serait aussi « manière de dinosaure » :

Les mathématiques sont des idées dinosaures, elles viennent de très loin et persistent dans leur manière d’être. L’électricité n’a pas modifié les mathématiques, le numérique n’a pas modifié les mathématiques, les OGM n’ont pas modifié les mathématiques, c’est pourquoi c’est une manière de dinosaures. Une manière qu’il fallait déchiffrer et que tout déchiffrage implique. C’est une logique avec de la réciprocité. Une description de monde très particulière. [9]

Les voix fantomatiques d’enfants demeurent avec leur logique propre, viennent troubler le réel, réclament un déchiffrage, une réciprocité : le partage d’une « description particulière » du monde, une façon de le voir qui, aussi particulière soit-elle, nécessiterait néanmoins une collaboration, l’invention d’une expérience commune. Ce à quoi nous inviteraient les mouvements aberrants du poème : à faire l’expérience d’un « petit nous discontinué » [10] ou d’un collectif, si ténu soit-il, dans l’écoute de ces voix si singulières.

Seule l’imagination existe car elle fait respirer. Elle est condamnée par le monsieur avec des cheveux blancs qui dans la salle dit, c’est mal. C’est mal, les fantômes c’est mal, c’est mal les loups-garous c’est mal. C’est mal parce que ça n’existe pas. N’est pas réel. Imaginer tue. Comme la cigarette c’est mal. Et aujourd’hui c’est atelier d’écriture donc il faut faire plaisir à quelqu’un d’autre que la prof. C’est comme ça. Comme on est pauvre on doit écrire un texte réaliste. Comme on est jeune on peut utiliser un smartphone. Comme on est pauvre on n’a pas de smartphone. Comme ce n’est pas une rédaction on peut être inventif et dire tout ce que l’on veut. Comme on est jeune on doit être percutant. Un texte qui brûle tout. Un texte qui deale du shit en bas des tours. Un texte ultra-contemporain avec des références corrosives et cools. On doit surtout être nous-mêmes et au plus proche de notre vie. Et à la fin un selfie pour tout le monde, capuches exigées. [11] 

Venu du monde adulte : un réalisme appauvrissant qui réassigne l’enfance subalterne à des images convenues et hors-sol. Et puis il y a cette voix qui refuse. Qui réclame le droit d’imaginer car imaginer ça n’est pas produire des images irréelles mais d’abord reconfigurer le monde. Le faire respirer. La voix d’enfant demande une écriture où l’imaginaire travaille le réel (et vice-versa). Sans tomber dans un surréalisme édulcoré, les voix fantômes et subalternes demandent une écriture qui leur donne de l’air, un « poème cardiaque et musculaire et thoracique » [12], et assez matérielle pour avoir la force d’articuler ces « inhabitudes émergentes », déployer dans l’espace les mondes qu’elles portent. Écriture matérialiste parce qu’elle inventerait une imagination qui ne soit plus contemplation mais pratique, et transformation active du réel : « la seule chose à faire n’est pas de commenter ce monde mais d’en inventer plein et d’en trouver un qui nous permette d’échapper à celui-ci » [13]. Cette « rêverie » ne se résume pas à une banale évasion, mais forme « une doublure » qui « fait nager dans le réel. » [14] Entendue en ce sens, l’imagination compose une ruse, une astuce pour tracer des lignes de fuite et ne pas finir tout à fait englouti par le cours catastrophique des choses.

Il y aurait peut-être dans le poème autant de ruses que de voix, autant d’astuces que de modes d’apparaître fantomatiques. Chacune se manifeste en traçant des lignes de fuite :

Car tout ce qui est solide se volatilise. C’est une pulsation presque. C’est aérien peut-être. Et terrestre peut-être. Ça se déplace et disparaît. Nous expérimentons notre disparition. C’est liquide très certainement. Une sorte de transparence rigolote et drôlatique. [15] 

Dans cet effritement des lignes dures, dans « cette transparence rigolote et drôlatique » les voix émergent, s’évanouissent et frappent. Elles prospèrent dans l’instable, s’en nourrissent, en tirent peut-être leur énergie de Poltergeist :

J’ai plein d’astuces. J’imite toutes sortes de choses. Le parquet, les escaliers, la lampe, les murs, le papier peint, les cartes de crédit. J’apprends de mes astuces, je sais m’aplatir et ne plus respirer par exemple. C’est une astuce pour ne plus être visible. [16]

Incarnations, métamorphoses ou disparitions : tout glisse à l’horizontal. Sans la verticalité de l’analogie, et toujours au ras du sol, « le poème comme le rêve dessine des ruses, trace des stratégies secrètes » [17] . Glissements métonymiques des ruses, frontières qui s’affaissent : tout procède par déplacements ou condensations, et les stratagèmes s’apparentent au travail du rêve.

Des stratégies secrètes offrent donc des marges de manœuvre, des respirations salvatrices. C’est un jeu très sérieux (comme tous les jeux d’enfants) et qui permet de réinvestir le monde. Certaines bêtes ont un rôle primordial dans ce jeu : chats, chiens, rats ou coccinelles offrent des passages vers l’enfance. Ils ouvrent des brèches et forment des appels d’air dans la matière même. Ce sont « des êtres temporels faits pour te guider dans les temps qui se ferment, faits pour ouvrir et entrer en toi afin que tu trouves l’horizon dérobé. » Et le poème d’énumérer ces anges dont la teneur est purement immanente et animale. « Un ange a parfois une queue et une langue rose, il aboie, oui. » [18] Ce bestiaire esquisse une angéologie enfantine qui exclut Dieu ou la transcendance. S’il y a des anges, ils seraient quasi hérétiques [19], nous plongeant – à la lecture du poème – dans le chaos de l’immanence.

Et c’est pourquoi nous projetons des formes que nous sommes et que nous ne sommes pas. Nous allons aussi dans ce que nous ne sommes pas, car ce n’est pas un problème c’est une expérience. La lumière est ondulatoire et on peut le prouver. La lumière est corpusculaire et on peut le prouver. C’est comme ça, c’est une question de comportement. [20]

Vouloir saisir les grains et les ondes qui font la tessiture de ces voix, cela reviendrait finalement à appréhender une matière double et contradictoire. A l’image du cylindre qui se compose tout autant de deux cercles que d’un rectangle qui s’y enroule, le poème dessine un volume aux formes changeantes, et dont la matière ignore tout du principe logique de non-contradiction : « Notre hypothèse est comme le cylindre parfois elle se comporte comme un rectangle parfois elle se comporte comme un cercle. C’est le désordre. C’est la preuve que mon imagination est vivante. » [21] La polyphonie du poème dessine un lieu d’énonciation où une chose et son contraire peuvent être formulés. Une u-topie, une sorte d’espace sans lieu véritable, lieu flottant des apparitions ; et pourtant ce volume, aussi indéfini soit-il, n’est pas purement mental ; il ouvre à une dimension physique, à une sorte de « chaosmos » où, comme dans l’infiniment petit à l’échelle de Planck, le principe de contradiction n’a plus beaucoup de validité. Le poème deviendrait un lieu régi par des principes d’incertitude. Cylindre, désordre, imagination : les voix multiples d’enfance subalterne flottent, chaotiques, insituables et hétérogènes, elles épousent des formes multiples, disent une chose et son contraire. Elles créent peut-être par là des relations d’incertitude, une indétermination propice à « une imagination particulière pour libérer la vie des schémas et la rendre à une vie musicale. » [22]

Et « libérer la vie des schémas » nécessiterait des gestes qui évoquent les fantômes aussi bien que les jeux d’enfants. Car il s’agit de faire tournoyer le réel. « C’est une façon toute particulière, une manière bien à nous que nous avons de faire tournoyer la fin du monde comme l’esprit d’un enfant. » [23] La fin du monde pour l’enfant turbulent, c’est d’abord l’ennui. Cet ennui pesant, ce grand vide des jours qui s’accumulent sans aucune perspective, comme une vague prescience du réel sans alternatives des adultes, une absence à soi-même en classe, une perpétuelle déception au petit matin devant son bol de céréales. Et c’est par là, par cette forme d’ennui, que s’opère une physique, une forme de jeu, ou une sorte de thermodynamique enfantine qui consiste à accueillir cet ennui ; non pas le combler mais le transformer en un grand réservoir de forces en vue de turbulences prochaines. Creuser les vides pour en faire des ouvertures. Transformer le temps fermé et giratoire des aiguilles sur le cadran et de la rotation planétaire –, heures et jours qui s’accumulent, hiers qui se répètent sans le moindre horizon –, transformer telle durée, donc, en un possible, en un temps musical et ouvert. La sensation de vide devient légèreté, air, vent, projections aériennes et sonores : bref, la matière même des fantômes. Et ces fantômes feraient tourner les tables sur lesquelles écrire. Car cette thermodynamique de l’enfance affecte aussi la langue, à coups de tournoiements fantomatiques dans la syntaxe même du poème. L’écriture joue des répétitions et des permutations, créant un sens toujours instable, toujours en devenir. Et ce qui anime de la sorte les phrases, ce souffle qui en déplace sujet ou objet, qui en décentre le sens : cela produit une musique. Un jeu qui permute les mots, les reprend, les inverse : comme un Poltergeist le ferait d’une chaise ou d’un bol. Une « vie musicale » qui libère des schémas pour qu’advienne du possible –, de l’« insensé qui donnera un grain » [24] et qui restera toujours une aberration aux yeux des adultes qui renoncent au monde (ou du moins à le reconfigurer.) Lire Aberrants & dinosaures, c’est donc faire l’expérience de ces voix d’enfants, c’est former avec elles des « petits nous discontinués » : c’est conspirer avec elles, dans leur souffle, quand elles chuchotent dans le noir, pour inventer des ruses, des formes d’astuces qui déjoueraient l’ordre des choses –, pour faire tournoyer ce qu’on nous assène comme immuable et sans alternatives.

[En guise de bonnes feuilles vous pouvez lire Dans une chambre noire, tout le monde parle que nous avions publié dans lundimatin en mai 2020.]

[1Aberrants & dinosaures, p. 47

[2Tel est le titre de la troisième section du livre.

[3Aberrants & dinosaures, p. 34-35

[4Aberrants & dinosaures, p. 71

[5Aberrants & dinosaures, p. 10

[6Aberrants & dinosaures, p. 42

[7Aberrants & dinosaures, p. 17

[8« Ce qui est mis en question, dès lors, dans ces événements d’apparition, c’est la calme confiance que nous habitons le même monde ». La manifestation surnaturelle fait apparaître en un lieu bien précis (la maison hantée) un autre monde possible (celui du fantôme) en ce monde-même, ou plutôt une façon de l’habiter et de l’investir selon une logique qui échappe à la plupart des vivants. Les fantômes « placent justement un coin entre nous » et constituent des « inhabitudes émergentes (qui) induisent une discontinuité » dans le tissu social. (Voir Gregory Delaplace, Les Intelligences particulières, éd. Vues de l’esprit, p.128)

[9Aberrants & dinosaures, p. 108-109

[10Selon Gregory Delaplace, « ces lieux particuliers que sont les maisons hantées » sont propices à « des continuités intenses d’expérience » : c’est qu’on « est rarement seul dans l’expérience d’une apparition ». Aussi, « ce que les maisons hantées isolent, plutôt, ce sont des collectifs particuliers, un petit nous discontinué » (Gregory Delaplace, Les Intelligences particulières, éd. Vues de l’esprit, p.129)

[11Aberrants & dinosaures, p.24-25

[12Aberrants & dinosaures, p. 111

[13Aberrants & dinosaures, p. 110

[14Aberrants & dinosaures, p. 62

[15Aberrants & dinosaures, p. 106-107

[16Aberrants & dinosaures, p.66

[17Aberrants & dinosaures, p. 98

[18Aberrants & dinosaures, p.84

[19Ces anges rappelleraient certaines cosmogonies paysannes qui circulaient de façon clandestine, et perdurant malgré les bûchers de la contre-réforme. On doit à la micro-histoire de Ginzburg d’avoir rendu justice à celle de Menocchio, meunier du Frioul à la fin du XVIe siècle, et brûlé par l’Inquisition : « L’expérience quotidienne de la naissance des vers dans le fromage en train de moisir servait à Menocchio pour expliquer la naissance d’êtres vivants – les premiers les plus parfaits, les anges – à partir du chaos, de la matière « brute et indigeste » sans recourir à l’intervention de Dieu. (…) La cosmogonie de Menocchio était, en substance, matérialiste – et de tendance scientifique. » (Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers, éd. Flammarion Aubier, 2014, pages 123-124.)

[20Aberrants & dinosaures, p. 102

[21Aberrants & dinosaures, p. 103

[22Aberrants & dinosaures, p. 101

[23Aberrants & dinosaures, p. 111

[24Aberrants & dinosaures, p. 17

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