Le plaisir effacé, clitoris et anarchie

Entretien avec Catherine Malabou

paru dans lundimatin#289, le 24 mai 2021

Un lecteur nous a fait parvenir un bref entretien téléphonique avec Catherine Malabou à partir de la lecture de son dernier livre Le plaisir effacé, clitoris et pensée (dont il se permet de vous suggérer la lecture). Cet opus aurait pu s’insérer dans un travail plus large (en cours) qui s’intitulera « Philosophie et Anarchisme ». Le clitoris y est pensé en tant qu’« écart » : l’écart, ce n’est pas seulement la différence. L’écart fracture l’identité paradoxale de la différence, révèle la multiplicité qui s’abrite en elle. Cet organe largement « effacé » n’est ni en puissance ni en acte. Il n’est pas cette virtualité immature en attente de l’actualité vaginale. Il ne se réduit pas non plus au modèle de l’érection et de la détumescence. Le clitoris interrompt la logique du commandement et de l’obéissance. Le clitoris est... anarchiste ... !

Retranscription de l’entretien

Je me souviens de Deleuze qui était irrité lorsqu’on lui posait des questions sur ses précédents livres car il répondait qu’il était déjà ailleurs, donc ça m’embête un petit peu. Mais ce livre pourrait être un opus qui sert de relai à votre travail en cours donc ça ne nous catapulte pas trop dans un ailleurs. Peut-être pouvons-nous commencer par-là, où en êtes-vous actuellement de votre « philosophie et anarchisme » ? Sur quoi travaillez-vous actuellement dans la philosophie anarchiste ?
Catherine Malabou : Quand j’ai été contactée par les éditions Rivages pour écrire un texte, j’ai pensé à ce sujet et je l’ai vu comme une forme de chapitre du livre que je suis en train d’écrire en ce moment, qui s’appelle Philosophie et anarchisme. La question de base est très simple : jamais les philosophes n’ont vraiment interrogé conceptuellement l’anarchisme. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu de philosophes anarchistes, ni qu’il n’y a pas eu d’essais pour faire ressortir les concepts de l’anarchie et de l’anarchisme. De manière générale, alors que de très belles et profondes lectures de Marx ont été proposées tout au long du XXe siècle, et que cela continue ; on pense aux travaux de Balibar, de Negri, ou de marxistes plus jeunes aujourd’hui ; ça n’a jamais vraiment était le cas pour l’anarchisme. C’est à dire que l’on peut s’étonner qu’il n’y ait pas d’interprétations un peu plus profondes et renouvelées de penseurs comme Bakounine, Proudhon, Kropotkine ou alors des anglo-saxons plus récents, comme Bookchin par exemple. On n’a pas encore, me semble-t-il, d’interprétation de textes anarchistes qui fassent le point sur la question, et qui « l’adapte » en quelque sorte - même si je n’aime pas trop ce mot - au contexte actuel. Il y a beaucoup de textes sur les assemblées, les ZAD, l’activisme, qui se revendiquent d’une certaine mouvance anarchiste. Je pense notamment à Tiqqun et au Comité invisible ; mais il n’y a pas vraiment d’interrogation de type métaphysique de l’anarchisme, y compris de la déconstruction de la métaphysique. Donc c’est mon but dans ce livre d’interroger des concepts d’anarchie qui sont très forts - c’est d’ailleurs le paradoxe - chez des penseurs comme Foucault, Derrida, Rancière, Agamben, Schürmann et en montrant qu’étrangement ils sont coupés de l’anarchisme. La philosophie aujourd’hui nous donne à penser ce paradoxe d’une anarchie sans anarchisme. Donc c’est l’horizon d’ensemble de mon travail. Il faudrait que j’écrive un second volume pour donner la parole aux anarchistes, mais il faudrait déjà que je finisse le premier. C’est dans ce contexte général que j’ai créé cette petite parenthèse à propos du clitoris. Le credo anarchiste - même si il y plusieurs sortes d’anarchisme - il est très simple : c’est le rejet radical de tous les phénomènes de domination. Il m’a semblé qu’on pouvait envisager la question du plaisir du plaisir « féminin » (entre guillemets parce j’ouvre quand même à tous les genres), la question du plaisir clitoridien, dans cette critique de la domination, parce que c’est un organe qui a toujours été dominé dans son histoire, que ce soit par des pratiques médicale, religieuse, d’excision, etc. ; que ce soit par des discours psychanalytiques, ou par la philosophie elle-même - j’ai d’ailleurs consacré un chapitre à Agamben. Donc c’est le lien que je ferais entre mon travail en cours et ce livre.
Et pourquoi il n’y a pas eu, selon vous, d’interrogation métaphysique ? Dans Tiqqun, par exemple, ils emploient souvent le terme de métaphysique après la déconstruction notamment, ils parlent de métaphysique critique. Comment vous interprétez cet usage ?
Vous avez raison. Mais d’une part, je ne considère pas les livres du Comité invisible comme étant des livres de philosophie ; d’autre part, effectivement, il y a une référence philosophique, c’est vrai, c’est Agamben. J’en parle dans mon livre, même si je ne suis pas d’accord avec sa façon d’envisager l’anarchie. Il prend quand même bien soin lui aussi de distinguer l’anarchisme politique qu’il va ancrer dans une question fondamentalement religieuse, qui est la différence entre le père et le fils. La difficulté qu’ont eue les théologiens à s’accorder sur le fait que Dieu - le Père - est hors du monde en quelque sorte et donc est privé d’agir, et le Christ, qui agit au nom de son père mais qui n’a pas cette position de surplomb par rapport au monde. Il y a cette espèce de hiatus entre un Dieu souverain et un fils au gouvernement. Cette piste est très intéressante chez Agamben, mais mon analyse est différente. Je ne dis pas que le Comité invisible reprend cette thèse-là ; mais tout de même, le concept d’anarchisme chez Agamben s’en est inspiré. Je me demande si Tiqqun interroge vraiment l’origine métaphysique qui est pourtant fondamentale chez Agamben. Donc voilà ma frustration par rapport au travail du Comité invisible.
Il vous semble nécessaire de faire un livre de philosophie ?
Oui. Il semble nécessaire de faire des textes philosophiques mais également de répondre d’un certain nombre de textes de la pensée anarchiste. Je n’ai aucun souci avec le vocable « philosophie ». En ce moment, je sais que c’est à la mode, je crois que Judith Butler a déclaré récemment « je ne suis pas philosophe », comme s’il y avait quelque chose de honteux, dépassé, ou politiquement incorrect. Personnellement, je n’ai pas de soucis avec ça. La philosophie, c’est ce que je fais. Je crois que j’ai assez montré que j’étais consciente de la nécessité de la critiquer. On ne peut pas m’accuser d’être conservatrice à ce niveau-là. Je n’ai pas de problème à accepter cette étiquette.
Un livre de philosophie écrit par une femme c’est important ?
Oui je crois que c’est très important. Effectivement dans ce livre je me situe dans une posture de la femme qui interroge six hommes, en fait – Schürmann, Levinas, Derrida, Foucault, Agamben et Rancière – et je voulais essayer de thématiser ça, c’est-à-dire « qu’est-ce que je fais exactement ? ». C’est là que votre première question est tout à fait pertinente : je crois que ce que j’ai écrit sur le clitoris et le féminin en général va prendre ici tout son relief, puisque d’une certaine façon mon interrogation s’inscrit dans l’expérience d’une domination, domination masculine sur la philosophie qu’il a fallu que j’affronte, que je vainque et que je travaille ; j’espère que cette expérience ressortira dans mon livre.
Il y a cette phrase à la fin du livre qui m’a vraiment frappé : « L’émancipation nécessite de trouver ce point de basculement où pouvoir et domination se subvertissent eux-mêmes. »
Ça c’était en quelque sorte une interprétation d’une phrase de David Graebber dans une interview, et où le journaliste lui demandait une définition de l’anarchie. Graebber répond que la question de l’anarchie était moins une question de pouvoir que de domination. L’anarchisme cherche le point d’auto-subversion de la domination. Il avance l’idée selon laquelle dans toute domination il y a une fracture (sinon on n’aurait même plus espoir de la renverser), qu’il s’agit de trouver et que, si on la fait travailler sur elle-même, elle va s’auto-subvertir – ça, c’est son espoir. J’ai retenu l’idée de ce point de subversion, de cette fracture. Cette dernière est temporelle : la domination consiste – dans ses formes essentielles – à faire durer quelque chose qui ne devrait pas durer. Graebber en donne deux exemples qui peuvent paraître naïfs mais je trouve qu’ils sont très parlants : c’est le directeur de thèse qui continue à imposer son pouvoir et utiliser son aura une fois que la thèse de l’étudiant est terminée. La deuxième c’est le docteur qui continue à exercer une influence sur son patient et à s’imposer comme le « médecin de famille », une fois qu’il est soigné. Ça m’a fait penser à Nietzsche, qui dit « jette mon livre » dans Zarathoustra. La domination au fond c’est ça : l’impossibilité de dire « jette mon livre », s’imposer toujours comme le maître, la personne ou l’instance dont on ne peut pas se passer, à laquelle il faut continûment se référer. Alors le point de subversion il est là, car je crois que cette chose-là, la domination, on la sent tous. Je crois qu’il y a une certaine conscience de la domination. A un moment le dominant voit très bien qu’il exagère – ou du moins tourne autour de cette idée, même s’il la dénie, même s’il l’enfouit dans son inconscient – parce qu’il faut déployer tout une stratégie pour faire dure, ce n’est pas facile de toujours s’imposer, il faut trouver des moyens, des stratégies, des formes de séductions nouvelles, des armes nouvelles. C’est ça le désespoir des maîtres : quand on les quitte, ils sont à bout de « trucs ». D’une certaine façon – et c’est là la question fondamentale de l’anarchisme – si on arrive à mettre le doigt sur cette limite entre pouvoir et abus de pouvoir, alors il est possible de penser une subversion des deux à la fois.
Vous avez fait la distinction entre femme et féminin ; qui ne sont pas entièrement assimilable l’un à l’autre. En quoi le clitoris ne peut pas être pensé comme un excès du féminin sur la femme ?
Parce qu’évidemment aujourd’hui vous avez ce fameux « essentialisme », qui est un terme qui m’énerve énormément parce que ceux qui l’utilisent ne prennent pas en compte le sens philosophique du mot essence. En tout cas le mot « essentialisme » est l’arme majeure de la critique aujourd’hui, c’est-à-dire que dès que vous prononcez le mot « femme » ou « homme », on vous accuse d’essentialisme. Il y a quelque chose de fondé dans cette histoire, sinon je n’aurais pas préféré le mot féminin à celui de femme. Effectivement, réserver le clitoris à la femme risque de reproduire le geste de domination que je dénonce, à savoir : d’enfermer la femme dans une catégorie de femme privée de phallus ou privée de puissance, et de reproduire le vieux schéma hétérosexuel où l’homme a un pénis et la femme un clitoris, etc. En ce sens, il me semblait important d’élargir le concept de femme à la question du féminin qui englobe la femme mais qui désigne aussi une forme d’être, un mode d’être, qui d’une certaine façon touche au clitoris, c’est-à-dire qui s’offre à des relations érotiques ou sociales qui ne seraient plus des relations de domination ; cela pourrait toucher des hommes, des transgenres (mais là on touche d’autres choses). Mais je garde quand même la catégorie de féminin, parce qu’elle me semble intéressante pour désigner un certain type d’exposition à la relation. Par essentialisme on sous-entend que l’essence est quelque chose de fixe, que c’est la nature d’une chose et en ce sens, on pense qu’il s’agit de quelque chose d’immobile et substantiel. En réalité, comme vous le savez, les Grecs ont plusieurs mots pour désigner l’être et l’essence – ce n’est pas la même chose ! En philosophie, on fait une distinction entre l’être et l’essence. S’il s’agissait simplement de déterminer la nature de l’être on aurait qu’un seul mot. Le Grec est beaucoup plus subtil, il montre que la nature d’une chose n’est jamais vraiment fixée une fois pour toute, c’est-à-dire qu’elle ne varie pas nécessairement dans le temps, mais elle varie logiquement. Et, elle n’est pas réductible à un sujet, ou alors il faut entendre que le sujet lui-même varie. Par exemple, dans le Sophiste, Platon fait une révolution : il commence par une théorie des idées où on peut déduire que l’idée (eidos) d’une chose est fixe, mais dans le Sophiste il revient sur cette idée en disant qu’il y a une circulation des genres de l’être, et c’est cette circulation qui constitue l’essence d’une chose. Il y a l’être d’une chose, et l’essence d’une chose. L’essence d’une chose, c’est la circulation en elle des genres de l’être : l’autre, le même, l’identique, le différent, le mouvement, etc. La nature d’une chose s’entretient à un mouvement. Aristote développe cette idée avec sa grande pensée du mouvement dans la Physique et ses cinq genres de mouvements, et c’est ce qui définit l’essence d’une chose. On dit qu’il y a une plasticité de l’essence qui est inscrite dès l’origine de la philosophie grecque. Dire que l’essence est substantielle et fixe, c’est une bêtise, c’est un contresens philosophique énorme. Il faudrait utiliser un autre terme – naturalisme où là alors, à la limite, on pourrait nous accuser de fixité ou de fixisme, mais essentialisme ! Je pense qu’Irigaray l’avait bien vu, puisque quand elle parle de l’eidos de la femme - et vous avez raison, c’est très beau ce qu’elle dit - elle n’a pas du tout en vue quelque chose comme une fixité de l’eidos de la femme, au contraire ! Ses livres disent tout le contraire. Dans Ce sexe qui n’en n’est pas un, elle dit qu’il faut suspendre cette idée de un en faveur de la multiplicité. Elle comprend que l’eidos ne désigne pas quelque chose de fixe.
De manière un peu générique, vous n’êtes plus intéressée par la traque du phallocentrisme Il y a un espèce de calme dans l’exploration du pouvoir de façonnement.
Oui, parce que le phallocentrisme a été une lutte tout à fait respectable des féministes contre ce que l’on appelle la « Phallocratie », que Derrida a rebaptisé phallocentrisme, phallogocentrisme. Je ne dis pas que ça n’existe plus, mais ça risque de nous enfermer là aussi un peu dans la matrice hétérosexuelle. Le phallocentrisme a été une critique féministe de la domination masculine sur les femmes. Mais aujourd’hui si on considère qu’il faut élargir la catégorie de femme, je pense que le combat doit changer un peu.
Vous parlez carrément de « zone clitoridienne du logos »
Oui. Ce qui m’a frappé, c’est que les hommes philosophes - puisqu’aujourd’hui encore et depuis le XIXe siècle, la majorité des philosophes sont des hommes - repèrent dans les textes classiques ce que Derrida a appelé des « coins négligés », des pierres branlantes du système, quelque chose qui échappe un peu à la métaphysique dans le sens traditionnel du terme, quelque chose qui pourrait ouvrir une marginalité, une nouvelle forme de lecture, mais ils ne l’ont jamais caractérisé comme un clitoris, c’est-à-dire comme une autre façon de faire sens. Dans aucun texte, et c’est particulièrement frappant chez Foucault qui a quand même écrit une histoire de la sexualité, il n’est question du sexe féminin. Il n’est jamais question du clitoris. Je crois que Foucault n’en parle qu’une fois dans le fameux exemple d’Herculine Barbin. Ce que j’entends dans « zone clitoridienne du logos », ce sont des zones érotiques du texte – et l’érotisme est très important dans la philosophie – qui ne seraient pas nécessairement architecturales, pour reprendre le vocabulaire de Derrida, pas forcément des pierres, des coins, mais qui seraient véritablement des interventions d’un autre type d’exposition, appelant un autre type d’intelligibilité des textes.
Et donc An-archie c’est quand même un A privatif, comment penser quelque chose comme relevant de la positivité. Et pouvez-vous dire un mot de la dernière phrase du livre : « Sans principe ne veut pas dire sans mémoire. »
Effectivement, an-archè veut dire au sens propre « sans archè », et archè veut dire à la fois commencement et commandement et on l’a traduit en latin par princeps, « le principe », qui fait à la fois référence au commandement politique - « le prince » - et au commencement – un principe c’est ce qui vient d’abord. L’an-archie a été vue pendant des siècles comme quelque chose de négatif, c’est-à-dire comme quelque chose qui venait détruire les principes, qui venaient répandre du chaos dans l’ordre politique et dans l’ordre conceptuel (pas de commencement…). En fait, les philosophes que je lis - Schürmann, Derrida, etc. - montrent que l’an-archè n’est pas du tout un désordre, mais au contraire est inscrite dans l’archè lui-même. Parce que l’archè, le principe, comporte en lui-même un désordre, car le principe est incapable de se fonder lui-même. Donc l’anarchie n’est pas quelque chose qui viendrait du dehors, mais plutôt qui viendrait du dedans de l’archè, comme une espèce de défaut qu’on est obligé de sursaturer en imposant un ordre qui devient un autoritarisme pour ne pas laisser paraître cette anarchie interne. Faire émerger l’anarchisme qui est à l’intérieur de l’archè, est quelque chose comme vous dites de positif parce qu’au fond il s’agit de libérer l’archè de son défaut et de dire qu’au fond, la construction politique, la construction métaphysique, la construction disons humaine en général, n’a peut-être pas forcément besoin de principes, mais elle doit s’inventer et inventer ses propres règles à mesure qu’elle « se fait », c’est-à-dire qu’elle doit être « plastique ». L’anarchie, c’est la plasticité de l’archè.
Et il ne veut pas dire sans mémoire ?
Non. Pas sans mémoire, parce que l’anarchie est inscrite dans l’archè, elle se souvient de son origine. Au fond, il s’agit de libérer l’archè de son défaut. L’anarchie n’est pas une table rase, ni une force de destruction, qui surgit d’on ne sait où. C’est quelque chose qui secoue la structure, les principes, de l’intérieur, et qui en est en quelque sorte la mémoire. C’est ce que va montrer Schürmann dans son livre Le principe d’anarchie. Il montre que l’anarchie est une question répétée de moment en moment dans la tradition occidentale, qui se libère aujourd’hui mais qui garde toute cette mémoire.
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