Le philosophe et ses barbares

Réponse à Ivan Segré à propos des émeute
Anamas Pamous

paru dans lundimatin#392, le 4 août 2023

Après le déchaînement de bêtise, de micro-fascisme et de fascisme grandeur nature qui ont suivi le meurtre de Nahel Merzouk, on croyait avoir tout lu, tout entendu. Mais il ne faut jamais être sûr de rien. Quelle n’a pas été ma surprise lorsque j’ai découvert dans l’une des quelques revues relevant de la common decency, au détour d’une série d’excellents articles à propos des émeutes, les analyses suivantes : « rien ne s’est passé », si ce n’est une petite perturbation engendrée par un banditisme néolibéral n’ayant rien à envier à la politique de l’ « Amérique ». Où l’on apprend quelques autres petites choses encore : où situer l’extrême-gauche, comment définir en toute humilité celle-ci par trois principes, en quoi le « nihilisme » caractérise aussi bien le capitalisme néolibéral que le banditisme barbare (à savoir, on l’aura compris, le mode d’être banlieusard). Et vous êtes, Monsieur Segré, l’heureux auteur de cette merveille.

Nous resterons toutefois mesuré dans la critique, puisque c’est à un camarade que nous nous adressons – un camarade qui représente toutefois une tendance de l’extrême-gauche à laquelle nous nous opposons.

Commençons par une remarque d’ordre sociologique. Ce que vous avez produit, cher Monsieur, un peu trop vite sans aucun doute (nous vous savons capable de mieux), est une sociologie sauvage. C’est-à-dire qu’il semble, à vous lire, que vous n’ayez pris connaissance de la vie dans les banlieues qu’en écoutant une mauvaise chanson de Booba (il y en a de meilleures), et vraiment jamais autrement. Or, le problème, pour le dire vite, est que vous auriez pu tout aussi bien écouter Keny Arkana, Kery James, Médine ou bien Nekfeu. Mais même les moins « conscients » et les plus « bandits » des rappeurs, ceux qui affirment bicraver et ne point vouloir faire un rap politique, parlent tout de même de racisme, de violences policières, de partage communautaire, etc (que l’on pense à PNL, ou à Ninho, etc). Je divague, pardonnez-moi – je ne doute pas que vous soyez amateur condescendant de culture plus « légitime » – néanmoins, vous aurez saisi que la musique ici n’est qu’un exemple. Pourquoi ne pas mentionner les porte-paroles, à tout le moins de fait, du mouvement social actuel ? Entre autres, Fatima Ouassak, et Assa Traoré ? Pourquoi ne pas donner voix aux émeutiers ? En aucun cas le banditisme ne saurait donner une image fidèle de la sociologie des quartiers populaires. Il suffisait du reste, Monsieur Segré, de faire un tour dehors la nuit pour parler et prendre une meilleure mesure des événements.

Une sociologie sauvage, disions-nous. Mais celle-ci se veut aussi bien une sociologie des sauvages. Passons en effet à une critique d’ordre épistémologique. Voilà un point frappant : votre seule utilisation du mot « race » intervient au cours de votre portrait de l’extrême-droite. Ensuite, quand il est question de l’analyse d’extrême-gauche (mais avec pareille extrême-gauche avons-nous encore besoin de droite), plus rien ; les « bandits » ne sont ni prolétaires, ni racisés. Ce sont des nihilistes hors-sol – je ne vous savais pas si grand défenseur de l’individualisme méthodologique à la Raymond Boudon, ou bien, c’est selon, de l’universalisme républicain à la Manuel Valls. Le problème, c’est que quand on veut faire dans la color-blindness et qu’on jette la race par la porte, celle-ci revient par la fenêtre. Votre réflexion ressemble à s’y méprendre à celle d’un éditorialiste ou d’un flic pour qui un jeune racisé des quartiers populaires est soit une racaille, soit un larbin de racaille. Vos bandits, Monsieur Segré, sont pour l’essentiel des personnes racisées de quartiers populaires ; commencer par dire cela, c’est éviter le poncif raciste, et se donner la possibilité d’étoffer quelque peu le commentaire politique.

Cela nous garde d’abord d’interpréter la situation à partir de dispositifs bêtement occidentaux. Je vous passe l’idée du nihilisme néolibéral (même si, une fois n’est pas coutume, c’est un peu rapide – le capitalisme ne s’accommode-t-il pas très bien de prétendues valeurs spirituelles, qu’on peut critiquer de nombreuses façons mais difficilement à l’aide de cette catégorie ; que l’on pense par exemple à la puissance de l’évangélisme aux États-Unis), mais êtes-vous si certain qu’elle puisse convenir pour décrire des cultures populaires dont l’examen ne peut faire l’économie d’un exercice de pensée décoloniale ; des cultures en lesquelles bien des valeurs mortes pour les peuples colons ont su perdurer, en lesquelles les traditions musulmanes jouent un rôle important, et que le modèle culturel dominant – blanc, capitaliste, étatique, chrétien ou affreusement laïcard – n’a jamais su intégralement briser ? Peut-être n’avez-vous pas encore pris connaissance de l’œuvre magistrale de Cedric Robinson, militant et penseur afro-américain, qui montre le caractère essentiel de la métaphysique et des traditions dites « religieuses » (d’un point de vue occidental), au sein de ce qu’il nomme la « tradition radicale noire » [1]. L’émeute, cher Monsieur, est le signe d’un conflit de mondes, un conflit métaphysique qui nécessite chez le spectateur, pour être compris, un décentrement.

Il serait temps de prendre conscience que les émeutes de banlieues françaises s’inscrivent dans le répertoire de luttes de la tradition radicale noire. L’impérialité et la colonialité particulières de l’État français impliquent aussi une spécificité des mécanismes de racialisation, et, dans les catégories raciales policières, une proximité du noir, de l’arabe et du blanc de banlieue. Aussi, simplifions pour que la réponse reste brève – l’actualité n’offre-t-elle pas mieux à faire qu’écrire –, et contentons-nous de souligner que reconstituer une telle généalogie permet de montrer la récurrence de la forme émeute dans l’histoire des luttes et des révoltes des groupes racisés. Je me permets de vous adresser quelques mots clés dont j’ose espérer qu’ils vous rafraîchiront la mémoire : émeutes d’Atlanta 1906, Algérie décembre 1960, Black Panther Party, George Floyd, etc. L’émeute, comme le soulignait Jacques Deschamps de façon si réconfortante dans le lundisoir du 9 mai dernier, est comme une réaction épidermique, une explosion de tristesse et de joie, une auto-défense collective, qui régénère le collectif après, en l’occurrence, la mort d’un frère. Il ne sert à rien de lui demander un projet politique ; ce serait confondre les ordres. Il y a une politique propre à l’émeute ; elle est à elle-même sa propre fin. Elle pourra servir d’appui à une fin politique postérieure, pour avoir créé des liens, une puissance commune, un sentiment de « dignité noire » [2], et qui sait quand cette fin émergera. Malheureusement ce n’est certainement pas, Monsieur Segré, votre extrême-gauche qui nous la donnera.

Où situer l’extrême-gauche ? Certainement à la gauche de la vôtre. Mais alors cela signifie qu’il y en a plusieurs, ce qui en réalité ne représente aucun problème. À bien des égards c’est plutôt une solution : cesser de vouloir unir l’extrême-gauche, arrêter de vouloir en faire une unité, abandonner le pathos de la convergence. Face au constat de la perte de repères, vous voyez, Monsieur, la chose en négatif : plus de PCF, plus d’Orient pour la pensée (ni pour la pratique, même s’il est vrai que cela semble chez vous un souci secondaire). Mais il faut la voir positivement ! Tant de nouvelles politiques révolutionnaires se développent ou sont rendues visibles, sur tant et tant de fronts, qu’effectivement il n’y a plus aucune situation claire et unifiée. N’est-ce pas pour le mieux ? Le fantasme de la totalisation, et celui de la prise de pouvoir d’État, ne reconduisent-ils pas toujours au même néant, ou à la même merde ? Il faut accepter la pluralisation des luttes, la non-centralité du mouvement ouvrier européen et de l’anticapitalisme. Il y a par exemple une tradition radicale noire aussi riche eu égard à l’histoire de l’émancipation que la tradition anticapitaliste européenne ; il y a aussi des traditions radicales indiennes, asiatiques, féministes, écologiques, anti-validistes, etc. Autant dire que face à tout cela vos trois principes paraissent un peu pâlichons. Vous échouez à comprendre nos révoltes actuelles, Monsieur, parce que vous plaquez vos schèmes politiques, – certes puissants, mais limités –, sur un ensemble de luttes qui vous dépasse.

À la fin comme au début, il est bien question de situation. En un autre sens toutefois, que celui que vous employez. Au sens du « d’où tu parles ? » de mai 68. D’où tu parles, cher Monsieur, dans ton article ? Qui parle ? C’est le philosophe de l’Idée, l’expert de l’avant-garde, le technicien du concept, qui observe depuis les lueurs éthérées de sa tour d’ivoire les atermoiements du bas-peuple. D’ordinaire, lorsque l’ordre établi est troublé, il parvient à faire une place à l’événement dans son système. Mais s’il n’y parvient pas, alors il barbarise : ils sont bandits, dit-il, et bons pour des goujats. « Circulez, il n’y a rien à voir, dit l’intellectualisme policier. Il n’y a que le bandit légal, à savoir le capitaliste, et le bandit illégal, c’est-à-dire, le barbare – la routine quoi, chacun s’en tient à son assignation. » Mais c’est vous, Monsieur, qui assignez. L’émeutier-artificier, lui, se joue de cette assignation ; peut-être qu’il la prend au mot mais c’est pour mieux la faire mentir. Et les risques encourus sont trop énormes pour qu’il puisse s’agir de nihilisme. « What a young protester says about the unrest in France », et qu’on peut entendre jusque dans le New York Times  : « Faut se mobiliser et attaquer. Attaquer, montrer qu’on peut changer les choses, montrer qu’on peut se défendre. » [3]. What Ivan Segré says about les nuits d’émeutes suite à la perte de Nahel : « rien ne s’est passé ». Vous comprendrez, cher Monsieur, que cela puisse mettre en rogne.

[1Cedric Robinson, Marxisme noir. La Genèse de la tradition radicale noire (1983), trad. Selim Nadi et Sophie Coudrau, éd. Entremonde, 2023.

[2Norman Ajari, La dignité ou la mort. Ethique et politique de la race, éd. La Découverte, 2019.

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