Le gouvernement à l’ère de la gouvernance

Entre fin du politique et hégémonie néolibérale
Julien Champigny

paru dans lundimatin#407, le 13 décembre 2023

Alors que la très controversée COP 28 se tient en ce moment à Dubaï, certains scientifiques en ont appelé à « une autre gouvernance climatique », estimant que le peuple devait se substituer aux compagnies pétrolières à la table des négociations, qui empêchaient « d’autres formes d’élaboration politique de se mettre en place. » [1]

La gouvernance est un terme à la mode. Il ne se passe pas un jour sans que l’on recourt à cette notion pour parler d’objets aussi divers que la politique publique d’un État, la gestion de ressources naturelles ou d’un bien public. Ainsi, on parle aussi bien de gouvernance d’entreprise, de gouvernance des biens communs, des données, d’un club de football... Dans les médias, les termes de « gouvernement » et « gouvernance » semblent interchangeables et l’on est parfois bien en peine de distinguer les deux.

De par sa ductilité, le concept de gouvernance interroge, et pourrait être rapproché de ce qu’Alice Krieg-Planque nomme une « formule » [2], à savoir un terme aux contours flous et à la signification polysémique, qui peut-être mobilisé par une multitude d’acteurs sans que ceux-ci ne parlent tout à fait de la même chose. La gouvernance est généralement présentée comme un dispositif technique permettant de combiner les intérêts d’acteurs privés aussi bien qu’associatifs, le gouvernement en étant réduit, dans cette optique, à la seule fonction de « coordinateur » chargé de donner un cap.

Bien qu’il s’agisse, ou plutôt parce qu’il s’agit d’un objet flottant, la science politique s’est depuis de nombreuses années attachée à le définir. Ainsi, selon Le Galès : « La notion de gouvernance peut être définie comme un processus d’agrégation, de coordination et de direction d’acteurs, de groupes sociaux et d’organisations, en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement. » [3]

La gouvernance traduit-elle la nécessaire reconfiguration du rôle du gouvernement à l’heure de la globalisation et ses problématiques transnationales, ou, plus qu’un simple processus, la notion charrie-t-elle dans son sillage toute une idéologie ? À travers son lot de bonnes pratiques préconisées par les organisations internationales (Banque mondiale, FMI...), la gouvernance ne contribue-t-elle pas finalement à changer la nature même du gouvernement ?

Aussi, nous pouvons nous demander :

En quoi la notion de « gouvernance » produit-elle une reconfiguration du rôle du gouvernement au profit d’une gestion technocratique de la société ?

Dans une première partie nous nous demanderons en quoi la gouvernance et la reconfiguration du rôle du gouvernement constituent l’application des principes de l’idéologie néolibérale, puis nous verrons comment la gouvernance s’inscrit dans un processus conduisant à l’élaboration d’une société post-démocratique, au profit d’une gestion technocratique soutenant la recherche du consensus.

La reconfiguration du gouvernement selon les principes du néolibéralisme

Le Galès note que la gouvernance ne constitue pas un « concept ancré dans une théorie ni, a fortiori, une théorie » [4]. Le terme, qui fut d’abord utilisé en France entre le XIIIe et le XIVe siècle, et renvoyait à l’idée de « gouvernement » entendu au sens « d’art de gouverner », fut un temps abandonné avant d’être repris dans le vocabulaire managérial des années 70, pour plus tard apparaître sous la plume des théoriciens des relations internationales pour qui il s’agissait, dans le contexte de mondialisation triomphante des années 90, de rendre compte de l’évolution d’une société internationale désormais caractérisée par la complexité et l’hétérogénéité. [5] La notion apparaît un peu plus tard en science politique, et vise à théoriser le mouvement de repli d’un État devenu creux (« hollow State ») « et confronté à la montée en puissance d’autres acteurs, publics et privés, internes et externes, qui entendent peser sur les choix collectifs et avec lesquels il est devenu nécessaire de composer. » [6]

Existe-t-il une différence entre gouvernance et gouvernement ? En somme, parler de la première en lieu et place du second ne serait-il pas simplement une manière d’être dans « l’air du temps », de placer son action sous le signe de la modernité et de l’efficacité ? Si le gouvernement repose sur une certaine conception du pouvoir caractérisée par l’asymétrie, l’inégalité et l’unilatéralité, c’est-à-dire donnant la capacité à celui qui le détient d’imposer sa volonté au destinataire (la « conduite des conduites » chez Foucault), la notion de « gouvernance » renvoie quand à elle à l’idée d’ « un processus continu de coopération et d’accommodement entre des intérêts divers et conflictuels » [7] selon les mots de la Commission sur la gouvernance mondiale. En somme, la gouvernance serait un processus, et, in fine, constituerait un instrument purement fonctionnel faisant primer les notions d’horizontalité, d’égalité et d’interdépendance – soit l’opposé du gouvernement. Dans ce contexte nouveau, l’État se verrait contraint d’abandonner son immuable position de surplomb, et ne constituerait plus l’épicentre de toutes les décisions, mais davantage le « coordinateur » d’une multiplicité d’acteurs (entreprises, ONGs, associations, etc.) qui jouiraient d’une certaine autonomie vis-à-vis de celui-ci, et partageraient ensemble des objectifs et des règles du jeu co-construits.

La reconfiguration du gouvernement selon les nécessités de la gouvernance implique deux inflexions majeures : sur le plan interne et externe, où il doit tenir compte d’autres acteurs amenés à participer à la prise de décisions, conduisant de fait à un décloisonnement entre public et privé mais aussi entre les différents niveaux (international, régional, national et local) ; d’autre part ce processus de coopération encourage la prise de décisions consensuelles plutôt qu’antagonistes afin que chacun puisse y trouver son compte.

Si, comme nous avons pu le voir, la gouvernance répondait d’abord à une volonté des théoriciens des relations internationales de rendre compte de l’évolution internationale, il s’agissait pour les tenants de la Global Governance de « promouvoir de nouveaux modes de régulation et d’intégration destinés à établir un nouvel ordre international » [8], appuyés par la création du « Centre pour l’étude de la gouvernance globale » à Londres en 1992 ou la revue Gouvernance Globale lancée en 1995. Pour autant, ces « deux points de vue, l’un descriptif, l’autre prescriptif, étaient en fait inextricablement mêlés [et] favoris[és] par l’existence de passerelles entre monde académique et univers politique, telle la Commission de la gouvernance globale. » [9]

L’interdépendance croissante des États dans ce nouveau contexte international conduit à la redéfinition des fonctions étatiques, pour autant, la seule notion de « gouvernance » ne saurait suffire si elle n’était accompagnée de son double : la « bonne gouvernance ». De fait, les préconisations constituent l’un des registres favoris de la régulation néolibérale qui viennent s’imposer aux différents acteurs tenus de s’y conformer. La bonne gouvernance, telle que définit par les organisations internationales, incarne la mise en application du consensus de Washington [10] au même titre que les « programmes de développement » destinés aux pays du Sud global. Il s’agit bien entendu de réformes économiques, mais également politiques (consolidation des institutions démocratiques représentatives, construction d’un état de droit, etc.) et judiciaires (mise en place de tribunaux indépendants, etc.). La bonne gouvernance impose à chacun des États l’adoption de mesures structurelles à l’échelle nationale (privatisation des entreprises publiques, réduction du personnel des administrations, discipline budgétaire, encouragement de la compétition et des marchés, etc.), condition sine qua non d’une bonne gouvernance mondiale, synonyme de stabilité et de prospérité pour chacun des acteurs jouant selon les nouvelles règles du jeu.

En somme, la gouvernance, à travers son arsenal de recommandations « clef en mains », constitue un projet politique et témoigne de la reconfiguration de l’État – et donc du rôle du gouvernement – sous l’influence de l’hégémonie néolibérale, où celui-ci est pensé comme un gestionnaire de politiques publiques. Comme le rappelle Wendy Brown, le néolibéralisme est un projet « constructiviste », au sens où la diffusion d’une rationalité économique à tous les domaines de la société n’est pas un donné ontologique, mais se doit d’être développée, diffusée et institutionnalisée à travers des normes sociales, et où le marché, à mille lieux du « laisser faire » libéral, n’est pas considéré comme naturel mais nécessite d’être sans cesse soutenu par la loi et le gouvernement. Ainsi, le marché n’est pas contrôlé par l’État, mais constitue le « principe d’organisation et de régulation de l’État et de la société ». [11]

La fin du politique au profit d’une gestion technocratique

La notion de « gouvernance » fait office de « formule », de « concept caméléon » [12] qui peut être décliné sous différentes formes et au travers desquelles s’expriment des convictions idéologiques différentes voire antithétiques. En dépit de son caractère vague, ou plutôt à cause de celui-ci, la notion de « gouvernance » a connu un succès incontestable ces dernières décennies.

La notion renvoie à quatre grands principes : un code de conduite négocié, la recherche systématique du consensus, la négociation des conflits plutôt que la politisation de la chose publique, enfin la survalorisation du court terme. Dans cette optique, les règles de la bonne gouvernance sont dépolitisées, et les questions relatives à la « coordination d’activités sociales et politiques sont transcrites en termes de management » [13] où tout est envisagé comme « problème d’efficacité à résoudre » [14]. D’autre part, la politique n’est plus pensée comme antagoniste (la fameuse distinction ami / ennemi de Schmitt) ou même agonistique (l’opposant pensé comme un adversaire et non comme un ennemi de Mouffe et Laclau), mais c’est au contraire le consensus qui prime, que le « there is no alternative » thatchérien synthétise à lui seul. Pis, tout un tas de décisions ne sont plus considérées comme relevant du domaine du politique (la négociation des conflits plutôt que la politisation de la chose publique), mais sont présentées comme essentiellement techniques, ce qu’on retrouve dans le slogan de campagne de William Clinton : « that’s economic, stupid ». Par ailleurs, la vision court-termiste de la gouvernance tend à favoriser la « gestion » des inégalités sociales jugées inévitables, au détriment d’une transformation s’attaquant aux causes structurelles de celles-ci.

Dans un monde plus complexe où l’imposition unilatérale de décisions ne coïncide plus avec les nouveaux équilibres des sociétés contemporaines, le gouvernement s’est donc vu contraint de se reconfigurer, et la gouvernance apparaît alors comme une nouvelle technologie de pouvoir, où toute politique qui serait contraire aux intérêts du marché est d’emblée discréditée, puisque le gouvernement se doit d’adapter son action pour satisfaire ce dernier, et tire sa légitimité de la croissance économique. Par conséquent de nouvelles oppositions se font jour entre : pragmatiques / idéologues, progressistes / populistes, monde ouvert / monde fermé, le centre / les extrêmes... En somme, le gouvernement à l’ère de la gouvernance est nécessairement d’ « extrême centre », pour emprunter à Pierre Serna son fameux concept [15], reprit ailleurs [16] : à savoir une vision de la démocratie non conflictuelle où l’axe gauche-droite aurait été abolit au profit d’une rationalité technocratique et dépolitisée.

Le politique est avant tout une sphère de pouvoir, un espace de conflit et d’antagonisme [17], cependant la gouvernance, de par sa philosophie même, nie cette dimension du politique au profit d’une société pacifiée – pour ne pas dire anesthésiée – où les différents acteurs seraient nécessairement amenés à converger vers un intérêt commun. Dans cette vision, la liberté en est réduite à la seule dimension économique, et le citoyen néolibéral libre et rationnel, pesant chacune de ses décisions selon une analyse coûts-bénéfices (l’homo oeconomicus), arbitre entre les différentes options proposées par le marché et garanties par l’État. De telle sorte que « l’État conduit et contrôle les sujets sans en être responsable ». [18] En somme, comme le résume Moreau-Defarges, dans la société de la gouvernance : « gouverner ne serait plus l’art imparfait et décevant de la maîtrise des passions mais la gestion rationnelle d’individus rationnels et raisonnables. » [19]

Gouvernance : nouvelle technologie de pouvoir et politiques de l’extrême centre

Comme nous avons pu le voir, la gouvernance constitue une nouvelle technologie de pouvoir du gouvernement qui se redéploie dans un contexte davantage marqué par la complexité et l’horizontalité de la société, et lui permet de se tenir à distance de la délibération populaire. L’empire de la gouvernance est la conséquence de l’hégémonie néolibérale qui prône la suppression du politique au profit d’une gestion technocratique de la société caractérisée par la recherche du consensus, et où l’efficience économique constitue l’alpha et l’oméga de l’action du gouvernement (la « bonne gouvernance »).

Cependant, si la gouvernance permet au gouvernement d’agir, il est également agit et contraint par celle-ci. Présentée comme un processus encourageant horizontalité et interdépendance, la gouvernance s’apparente davantage à ce que Foucault nomme un « dispositif », à savoir un ensemble hétérogène comportant aussi bien des discours (l’État doit se réformer, etc.), institutions (FMI, banque mondiale, etc.), décisions réglementaires (taux d’endettement des États à ne pas dépasser, etc.), des énoncés scientifiques (le marché régule l’État et est régulé par l’État, etc.) ou moraux (la dette publique c’est mal, etc.)… Foucault rappelle que le dispositif a une « fonction stratégique dominante », dans le cas qui nous concerne : l’imposition de normes de comportement aux gouvernements de l’ensemble du globe, où toute action est réduite et évaluée à l’aune de l’efficience économique.

Dans le policy mix de la gouvernance, où dépolitisation, recherche du consensus et gestion des inégalités constituent les seules lignes de conduite légitimes, toute proposition alternative est aussitôt discréditée et taxée de populiste. Il s’agit de mettre à distance le politique et la délibération populaire, en présentant les décisions sous le sceau de l’évidence et non comme des choix de société (« that’s economy, stupid »). En somme, la recherche du consensus prônée par la gouvernance produit une absence de délibération par excès de délibération.

Il y a près de soixante ans, dans un livre célèbre [20], Marcuse affirmait que le capitalisme avait supprimé le sujet révolutionnaire, et condamné tout projet politique alternatif, plongeant les individus dans une société désormais unidimensionnelle  : son actualisation la plus récente, le néolibéralisme, poursuit cette œuvre à travers notamment la gouvernance, en soumettant chaque pan de la société à sa rationalité froide et instrumentale. Pour autant, il ne s’agit pas de regretter l’ancien gouvernement caractérisé par l’imposition unilatérale de décisions, mais davantage de s’interroger sur les formes que pourraient prendre une société mettant au centre la délibération populaire, et promouvant des politiques qui font primer des intérêts autres qu’économiques. En somme, défendre l’idée que le politique ne constitue pas la recherche du consensus, mais au contraire la sphère du conflit et de l’antagonisme.

Julien Champigny

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[1Crosnier. C. (2023, 29 novembre).​ L’ « alter COP » : une autre gouvernance climatique est possible. [Émission de radio]. France Inter. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/camille-passe-au-vert/camille-passe-au-vert-du-mercredi-29-novembre-2023-5711834

[2Krieg-Planque, A. (2010). La formule “développement durable” : un opérateur de neutralisation de la conflictualité. Langage et société, 134, 5-29. https://doi-org.bibelec.univ-lyon2.fr/10.3917/ls.134.0005

[3Le Galès, P. (2019). Gouvernance. Dans : Laurie Boussaguet éd., Dictionnaire des politiques publiques : 5e édition entièrement revue et corrigée (pp. 297-305). Paris : Presses de Sciences Po. https://doi-org.bibelec.univ-lyon2.fr/10.3917/scpo.bouss.2019.01.0297

[4Le Galès, P. (2019). Gouvernance, op. cit.

[5Roseneau, J., Czempiel, E-O. (1992). Governance without Government : Order and Change in World Politics. Cambridge University Press.

[6Chevallier, J. (2003). La gouvernance, un nouveau paradigme étatique ?. Revue française d’administration publique, 105-106, pp. 203-217.

[7Ibid.

[8Ibid.

[9Ibid.

[10Le consensus de Washington est un corpus de mesures d’inspiration libérale datant de la période Reagan, et concernant les moyens de relancer la croissance économique. Ce consensus s’est établi entre les grandes institutions financières internationales siégeant à Washington (Banque mondiale et Fonds monétaire international) et le département du Trésor étasunien. Les différentes mesures préconisées sont par exemple : discipline budgétaire, privatisation, libéralisation du commerce extérieur, réorientation des priorités des dépenses publiques, déréglementation des marchés et de l’économie...

[11Brown, W. (2004). Néo-libéralisme et fin de la démocratie. Vacarme, 29, 86-93. https://doi.org/10.3917/vaca.029.0086

[12Lesain-Delabarre, J. (2012). Gouvernance : un concept caméléon à l’épreuve des analyses critiques. La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, 60, 287-302. https://doi-org.bibelec.univ-lyon2.fr/10.3917/nras.060.0287

[13Le Galès, P. (2019). Gouvernance, op. cit.

[14Ibid.

[15Serna, P. (2005). La République des girouettes : 1789-1815 et au-delà : Une anomalie politique : la France de l’extrême centre, Champ Vallo, coll. « La Chose publique ».

[16Deneault, A. (2016). Politiques de l’extrême centre. Lux éditeu ; Ali, T. (2018). The Extreme Center, a Second Warning. Verso.

[17Mouffe, C. (2015). L’illusion du consensus. Albin Michel.

[18Brown, W. (2004). Néo-libéralisme et fin de la démocratie, op. cit.

[19Chevallier, J. (2003). La gouvernance, un nouveau paradigme étatique ?, op. cit.

[20Marcuse, H. (1964). One-Dimensional man. Beacon Press.

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