Le faux problème principal : « qu’est-ce que je vaux ? »

(sur le rapport social d’âge)
Sébastien Charbonnier

paru dans lundimatin#420, le 19 mars 2024

L’âge est-il un rapport social au même titre que les autres ? Oui, il joue même un rôle spécifique dans l’exploitation. De même que le féminisme matérialiste a enrichi le concept marxien d’exploitation (mise en évidence de la spécificité du travail domestique de reproduction sociale, irréductible à la forme classiste de l’exploitation), il serait intéressant de comprendre ce que les rapports sociaux d’âge font dans le phénomène exploitatif. Une analyse lumineuse et acérée.

« Je ne suis qu’une merde incapable et encombrante. »
Monsieur M., travailleur à France Télécom, suicidé [1]

Prélude. Est-il besoin d’établir, dans ce court texte, le fait de la domination adulte (que je préfère nommer domination par l’ancienneté pour des raisons de justesse d’analyse [2]) ? Ce serait trop long et, en même temps, ce serait enfoncer des portes ouvertes : la classe des mineur·es est forcée à la scolarité, privée du droit d’expression et d’association, interdite d’ester en justice, de travailler contre rémunération, de se marier, de conduire, de voter, etc. C’est le seul rapport social à ce point confirmé et assumé collectivement par un cadre légal ; c’est donc aussi le plus consensuellement accepté. Cela explique, à mon sens, qu’il soit si peu critiqué et analysé – au point d’être invisibilisé dans la parenthèse favorite des travaux sur l’intersectionnalité : « (sexe, classe, race) ». Mais les choses changent doucement, notamment avec la visibilité accrue de l’ampleur du phénomène de l’inceste.

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Il ne suffit pas d’avoir des lois contraignantes, un marché du travail capitaliste, une armée de réserve des chômeurs, le patriarcat, la suprématie blanche, etc.

Encore faut-il que, quand le réveil sonne, les travailleurs et les travailleuses se lèvent. Malgré l’absence d’envie, malgré les rêves interrompus, malgré les cernes. Comment une telle extorsion énergétique est-elle possible ? D’où vient la ressource psychique et corporelle pour y aller malgré tout ?

Mon hypothèse : c’est pendant l’éducation, structurée par la domination par l’ancienneté, que s’instille la mise en dépendance affective, nécessaire à la mise au travail. Les rapports sociaux d’âge seraient la matrice de notre fausse conception du désir qui nous condamne au « sens de l’effort  » – sans lequel aucune exploitation n’est possible.

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« Jus sive potentia » (le droit, c’est la puissance) : principe simple qui protège de toutes les tentatives qui veulent brider la puissance au nom du droit, en les voyant pour ce qu’elles sont – à savoir des pièges. La plus canonique d’entre toutes : la question de la légitimité. Chaque fois qu’elle surgit, c’est pour faire la police et diviser, antérieurement à la pratique, par des « titres à exercer ». Son objectif est performatif : rendre impossible l’action des sans-titres à force de les qualifier d’illégitimes. Or, le minorat est la première classe à subir cette opprobre : « pour qui te prends-tu ? » serait la formule canonique de ce rappel à l’ordre.

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En politique, la question « qui est légitime pour exercer la souveraineté ? » n’est qu’une manière ampoulée de se tirer la bourre, entre dominant·es, pour accéder au droit de nuire. Les prétendant·es au pastoralisme politique se présentent : « nous les riches… » (ploutocratie), « nous les sachant·es » (épistémocratie), « nous les ancien·nes » (gérontocratie). Illes veulent se faire aimer pour qu’on leur confie le soin de nous – ce qui impliquera qu’ils nous commandent, puisque nous ne déciderons plus par nous-mêmes.

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Faire dépendre, c’est priver l’autre de la nécessité (déterminations objectives du réel) en fixant son attention sur les conditions arbitraires du maître. Il n’y aura donc plus aucune liberté possible.

Méfions-nous donc comme de la peste de la classe des maîtres qui veulent bienveiller sur nous parce qu’ils nous affirment dépendant·es. Ne confondons surtout pas les gestes politiques du care avec la mise en dépendance !

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Se poser la question « qu’est-ce que je vaux ? » est l’expression d’une aliénation causée par les ordres, reçus d’autrui, de prouver sa valeur : depuis le chantage affectif familial (« si tu n’as pas des bonnes notes à l’école, tu seras un·e raté·e ») jusqu’au fonctionnement institutionnel (« tu ne seras légitime pour enseigner que si tu as le concours »).

Nous n’en venons à nous poser ce faux problème de notre valeur que si quelque personne nous a enjoint·e de prouver notre valeur. Alors, forcément, l’idée fixe de notre valeur devient pré-occupante, à la lettre : elle en vient à précéder toute mise en action. « Ce que j’ai à dire a-t-il vraiment de l’intérêt ? », avant toute prise de parole. « Qui suis-je pour prétendre à un tel poste ? », au moment de choisir une activité. Plus génériquement : « qui suis-je pour prétendre faire ceci ou cela ? »

Le piège se referme, car croire qu’agir c’est prétendre, c’est aussitôt contaminer le champ des actions expérimentales et libres par l’angoisse de sa propre valeur. On devient happé·e par la question de la légitimité, ce faux problème terriblement minant qui rend le fait même d’agir inquiétant. Faux problème aux effets parfaitement concrets, car si la légitimité est un fondement attendu, une propriété des choses – je suis, ou ne suis pas, légitime –, il va alors falloir prouver mon mérite d’exister et d’être là.

Par exemple, le travail gratuit est souvent obtenu, ou plutôt extorqué, en faisant croire que son effectuation permettra aux individus de prouver leur valeur : être une bonne mère, être un chômeur digne qui cherche un emploi, être une militante engagée pour la cause, etc. [3] « Je suis une bonne mère parce que je fais ce travail domestique » : une telle explication causale permet toutes les exploitations ! Cet usage manipulatoire des valeurs – l’amour, la passion, la dévotion pour autrui, etc. – fait croire aux individus qu’ils auront une valeur qu’on les somme de démontrer par des activités définies. (La conditionnalité comme premier outil du maître.)

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Les discours pré-dominants sur les valeurs désignées comme désirables servent à enrôler le désir des personnes qu’aucun désir réel ne vise – au sens spinoziste [4]. Cela pourrait même constituer la condition affective de l’exploitation : les rapports sociaux d’âge font croire aux personnes qu’elles sont responsables de leur valeur. [5]

Par exemple, « je te fais confiance » devient une menace lorsque le message performatif de l’adulte est : « si tu n’honores pas la confiance que je place en toi, je considèrerai que tu ne vaux rien, car tu n’es pas fiable » (de fides, fiduciaire).

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« Tu me fais honte », peut dire un père homophobe à son fils, après que ce dernier ait fait son coming out. La mise en dépendance affective est rarement un chantage calculé ou sadique : elle émane d’une profonde incapacité à aimer soi-même…

Ralph Ellison dit, à propos de son grand roman l’Homme invisible, que l’invisibilité du héros est un échec de l’imagination et de l’éducation de la part des Blancs, et non un quelconque manque ou défaut du héros. En effet, l’invisibilité ne dit rien de ce qu’est le héros, mais de ce que peuvent les Blancs : elle est une qualité prêtée par celles et ceux qu’aucun désir n’anime – donc impuissant·es à donner.

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Le schéma du développement (provenant lui-même de l’idée de perfectibilité du 18e siècle) est une matrice idéologique : il fait de la position d’antériorité relative des ancien.nes un rapport social. « Je suis l’étalon de valeur, donc si tu veux valoir quelque chose, il faudra faire comme moi, devenir comme moi » : le narcissisme est la passion à laquelle aboutit logiquement la téléologie qui sous-tend l’idée de progrès. « Encore un effort pour me ressembler », encourage le maître

De fait, la figure du modèle est centrale dans les rapports sociaux d’âge qui font de la mobilité la structure nécessaire de l’oppression : contrairement aux assignations identitaires (fixistes donc) de la plupart des autres rapports sociaux, il y a ici une injonction à la mobilité (souvent nommée « maturité »). « Ne reste pas ce que tu es (un être imparfait, puérile, immature, etc.), mais deviens ce que je te conseille d’être » – les dominant.es aiment euphémiser.

Cela peut prendre mille formes dans les processus d’éducation. Il y a le dénigrement de l’Apprendre au nom du Savoir, bien sûr : toute l’école est voué à nous faire aimer les solutions et craindre les problèmes. [6] Dans un autre registre, la construction de la masculinité hégémonique convoquera ce schéma avec la fierté de la pilosité au moment de la puberté ou la comparaison inquiète de la croissance de la taille du pénis entre adolescents. En termes d’éducation sexuelle, les chantages pour obtenir des faveurs sexuelles abuseront d’une extorsion se parant de l’image valorisée de l’« ouverture d’esprit à essayer des trucs d’adultes ». L’éducation genrée d’un jeune homme pourra ainsi l’amener à agresser sexuellement sa partenaire en la faisant douter affectivement de sa valeur : « si tu ne me fais pas ça, tu es nulle donc je te quitte ». Ici, l’abus est systémiquement rendu possible par la peur de déplaire intériorisée de la partenaire – depuis une éducation genrée « en tant que femme » – au nom de la valeur qu’il y aurait à « développer » sa sexualité. (Le critère du consentement apparaissant assez pauvre pour lutter contre ce qui a été antérieurement et affectivement préparé par l’éducation reçue.)

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Parvenir = vouloir valoir.

Pourquoi cherche-t-on à parvenir ? Ultimement, les rapports sociaux d’âge nous captent dans une économie affective de la dette : on veut parvenir à valoir quelque chose, comme s’il y avait quelque somme symbolique à collecter pour rembourser. « Excusez-moi d’être… », peut ainsi se répéter toute sa vie une personne que la maltraitance parentale aura conditionnée à croire que la valeur est une propriété personnelle (dont elle à la charge) et non une puissance de son désir.

L’essence de l’humain – à savoir le désir comme puissance de production de valeur – est retournée en aspiration à avoir de la valeur : avoir de l’argent, paraître bel·le selon les normes esthétiques, détenir des certifications, obtenir la reconnaissance de ses maîtres, etc.

L’exploitation n’est concrètement pas possible sans cette mobilisation énergétique des corps et des esprits fondée sur la capture affective. Et ça marche ! Nous cherchons à avoir de la valeur parce qu’on sent, même inconsciemment, qu’on a quelque chose à rembourser.

D’où le faux problème que les rapports sociaux d’âge nous instillent, dans l’infrapolitique des moindres attentions de la part des adultes, problème qui ne cessera de nous hanter même une fois devenu·es adultes : « qu’est-ce que je vaux ? »

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Dans nos sociétés occidentales contemporaines, l’école est devenue la machine institutionnelle à faire accepter la plus consensuelle des légitimations à commander (cratos) : celle par le critère du mérite :« les méritant·es auront droit d’opprimer, de dominer et d’exploiter ! »

Or, l’essence de la méritocratie repose dans cette injonction : « la charge de la preuve de votre valeur vous incombe ». Injonction impossible : « faites-nous envie ».

Face à ce manque d’amour, la question « qu’est-ce que je vaux ? » deviendra obsédante pour cellui qu’aucun désir d’autrui n’a nourri de la certitude de sa valeur. Voilà une grande matrice à fixer les idées sur des problèmes qui n’auront pour effet que de brimer les élans de révolte et rendre incertaine l’audace d’essayer d’autres formes de vie.

De fait, donner envie apparaît être la seule stratégie possible pour qui est acculé·e à la passivité et ni·ée dans son désir… Car tous les rapports sociaux sont voués à organiser le pouvoir de choisir des dominant.es : c’est le prof qui évalue, oriente et sélectionne, c’est le patron qui embauche et « donne un emploi », c’est l’homme qui choisit et donne un foyer, etc.

Et c’est le rapport social d’âge qui prépare ce schéma affectif de la passivité et de l’attente (de la reconnaissance du père, de la bienveillance du prof, de l’amour du prince charmant, de la charité du patron). Chaque fois, le regard pauvre (en désir) du ou de la dominant·e attend que l’autre prouve sa valeur, il ne la lui confère pas.

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Attente passive d’un côté, exigence de l’autre (s’attendre à) : il y a une symétrie profonde, car de part et d’autre du rapport d’exploitation la puissance d’agir est étouffée. Les intérêts ne sont pas les mêmes (il y a bien asymétrie systémique en termes d’oppression, de domination et d’exploitation), mais l’effet de passage des rapports sociaux d’âge – le minorat finira par prendre fin, on deviendra à son tour, un jour, adulte – explique cette passivité généralisée. Il faudra y revenir, mais disons tout de suite que c’est lié aux modalités de remboursement de la dette affective : dans le rapport social d’âge, on peut rembourser non pas uniquement en remboursant les ancien·nes (devoir s’occuper de ses parents vieillissants) mais aussi en endettant les suivant·es. Ainsi, la mère qui s’attend à ce que sa fille soit hétérosexuelle est cette ancienne enfant qui a attendu le prince charmant : ses discussions, ses remarques et ses gestes préparent sa fille à un destin similaire dans l’ordre patriarcal.

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L’imbrication d’autres rapports sociaux produira des fixations affectives variables concernant l’attente. Les plus opprimé·es, sous d’autres rapports, incorporeront la mésestime de soi, pendant que les nantis se complairont dans l’estime de soi – cette forme d’assurance typique des dominant·es.

Deux faces d’une même passivité : croyant connaître le monde (entièrement prévu et anticipé), l’ancien·ne s’attend à ce que les choses adviennent comme d’habitude. Cette certitude est commune aux destins broyés et à ceux portés aux nues, dans la mesure où tou·tes croient que la question de leur valeur importe pour les gestes futurs. L’estime et la mésestime de soi sont des destins communs.

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En amenant les sujets humains à penser la valeur comme un attribut des personnes, et non comme une puissance des regards désirants, le faux problème de la légitimité est la matrice affective et matérielle de la mise au travail. Dans le discours idéologique du système scolaire, c’est bien à l’élève de prouver, par son travail, qu’ille mérite d’être considéré·e comme également valable par l’enseignant·e, et non pas à l’enseignant·e de percevoir l’élève comme égal·e en intelligence (Rancière).

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Pascal pointe un triste manège : « L’homme est ainsi fait qu’à force de lui dire qu’il est un sot, il le croit ; et à force de se le dire à soi-même on se le fait croire... » Mais cet homme n’est pas n’importe qui ! La confirmation des vérités prédictives est un effet d’auto-réalisation réservé au statut d’autorité conféré par l’ancienneté. Ignorant ce privilège de la performativité de ses mots, le maître se croit grand clerc : « je te l’avais bien dit ».

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La force provient du milieu.

D’abord dans le sens où la relation précède les pôles qu’elle constitue – et non pas « qui la constitue ».

Par ailleurs, le désir est la manière d’être traversé·e par l’énergie des forces du milieu au sein duquel on vit et de composer avec les forces en présence.

L’effort, par contraste, est une manière de se mettre en activité malgré les forces présentes. L’effort est donc capitalistique par nature : il suppose une accumulation antérieure pour disposer d’une réserve de forces (non contextuelles) afin de pallier l’absence actuelle de forces idoines.

Mais comme les minoré·es sont sans ressource, l’effort devient cette injonction impossible – en plus d’être absurde si on ne croit pas au libre-arbitre – de devoir solliciter des ressources accumulées qu’on n’a pas. D’où l’endettement nécessaire qui prend une forme affective – psychique et corporelle.

On ne tient alors dans l’effort qu’en renforçant en soi la croyance qu’on fait bien de faire ce qu’on fait – la confiance devient une tautologie : on ne se fie plus à quelque chose, mais au fait de croire. « J’ai raison d’y croire » devient le signe distinctif de l’emprise – qu’on pourrait définir comme la perte du monde, c’est-à-dire la perte des liens nécessaires. [7]

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La mise en dépendance affective accule inéluctablement au mensonge à soi-même : mieux vaut perdurer dans l’erreur que reconnaître qu’on a mal placé sa confiance – surtout lorsque l’imaginaire collectif nous présente la famille comme l’institution du bonheur et configure les parents comme les êtres aimables par excellence, dont on ne saurait douter des intentions bonnes.

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L’un des plus beaux textes de Dewey sur le désir d’apprendre est une critique absolue de l’effort. Il appelle « effort » le fait de solliciter une force extrinsèque – ex-force – à la situation : grâce à des procédés qui sont « absolument immoraux », dit-il : la peur de la punition, l’espoir d’une récompense, etc. [8]

L’effort devient ainsi l’attitude cardinale d’une forme de vie épuisante : il s’agit de convoquer en nous des forces extérieures et factices afin de parvenir à un but étranger à notre désir. Ce processus de prise de contrôle de l’imaginaire est ce qu’Aflie Kohn appellera « l’introjection des motivations extrinsèques » : on apprend petit à petit à obéir en se donnant des motifs d’action qui n’ont rien à voir avec les propriétés objectives de l’action.

Déliant complètement les moyens des fins qu’ils produisent objectivement, on crée un circuit d’action arbitraire : « j’évite de me tâcher en jouant au parc pour être aimé·e de mes parents », « j’apprends les mathématiques pour faire un métier lucratif », « je laisse pousser mes cheveux pour maximiser mes chances d’un rapport hétérosexuel », etc.

L’inopérativité criante de telles stratégies est compensée par les ordres de pouvoir. De conformistes, nous devenons conservateurices : « il faut que le monde-tel-qu’il-est demeure le même car tout ce que je sais faire ne fonctionne que sous ces régimes arbitraires-là ».

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Le schème de l’ancienneté prétend cela : « je suis plus avancé·e que toi, donc je sais déjà à quoi tout cela (que j’exige de toi) mène, quels seront les effets ». L’ancienneté est une prétention à la pré-dominance : « faites-moi confiance, je l’ai déjà fait ». C’est ainsi qu’est extorqué le consentement à l’arbitraire. L’adulte, en tant qu’ancien·ne conformé·e (selon les mêmes modalités), se porte garant de l’endettement affectif exigé de l’éduqué – la métaphore filée de l’économie est littérale ! Mais ce dont ille se porte garant, c’est seulement de la fixité du lien arbitraire : « si toi aussi, tu acceptes d’être docile et de suivre aveuglément cet ordre arbitraire que je t’impose, ça continuera de fonctionner » – c’est-à-dire : les structures inégalitaires de l’ordre que je t’impose perdureront, donc si tu acceptes d’en jouer le jeu en parvenant tu y trouveras ton compte, et donc tu pourras rembourser [9].

Le rapport social d’âge est donc la condition nécessaire de la stabilité de l’illusion qu’est tout pouvoir : tout est faux entre ce que nous faisons et les effets que nous en escomptons, mais la con-formation fait se tenir ce fragile édifice. (Matheron le rappelle, commentant Spinoza : « l’imaginaire collectif est bien, en un sens, illusion, mais cette illusion, c’est la réalité même »).

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En résumé, les rapports sociaux d’âge en tant qu’ils sont fixés dans une structure imaginaire consensuelle (domination par l’ancienneté) assurent ainsi que les moyens exigés (arbitraire de l’oppression) se rapportent [10] bien aux fins enviées (assurer l’effectivité de l’exploitation) – et ce malgré l’arbitraire totale de cette corrélation sans causalité.

Par exemple : dans l’ordre causal objectif du réel, donner une claque ne produit pas l’effet « les vêtements restent propres ». Pourtant, un parent peut gifler son enfant afin qu’il ne joue plus dans les flaques d’eau du jardin public. Ce sont alors tous les efforts de l’enfant (sa mise en activité induite par la gifle) qui vont l’amener à effectuer le travail de care (attention à ses gestes, observation du milieu naturel, évitement des corps des autres enfants qui pourraient l’éclabousser, etc.) qui rendra possible un état jugé respectable du linge – l’état attendu du monde par le donneur d’ordres.

Sébastien Charbonnier

[1Cité par Sandra Lucbert dans Personne ne sort les fusils, Seuil, 2020.

[2La formule « domination par l’ancienneté » rend mieux compte de l’effet spécifique du rapport social d’âge : son rôle fondamental est de produire un âge statutaire (avec les prérogatives liées à cette fiction) sur la base d’un écart d’âge chronologique dans la prise de position au sein d’un espace social – famille, école, travail, etc. Au niveau populationnel, le repère étant l’année de naissance, on peut désigner la classe des adultes Vs la classe des mineur·es. Mais cela concerne également les espaces professionnels où il n’y que des adultes (apprentis ou stagiaires Vs titulaires dans l’attribution des tâches les plus ingrates et pénibles, par exemple), ou bien des fratries où il n’y a que des mineur·es (statut d’aîné dans les cas d’inceste commis par un « grand » frère). La désignation « domination adulte » ne permettrait donc pas de recouvrir la réalité sociale des effets du rapport social d’âge. Je me permets de renvoyer à cet article pour l’établissement de ce vocabulaire : « Le pouvoir de l’ancienneté : ‘‘j’étais là avant’’, disent les adultes », Mouvements, n°115, 2023, p.26-37. https://www.cairn.info/revue-mouvements-2023-3-page-26.htm

[3Voir Maud Simonet, Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Textuel, 2018.

[4Pour rappel, Spinoza opère ce renversement : ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, c’est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne. (Spinoza, Ethique, III, 9, scolie) Dit autrement, la désirabilité n’est pas une propriété objective des êtres ou des choses, c’est l’effet projectif de notre puissance.

[5L’idéologie volontariste, individualiste et méritocratique tient tout entière dans cette mystification.

[6C’est toute l’importance politique de l’amour des problèmes pour échapper aux rapports sociaux de savoir-pouvoir, magnifiquement soulignée dans le chapitre central de Différence et répétition de Deleuze.

[7C’est le véritable sens de l’aliénation chez Marx : devenir un sujet qui n’est plus que sujet enfermé en lui-même (la figure fantasmée de l’individu-autonome-libéral-viril), car ayant perdu le lien aux objets du monde et le sens du soin. Voir Franck Fischbach, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Vrin, 2009.

[8John Dewey, L’École et l’enfant, Fabert, 2004 (1907).

[9Dans ce piège autotélique, le remboursement prend spontanément la forme d’un endettement des autres, c’est-à-dire des suivant·es. On se sert chez les autres pour rembourser = on se sert des autres. Les rapports sociaux d’âge perdureraient donc par l’instrumentalisation affective transitive  : on conforme l’autre pour se rassurer et panser la blessure d’avoir été conformé·e. C’est comme s’il n’y avait pas d’autre issue à cette économie affective de la dette que d’endetter à son tour – inconsciemment le plus souvent. C’est une sortie par le bas : la quiétude affective se fait aux dépens des autres. Je pense, par exemple, aux travaux d’Alice Miller sur la justification émotionnelle de l’oppression subie, dans l’enfance, par la reproduction des mêmes comportements pendant la parentalité.

[10C’est pourquoi le choix sémantique de « rapport » est absolument pertinent dans le concept de rapport social. Il s’agit bien une opération de rapportage à un ordre narratif pré-construit et arbitraire. C’est l’opposé de la relation comme réalité de l’événement et comme expérience de la nécessité !

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