Le crocodile

« mais merde, vous parlez à un homme qui parle depuis un crocodile, vous êtes fous ou quoi ? »

paru dans lundimatin#267, le 18 décembre 2020

« — Mon ami, mais, et la liberté ? demandai-je, cherchant à connaître pleinement son opinion. Tu es, pour ainsi dire, comme au fond d’une prison, alors que l’homme doit jouir de la liberté.
— Tu es bête, répondit-il. Ce sont les sauvages qui aiment l’indépendance, les sages aiment l’ordre, et l’ordre manque… »
Le crocodile Dostoievski

Le crocodile

L’heureuse formule de Nietzsche a parcouru les textes et supporté bien des analyses « L’État est le plus froid des monstres froids et il ment froidement, et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : Moi l’État je suis le peuple ». 15 ans auparavant, Dostoïevski utilisait le même support de métaphore pour une nouvelle à la Gogol, Le Crocodile, dans lequel un homme, arriviste sans succès, se fait happer tout entier par un crocodile exposé dans une foire. Loin de provoquer l’effroi, cet épisode constitue au contraire l’origine de l’émerveillement : l’homme est au sein du crocodile pleinement conscient et peut même profiter de l’engouement suscité par sa situation pour organiser ses affaires et les faire prospérer. Seul son ami qui l’accompagne ne se résout pas au « principe économique » qui semble faire le bonheur de tout le monde en cette situation et voit le grotesque de l’affaire : bordel, il est dans un crocodile ! Le « principe économique » c’est le réalisme absurde du capitalisme raillé par l’auteur et qui pourtant nous tient toujours lieu d’ordre du monde. Notre vie commune est organisée par des gens qui vivent dans des crocodiles pour des gens qui vivent dans des crocodiles, tandis que d’autres rendent compte de cette vie débattant sans fin pour savoir s’il faut apporter une bougie dans ce ventre ou se complaire dans l’obscurité.

Dans ce monde étrange, une logique prévaut, une logique essentielle, car si elle s’effondre alors tout l’édifice s’effondre avec elle : le « principe économique » tient lieu d’ordre du monde. En subsumant toute lecture possible des choses, elle s’érige en fatalité. On s’en indigne, on en râle, on s’en étonne, et on oublie l’essentiel : si un jour un homme vous parle depuis le corps d’un crocodile… ne lui demandez pas comment il se nourrit : coupez le crocodile en deux ou passez votre chemin.

L’État est ce monstre froid où le principe économique tient lieu de formol au corps mort, où la « démocratie » parle depuis les entrailles de l’économie pour la faire vivre encore et encore. Elle n’existe qu’en ce que le monde entier se nie et se délite à mesure qu’elle affirme sa puissance. Il faut au crocodile remplacer le monde sous nos pieds par l’idée du monde sinon il s’évanouit, car une chimère n’existe qu’en image. Le monstre est un ectoplasme, produit magique qui fait venir au réel ce qui n’est qu’une ombre.

Les mots de la démocratie, de l’État de droit, sont à l’intérieur du crocodile et n’existent qu’exhalés par son souffle fétide. Ce sont des morts qu’on habille en noceurs. Nombreux, découvrant la violence et l’absurde de la bête, s’étonnent d’une dérive, regrettent les anciens temps, mais d’une part ils ne comprennent pas la logique du monstre et d’autre part ils ne comprennent pas que cette dernière n’est qu’un déguisement. Le mythe de la république-démocratie représentative a toujours compris un défaussement du réel au profit d’abstractions et ceci n’apparaissait pas aussi clairement simplement parce que seules des minorités subissaient plus que d’autres cette décorrélation permanente et parce que les gouvernements successifs ne prenaient pas aussi au sérieux leurs postures. Chacun sait que ces principes s’effacent dans les lignes de production de téléphone, dans les teintures de jeans H & M, dans le traitement des prisonniers, dans la considération des femmes, et la liste est infiniment longue. Le sursaut présent est toujours salvateur, mais la litanie des indignations et des dénonciations chaque samedi est particulièrement déconcertante quand elle vise la restauration de droits qui n’existent qu’en idées. Qu’un avocat s’approchant des lignes de gendarmes et leur énonce l’illégalité de leurs pratiques ne les fassent pas broncher d’un poil pourrait suffire à bruler des parlements. L’état de droit est une chimère, qui croit sincèrement cette fable est un doux dingue. S’il faut voir cette folie, il ne faut pas croire que le mal est propre à Macron et il serait bienvenu de cesser d’espérer un crocodile moins délirant… Qui s’étonne de la violence et de l’impunité de la police n’a pas pleinement compris d’où elle tirait sa légitimité. Aux apologues de la gauche, des Taubira, des Montebourg, des Mélenchon, vous faites erreur. La vie serait plus douce certainement si le gouvernement distillait quelques lois contre le pur exercice de l’idéologie, mais les rails qui le guident seraient les mêmes. Il y a encore des gens pour croire qu’il suffit de se pointer dans la salle et de dire « mais merde, vous parlez à un homme qui parle depuis un crocodile, vous êtes fous ou quoi ? » pour croire qu’alors chacun changerait d’attitude.

Le monstre a deux voies pour nous faire le suivre : nourrir nos folies propres, notre gout des ordres et des classements : notre désir de croire en la simplicité d’un monde gouverné par des idées, ou tout simplement nous mutiler pour l’accepter. Le crocodile prévoyant aiguise ses crocs. À mesure que l’absurde se révèle, les crocs ont plus que jamais besoin d’être aiguisés de même que l’absurde doit se crier avec plus de force : Le gouvernement émane de la volonté générale, il est l’exercice de la raison humaine, les contres pouvoirs prémunissent le peuple d’un pouvoir vicié et le droit encadre le pouvoir dans des règles intangibles qui garantissent le pouvoir au peuple. Ce costume délirant, Macron l’a investi comme nul autre, il ne la pas dévoyé il l’a au contraire fait briller.

La forme Macron du crocodile n’est pas la forme d’extrême droite, tous crocs dehors et la fable des droits amenuisées en son ventre ; ce n’est pas la forme sociale libérale, qui fut hégémonique, dans l’équilibre des forces pour un crocodile qui avance et détruit en force tranquille ; la forme Macron c’est l’envers, c’est l’homme avalé qui se croit toutes forces dehors, qui nie qu’il se trouve en fâcheuse posture. Enfoncé dans sa logique il ne voit ce qui l’entoure que depuis ce qu’il imagine, ne devant son salut qu’à la puissance du reptile qui se sait véritable maitre à bord. La forme Macron du crocodile c’est le libéralisme technophile qui, se frottant au réel, a décidé de faire primer son idée sur ce qu’elle met en œuvre. Les images doivent ainsi véhiculer les idées et le reptile écraser le réel. Macron s’adresse aux images et nous avons à faire à sa police. Vivant dans les songes il peut donc sans peine nous dire que la police ne commet nulle violence puisse que c’est impossible en droit. Que la justice châtierait les bavures puisque la justice est voix de l’état de droit. Que la presse est libre puisqu’elle peut lui poser les questions qu’elle souhaite. Les demi-habiles ne sont que des idiots du point de vue de Macron, car il n’y a plus d’iniquité, le système est parfait… ce n’est que sur le réel qu’il coince.

Il est encore des fous pour vouloir démontrer que ce discours est faux, qu’il ne correspond pas à la réalité… comme si ceci était une affaire de preuves et de raisons. Il est d’autres fous pour espérer une forme crocodile plus heureuse, plus juste, de gauche. Amis, amies, reprenez-vous, on n’apprend pas plus à une poule à manger avec une fourchette qu’on ne demande aux représentants de l’état d’œuvrer pour l’égalité, la liberté et la fraternité. Quand on fait face à un homme qui parle depuis un crocodile : si on cherche à lui faire entendre raison… c’est qu’on est soi-même dans un crocodile. Il n’y a jamais eu d’autres choix que de bruler les idoles.

Adrien Brault

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