Cinq lettres au-dessus de l’abîme

(tombeau pour TOTAL)
Olivier Chiran & Pierre Muzin

paru dans lundimatin#415, le 12 février 2024

per nomen tuum vinceris

En 1954, soit neuf ans après la capitulation de l’Allemagne nazie et trois seulement après la publication de la première version anglaise des Origines du totalitarisme de la philosophe Hannah Arendt, la Compagnie française des pétroles (CFP) lançait pour ses activités grand public (stations-service, huile, produits dérivés…) la marque « TOTAL ».
Entendez-nous bien : neuf ans après la capitulation de l’Allemagne nazie, trois après la parution des Origines du totalitarisme de Hannah Arendt – la marque TOTAL ! Pour justifier le choix de ce nom, a priori inconcevable dans un contexte mondial si lourdement chargé, on nous rapporte les deux arguments suivants : 1° TOTAL est un nom court, donc simple à retenir et identifier ; 2° l’entreprise ayant des ambitions internationales, le nom a une signification et une prononciation identiques dans de nombreuses langues  [1].

Voilà les motifs ô combien triviaux que l’on invoque pour rendre raison de cette plus qu’impudente appellation, si peu de temps après les crimes de masse perpétrés sous le Troisième Reich (si peu de temps aussi après l’exécution par les Allemands de Jules Mény, président de la CFP jusqu’en 1943).

On imagine alors les cadres de la compagnie, un matin glacial du terrible hiver 54, rassemblés autour de Victor de Metz : front plissé, main sur le menton, comptant méticuleusement les syllabes, épluchant les dictionnaires étrangers, comparant les prononciations. Jusqu’à ce que l’un d’eux, bon écolier, lance : « Et que penseriez-vous de TOTAL ! » Et un autre, peut-être Victor de Metz en personne, réajustant ses lunettes : « TOTAL... Ah oui. Oui oui oui, c’est tout à fait intéressant. »

Comment peut-on sensément vouloir nous faire gober un tel récit ? C’est à peine nous reconnaître les trois-cent deux neurones qu’on prête aux nématodes. Comme si le choix de TOTAL n’avait tenu qu’à des considérations bassement comptables et statistiques (« saviez-vous, très cher, que les Hollandais l’écrivent totaal ? ») ; comme s’il était le fruit des seuls impératifs de la raison boutiquière. Il n’est pourtant besoin que d’un coup d’œil pour voir que ce nom cache des puissances autrement plus funestes et délétères – des puissances directement meurtrières, tyranniques et dictatoriales. Et même, nous disons « cache », mais rien n’est caché ici, tout est immédiatement offert à la vue. Il n’y a dans TOTAL que folie, mort et ténèbres – comme chacune, chacun peut en juger en un seul instant.

Quant à nos baptiseurs de marques, ils n’auraient rien vu, choisissant TOTAL, l’ignoble TOTAL, jusque-là en concurrence avec mille et cent autres noms, sur la seule base de critères purement extérieurs et abstraits ? Balivernes ! Ce sont de tout autres devenirs que Victor de Metz et ses petites mains serviles ont cherché à capter en se soumettant à ce nom – celui-là et aucun autre. Et en ce sens, ils n’ont pas agi comme de simples stratèges économiques, mais bien comme faisaient autrefois (et font toujours aujourd’hui) ceux qu’on appelait et qu’on appelle « démonologues ». Car qui ignorerait encore que TOTAL est l’éternel nom de la guerre globale, réifiée et personnifiée ? Qui ignorerait que TOTAL est l’autre nom de l’Enfer sur la terre ?

* * *

Personne à ce jour n’a pris le temps d’aller fouiller dans les profondeurs de ce nom, afin de voir de quels odieux ingrédients il a été composé, en 1954, et ce que les dignes successeurs de Victor de Metz y ont ajouté, par la suite. Personne n’a eu le courage de se pencher au-dessus de ce grand chaudron, taché d’alcanes et de sables bitumineux, au fond duquel fermentent les galons d’Ernest Mercier, les reflets de la tour Total Coupole de La Défense, les djinns de Hassi R’Mel, les poils de moustache de Christophe de Margerie, les cadavres de baleines à bosse encerclant le Kaombo Norte, les fonds occultes du Qatar et les travailleurs-esclaves des champs pétrolifères de South Azadegan. Or c’est là un passage obligé, si nous voulons, d’une part, savoir quel genre d’avenir invivable TOTAL prépare secrètement pour nous ; et, d’autre part, forger l’aiguille qui nous permettra de crever définitivement la sinistre baudruche qui porte ce nom. C’est pourquoi nous ne reculerons pas devant une si importante tâche, même si nous déplorons que ce soit, encore une fois, à nous de retrousser nos manches pour nous y coller.

Nous n’avons pas peur de radoter : on ne passe pas suffisamment de temps à analyser les noms des grandes marques et des grandes compagnies – et a fortiori des supermajors pétrolières. C’est là une faute capitale. Car il y là, dans la pratique conjuguée de l’onomastique et de l’onomancie, d’immenses découvertes à faire et de nouvelles armes à forger pour lutter efficacement contre elles. Au point de plus haut péril où nous sommes parvenus, des équipes devraient être mobilisées jour et nuit pour disséquer chacun de ces noms – si tant est que, en démonologie, c’est le nom qui est tout.

* * *

C’est pourquoi nous annonçons aujourd’hui la publication à venir d’un volumineux ouvrage, écrit par nos soins, qui sera exclusivement consacré à TOTAL. Bien que l’urgence nous presse, nous tâcherons d’y décortiquer les cinq lettres (l’étau du double T, le crâne trépané du O, la tour de Babel du A, l’équerre tronquée du L) et les deux syllabes du nom avec toute la minutie et la sévérité requises – jusqu’à en dévoiler le cœur.

Mais avant de nous lancer dans une si incertaine entreprise, et à la lumière de ce que vous venons d’écrire, nous ne pouvons pas passer sous silence le malaise qui nous saisit.

Autant des noms comme SANOFI, DANONE ou VEOLIA paraissent en tant que tels parfaitement creux et inoffensifs (quand bien même l’analyse permet de leur arracher rapidement leur masque de bonhomie) ; autant nous pouvons difficilement reprocher aux promoteurs de TOTAL d’avoir cédé aux charmes de l’abstraction. Même, une entreprise a-t-elle été jamais aussi explicite quant à ses ambitions – quant à ses velléités purement et simplement hégémoniques ? TOTAL. Qu’il nous suffise de considérer un bref instant ce que ce nom recouvre aujourd’hui : les filiales disséminées par centaines à la surface de la terre ; les stations-service, plus nombreuses encore, vomissant continûment leurs glaires noires et neurotoxiques ; les incalculables gisements aux confins des océans, des forêts et des déserts ; les bénéfices mirifiques, jamais vus de mémoire d’homme et de femme ; et, corrélativement, l’impact massif, pour ne pas dire intégral, absolu, sur les changements globaux en cours. Qu’il nous suffise de considérer le point de plus haute vérité historique auquel TOTAL s’est hissé aujourd’hui, pour reconnaître que tout, depuis le départ, était déjà contenu dans ces cinq lettres – absolument tout.

D’où cette désagréable question, que nous adressons à nos contemporains autant qu’à nous-mêmes : comment avons-nous pu laisser naître, croître et se répandre dans le monde une compagnie dont le nom était tel ? Prenons le temps d’essuyer nos verres correcteurs et de le lire une fois tel qu’il est.

T O T A L

Il faut que nous ayons été fous, ou aveugles, ou du moins fortement éprouvés par les vapeurs d’hydrocarbures, pour ne pas l’avoir profané sur-le-champ, chaque fois qu’il s’imposait à notre vue.

On se souvient de cette grande vague antitotalitaire qui a soufflé sur la France, à la fin des années 70, par la bouche des « nouveaux philosophes », Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann en tête. Et dans le même temps, « TOTAL − CFD  [2] », filiale de la CFP, ses moteurs chargés d’huile moderne à très haut degré de viscosité, continuait paisiblement, par carburateurs interposés, son petit chemin despotique, jusqu’à ce que la CFP devienne elle-même « TOTAL − CFP » en 1985, puis simplement TOTAL en 1991  [3].

Pierre-Louis Desprez, cofondateur de Kaos Consulting, société de création de noms de marques, a dit dans le quotidien d’un célèbre marchand d’armes : « TOTAL est un nom de leader  [4]. » C’était s’approcher d’un pas en direction de la vérité, quoique le mot « leader » soit encore une manière d’euphémisme. Qu’on imagine l’effet d’une telle phrase si, moins épris de business english, le même Desprez avait opté pour l’allemand plutôt que pour l’anglais...

Et où étaient les nouveaux philosophes, si prompts à fustiger tout ce qui prend de près ou de loin l’allure d’un chef, au moment où TOTAL inondait la France et le monde de ses humeurs écocidaires ? Et où sommes-nous, aujourd’hui, pour notre part ? À l’heure où nous écrivons ces lignes, TOTAL exhibe plus que jamais son nom honni, avant-coureur de tous les cataclysmes, sur des myriades de bannières colorées, plantées aux quatre vents, et nous ne faisons rien, ou rien du moins qui soit à la hauteur de ce nom et des conséquences de ce nom.

* * *

Les noms des grandes entreprises ne sont pas de simples enveloppes colorées, bonnes seulement à affriander les consommateurs ou à badigeonner de miel les parties privées de leurs actionnaires. S’y rassemblent des puissances inouïes, en prise avec les éléments primordiaux, mais aussi avec le passé, le présent et le futur. Raison pour laquelle, après nous être impardonnablement fourvoyés à propos de TOTAL (faute que nous allons nous efforcer de corriger au plus vite), nous devrions être d’une intransigeance absolue vis-à-vis de ces entreprises qui se sont récemment agenouillées devant des noms comme ALPHABET, META ou même simplement X – car de tels noms, comme celui brandi jadis par Victor de Metz, seuls la guerre et la mort peuvent sortir.

Nous sommes presque honteux de devoir asséner encore une fois de telles platitudes. Mais nul besoin d’un diplôme de Bachelor MGI estampillé Paris School of business pour comprendre que TOTAL ne laissera rien derrière lui. Tout sera dévoré, consumé et carbonisé. TOTAL nous emporte toutes et tous avec lui dans son rêve halluciné d’un monde exsangue. Car c’est là l’ambition historique de ce nom : être celui qui, à l’exception de tous les autres, flottera au-dessus des étendues d’une terre vidée de tout  [5]. TOTAL, derrière son masque d’ibis au plumage noir et blanc, est le nom de ce qui, inexorablement, marche vers le néant (quelques rudiments de numérologie suffisant à démontrer que la déesse NIHIL en a depuis toujours été la funeste parèdre  [6]).

Et c’est encore s’en tenir à des effets de surface et se contenter de caresser la part visible, et presque trop facilement transparente, du nom. Car dès que l’on pénètre dans les arcanes de TOTAL, les significations d’épouvante abondent, prolifèrent, et menacent de nous emporter avec elles dans la grande nuit pétrolifère.

Mais ce n’était pas assez encore pour nous faire reculer. En effet, bravant le doute et l’angoisse, nous nous apprêtons, équipés des dernières générations de scaphandres autonomes, à plonger aussi loin qu’il sera nécessaire dans le maelstrom de ces cinq lettres. Ce ne sera pas un petit voyage. Car avant d’atteindre le noyau secret de TOTAL, il faudra, marche après marche, que nous nous aventurions dans les sous-sols empestés du nom. Et tout porte à croire que ce sera comme une chute – une chute dans un puits où la matière, avidement grignotée par des tricônes à dents acier ou à picots tungstène, recrachera incessamment sur nous ses flots aveuglants de lait noir, de polymères anioniques et de boues de forages.

Nous savons que ce sera dur, nous savons que nous frôlerons à chaque instant le plus haut péril. Et c’est comme ça pourtant que, repoussant les nappes de mazout, les huiles de synthèse, les métaux lourds et les résidus pétrochimiques, défiant les démons mineurs et majeurs qui nous attendent, tapis dans ces ultimes profondeurs, nous accéderons peut-être – nous disons bien peut-être – au bétyle (« pierre noire », « demeure scellée », « morceau de ténèbres arraché au ciel ») de TOTAL. Ce point de plus haute vulnérabilité, véritable talon d’Achille, dans lequel il nous suffira de planter le petit doigt pour que tout ce qui entoure la multinationale, subitement réduite à l’état de vessie crevée, implose et s’effondre à jamais.

* * *

Nous n’en dirons pas davantage ici, le but de cet article n’étant de donner de ces matières qu’une idée préliminaire, afin, d’un côté, de préparer les esprits à la description gigantesque qui en sera bientôt faite ; et, de l’autre, de nous donner le courage, pour ne pas dire l’élan de folie, de nous jeter inconsidérément dans les ténèbres de TOTAL.

Saint-Jean-de-Luz – février 2024
Olivier Chiran & Pierre Muzin

[1Voir André Nouschi, La France et le pétrole de 1924 à nos jours, Picard, 2001 – ouvrage abondamment repris en ligne sur cette question.

[2Pour Compagnie française de distribution.

[3Jusqu’à l’ajout, en 2021, de l’épiclèse « Energies ».

[4Cf. Lélia de Matharel, « Pouquoi Total s’appelle Total ? », 14 août 2009.

[5C’est ce que démontre également, quoique sur de toutes autres bases métaphysiques, le philosophe Reza Negarestani. Cf. Cyclonopedia. Complicity with anonymous materials, re.press, 2008.

[6Comme il sera exposé more geometrico dans notre livre.

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