Le monde revient. Ebauche d’une antipolitique

Josep Rafanell i Orra

paru dans lundimatin#252, le 3 septembre 2020

Vertigineux effondrements écologiques. Gouvernementalité libéral-fasciste, de Bolsonaro à Macron. Comment affronter le désastre ? Sommes-nous condamnées à ressusciter des nouvelles scènes de la représentation politique ?

Et s’il fallait destituer la politique, tous les prétendants à la représentation, ses abstractions mortelles pour que surgissent à nouveau des vies dignes d’être vécues dans le partage ? Il faudra alors convoquer à nouveau le vieux mot communisme que les humains seuls ne peuvent plus composer. Mais le communisme n’a jamais été une idée. Il réside dans les pratiques de communisation, dans les arts de nos interdépendances, aussi bien lors des soulèvements que dans le soin que l’on porte à un jardin [1].

Chez le réaliste, ce n’est pas la foi qui naît du miracle,
mais le miracle de la foi.
Fiodor Dostoïevski, Les frères Karamazov

Effondrements écologiques, implosion sociale, prolifération d’insurrections : les coutures du système-monde sont partout en train de craquer. Il est désormais entendu : on avait cru en la Nature puisque nous en avions été séparés, comme on avait cru en la Société pour pouvoir exister. C’est cette double croyance, que nous avions appelée modernité, qui est irrémédiablement en train de sombrer.

Nous percevons, contraints et forcés, que les enchevêtrements multiples entre les êtres du vivant sont en train de s’écrouler. Nous apprenons que pour ne pas perdre le monde il nous faut habiter des mondes fragmentaires que les humains seuls ne peuvent plus composer. « Personne ne vit partout, tout le monde vit quelque part. Rien n’est lié à tout, tout est lié à quelque chose », (Donna Haraway, Vivre avec le trouble). Et nous apprenons ainsi que c’est la totalité sociale, fermée sur elle-même, qui nous a expulsés du monde : la société s’est toujours constituée sur le dos des multiplicités. Comment ignorer que nous devons, à nouveaux, retrouver des manières cosmomorphes, toujours situées, de faire communauté ?

Il faudrait porter notre attention aux formes de vie multi-spécifiques qui surgissent dans la prolifération des désastres. Ainsi des champignons qui, inattendus, composent de nouvelles communautés dans les forêts dévastées de l’Oregon. Nous devrions dorénavant, lancinante ritournelle, apprendre à vivre dans les ruines. Et pourtant si des fragments du monde dévasté restent habitables, il n’en sont pas moins des nouvelles opportunités pour les captations économiques (Anna Lowenhaupt Tsing, Les champignons de la fin du monde). Au bout de la chaine le tricholoma matsutake, en guest-star d’une nouvelle littérature des désastres, finira sa course dans un quelconque restaurant de luxe au Japon… Pour voir dans cette belle histoire « la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme » il faudrait pourtant, soit un optimisme immodéré d’universitaire, soit comme dans d’autres temps et d’autres histoires devenues anachroniques, vouloir ruiner ce qui ruine le monde. Mais il semblerait que les sujets révolutionnaires, en tant que sujets de l’émancipation sociale, sont rentrés dans un irrésistible déclin.

Ce monde patchy célébré avec tant d’empressement n’en reste donc pas moins gouverné par l’économie. Sa fragmentation ne prélude en rien sa détotalisation. Nous dirons, contre Haraway, que tout, chaque chose, chaque être, reste lié au Tout par la grâce des monstrueuses opérations de composition capitalistes. Devrions-nous nous contenter de mener des enquêtes sur les mondes moribonds des inter-dépendances entre des humains et des non-humains ? Devenir alors des diplomates multi-spécifiques dans de nouvelles scènes de la représentation politique ? Devrions-nous considérer la « sainte Colère » (Baptiste Morizot, Manières de vivre), ou pire la haine sociale, comme une douteuse impolitesse cosmopolitique ? C’est oublier un fait social élémentaire : tant qu’il y aura des humains qui prétendent en gouverner d’autres, tant qu’il y aura des institutions sociales avec ses prétendants à la représentation, il y aura la haine de ceux qui refusent de se laisser gouverner.

Depuis des siècles nous avons été arrachés au monde de la « nature ». Car la nature comme monde ne peux exister que si nous en faisons partie (Tim Ingold, Marcher avec les dragons). Nous voilà maintenant en train d’être dépossédés de notre appartenance au « monde » social. Ç’en est fini, y compris dans les centres du monde, des garanties d’un projet de vie pour tous intégré dans la marche glorieuse de l’économie. Mais avions-nous vraiment jamais appartenu à sa société ? A-t-elle jamais été un monde à habiter ? La situation paradoxale que nous vivons veut que ce soit la dépossession sociale qui rend possible la résurgence de nouvelles communautés.

De la dépossession et des dépossédés on pourrait dire : « elle est devenue chez eux un acquis, une sorte de condition a priori. Ils ne revendiquent plus aucun droit ». Dépossédés du monde social, nous pouvons à nouveau recommencer à exister réellement, de telle ou telle manière, dans tel ou tel monde. « Il n’y a pas un seul mode d’existence pour tous les êtres qui peuplent le monde, pas plus qu’il n’y a un seul monde pour tous ces êtres » (David Lapoujade, Les existences moindres).

Il y a toujours un reste et ce reste est notre inadaptation. C’est de l’inadaptation sociale, du refus de ses identités, que naitront encore les révolutions qui visent l’arrêt de la destruction.

* * *

Singulièrement, malgré le cycle ininterrompu d’insurrections depuis les printemps arabes et les occupations des places il y a plus de dix ans, succédant aux sabotages de masse des rencontres des grands de ce monde à partir des années 90, le cours de l’expérience révolutionnaire s’est effondré. Et ce n’est pas seulement l’offensive libéral-fasciste qui s’y emploie avec fureur. Ce sont aussi les nouvelles écologies politiques, avec leur restauration de la représentation, qui y contribuent aujourd’hui obstinément. Dorénavant la représentation devrait s’élargir à l’échelle cosmologique ! Disons-le encore une fois : nos ennemis ce sont toujours les représentants qui s’arrogent le pouvoir de dire « ce qui est », y compris dans ses devenirs enchevêtrés, en lieu et place de leur appartenance aux communautés en train de se faire. La communauté est irreprésentable. On y appartient dans l’instauration de rapports qui singularisent des milieux. Et on s’insurge lorsqu’on en dénie la possibilité.

Les scènes de la politique, avec ses sujets, semblent être arrivées à leur phase terminale. Et avec elles, c’est la rêverie d’une autonomie comme détachement des liens qui singularisaient des mondes qui est en train de sombrer. C’est la division prescrite dans un face-à-face social qui semble ne plus pouvoir s’opérer. A quoi bon si nous savons maintenant qu’il faut sortir de la société ? Ce n’est pas que les ennemis n’existent plus. Ils sont comme toujours les ennemis qui défendent la société. Ils sont aujourd’hui comme hier les ennemis de la multiplicité. Ce sont les fanatiques militants de l’économie qui ne peut être que sociale. Le capitalisme n’est pas seulement un système économique mais aussi une société à gouverner (Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme) Oui, nos ennemis on peut aujourd’hui comme hier les identifier. On nous les re-présente tous les jours. C’est une des sources du dégout que degage notre époque que de devoir en subir la grotesque agitation dans le triste décor de la représentation politique.

Où en sommes-nous ? Faut-il choisir entre des mondes sans division et la division sans mondes ? Pour sortir de cette aporie nous devons en finir avec la politique dont le démos grec en aurait planté le décor éternel. Avec ses prétendants carnassiers, ses compétents déclarant l’incompétence des autres, avec ses gouvernants et ses gouvernés. Et avec ses comptoirs dans le pourtour de la Méditerranée. Détienne Marcel nous avertit dès les premières pages dans Les dieux d’Orphée du contraste entre les formes de vie qui subsistaient dans les hybridations et les mystères de la khôra et l’assemblée des rivaux dans la polis  : « (…) genre de vie absolument séparé de ceux et de celles qui naissent des citoyens programmés, dressés à s’entretuer autour de leurs autels ensanglantés ». Ou encore plus abrupt : « La démocratie est la forme d’organisation adéquate, c’est-à-dire la plus efficace, à une collectivité de prédateurs » (Julien Coupat, Dialogue avec les morts). Oui, il se pourrait que cette Antiquité fondatrice fut « une profonde erreur » (Michel Foucault).

En régime politique, on fait toujours le beau devant le miroir qu’on nous tend et qui nous renvoie à nous-mêmes. Ou alors on se sacrifie au nom de ceux, supposés nos semblables, qu’il faudrait rassembler. Mais avec lesquels nous ne savons plus habiter.

Nous n’avons pas besoin de rassemblements au nom des idées politiques mais de communautés de pratiques. La communauté ne nait jamais au nom d’une idée, serait-ce celle de l’égalité, mais des interdépendances entre les êtres et de l’entrelacement de leurs manières d’exister. C’est avec des pratiques d’assemblage qu’on pourrait défaire la violence du rapport social enserré dans ses identités. L’égalité ne peut naitre que dans l’épreuve des différences.

Il n’y a d’identités que celles de nos ennemis. Nous ne pouvons pas consentir à ce que notre camp, celui des amis, soit dévasté par des identités sociales exaspérées comme un nouveau fond de commerce de la scène politique. Nous avons appris que seule la désidentification signe l’irruption qui défait l’ordre policier. « Les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître », nous dit l’adage devenu célèbre. Mais comment des processus de désidentification peuvent advenir s’ils n’ont pas été précédés par des nouvelles configurations de l’expérience ? Soyons clairs : contre les polices non pas une politique des identités mais des communaux en chantier. Non pas « je suis ceci ou cela », toujours meurtri de ne pas assez l’être, mais qu’est-ce que je deviens dans l’infinie variation des relations entre les êtres ?

* * *

Reste la question importante. Si la communauté est l’affirmation de formes de vie partagées elle est aussi l’affrontement avec ce qui en dénie la possibilité.

Nous n’en avons pas fini avec les insurrections. Mais comment sortir du cercle de la destitution, puis des nouvelles constitutions sociales qui nous absentent à nouveau des mondes pluriels des vies communes ?

Mediapart, s’interroge inquiet, après le dernier soulèvement libanais : « Lundi soir, le premier ministre Hassan Diab annonce la démission de son gouvernement, lâché par les partis qui l’avaient initialement soutenu. Mais qui pour le remplacer ? ». Contre toute évidence, contre le désespoir de la politique, pour des vies dignes d’être vécues il n’y a qu’une réponse : la Commune, l’inéfectué comme potentiel révolutionnaire, les quasi-causes contre ce qui apparaît comme l’évidence du déjà déterminée : à nouveau la gouvernementalité. Car il n’y a rien à remplacer. Rien à représenter. Tout est à créer et à récréer. Nous sommes les héritiers des histoires vaincues. A nos amis communalistes nous voudrions leur dire : « nous ne représentons rien ni personne ni aucun être. Commençons par dessiner la trame de nos interdépendances, expérimentons des formes d’hospitalité, organisons des manières pratiques de nous lier, nous allier. Amis communalistes, ne vous présentez jamais aux élections ! »

Comme le disait un ami : il ne nous faut pas des constitutions sociales mais des géographies. Et toute géographie se constitue dans les manières de l’habiter comme autant de communaux en chantier. Ce sont les hétéronomies situées qui nous permettent d’affronter l’hétéronomie que nous impose la gouvernementalité. Nous pouvons nous nourrir, nous chauffer, nous soigner, nous réapproprier des techniques, nous déplacer, accueillir l’étranger et ses mondes. Nous savons que nous le pouvons si nous créons les conditions de nos rencontres.

S’ouvre à nous une période de chaos et de confusion sans précédent. Probablement l’intensification des destructions et leurs enchainements anaphoriques. Mais aussi la possibilité de nouvelles créations auxquelles ouvrent justement les effondrements. Il n’y aura plus de plan de consistance, de théorie serrée en mesure de se saisir de la débâcle, ni d’institution d’un front commun, des convergences de luttes guidées par des identités sociales et leurs idées. Bon débarras. Car si au milieu des décombres le monde revient, il revient en fragments. Et c’est avec eux que des associations peuvent à nouveau s’instaurer. Il n’y a qu’un kaléidoscope de mondes à composer. Nous sommes en train de franchir toutes les limites du monde totalisé avec ses divisions métaphysiques. Appelons alors notre situation, cataphorique (David Lapoujade). C’est la catastrophe qui nous porte, qui nous entraine du haut vers le bas, du ciel des idées vers le sol que nous devons habiter. C’est par le bas, par une radicalisation de l’expérience, terre-à-terre, qu’il nous faut franchir la limite de la représentation, ses rassemblements toxiques pour pouvoir contribuer au retour de l’infinie variation des mondes. Pas-à-pas, de proche en proche, fuir l’obsession de la ligne de partage censée nous rassembler dans des abstractions mortelles. Le couplage de l’instauration et de la destitution signe la fin du règne de la politique. Rien, aucune urgence, ne saurait nous épargner la nécessité de la destitution comme expérience antipolitique. Il faudrait commencer par en destituer le langage qui se niche subrepticement dans tous les milieux.

« A force de pressurer ainsi le langage, la pensée ne peut plus se contenter du support des mots ; elle doit jaillir pour chercher ailleurs sa solution. Cet « ailleurs » ne doit pas s’entendre comme un plan transcendant, un domaine métaphysique mystérieux ; cet « ailleurs » est « ici », dans l’immédiat de la vie réelle. C’est d’ici que part notre pensée, et c’est ici qu’elle doit revenir ; mais après quels détours ! D’abord vivre, ensuite philosopher ; mais troisièmement revivre » (Réné Daumal, Les limites du langage philosophique).

Sortir de la gigantomachie multiséculaire : la Nature, la Société, l’Institution, la Politique pour revenir aux régions formatives de l’expérience. Les yeux rivés vers le lointain, construire ici, transmettre, accueillir, traduire, retrouver le sens de la proportionnalité, éprouver comme un honneur le partage. Animer le désert qu’on nous a légué, reprendre pied en cultivant notre attention aux relations entre les êtres pour pouvoir s’ouvrir au devenir de nos vies communes. En finir avec la politique c’est le plus sûr moyen de ne plus nous laisser gouverner. Lutter, saboter, détruire, créer, construire et aimer. Partir pour pouvoir revenir.

Nous ne parlons de rien d’autre que de communisme. Mais le communisme n’a jamais été une idée. Il réside dans des pratiques de communisation. Et dans la croyance que c’est de la foi que nait le miracle. Redevenons des réalistes radicaux.

Josep Rafanell i Orra

[1Une version antérieure de ce texte a été écrite à l’occasion des rencontres autour de l’appel aux politiques de la terre qui se déroulaient fin Août à la ferme de Lachaud.

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