Le confinement du dehors II - Hors-de

« D’un bourg à l’autre, d’une rive à l’autre, d’un bruissement l’autre… le passage des amitiés. »

paru dans lundimatin#278, le 11 mars 2021

En juin dernier nous publiions un article intitulé Le confinement du dehors dont voici le second épisode. En analysant la banalisation de l’état d’urgence pandémique et des opérations gouvernementales qui vont avec, il tente de trouver les chemins dérobés pour réinventer un temps et un espace différents de ceux qui règnent, notamment en partant d’un lieu, la Ferblanterie, « un ancien moulin, lieu de vie, d’accueil et de passages situé à Rivey-Les Bordes ».

Photo : Bernard Chevalier

Vie qui ne peut ni ne veut plier sa voile, vie que les vents ramènent fourbue à la glu du rivage, toujours prête cependant à s’élancer par-dessus l’hébétude, vie de moins en moins garnie, de moins en moins patiente, (…) R.C.

Il n’y a pas de monde d’après, la rupture avec un monde antérieur ne peut s’opérer avec des accommodements boiteux. La vulnérabilité physiologique montre les limites de l’adaptation à un monde relié qui pulvérise toute régie arrêtée. Cette crise, par l’entretien de la panique et le recours à l’auto-répression par l’effroi, est un syndrome de développement. Nous passons d’une ère de communication à outrance où le libre-échange autorisait des ruptures de charge avec bénéfices à une ère de consomption généralisée où se consumer remplace l’acte de consommer. Du temps, de l’espace, des loisirs, des biens, des denrées, des images. Faire machine arrière est plus que problématique. E.Loi.

La phobie de la contagion, la peur de l’autre, la terreur de ce qui est dehors. [1]

Si ce deuxième (ou troisième) temps de détresse confinée semble être en apparence moins restrictif ou contraignant, il est d’autant plus inquiétant de constater que c’est comme si nous avions par ailleurs intégré et incorporé tout ce qui s’est immiscé dans nos vies depuis des mois ; la coupure, la séparation des corps, la position assignée de consommateurs-patients, la contention, l’auto-surveillance et l’auto-discipline, tous les gestes et comportements dictés par le moment qui s’érige en despote ; sans parler de la culpabilisation latente ou manifeste que subissent les jeunes générations ni de la vitesse de propagation des symptômes obsessionnels liés à la situation ; et c’est bien là le changement de topique : nous ne sommes plus véritablement dans le même monde, - ni celui d’avant, ni celui d’après - mais celui-ci, contemporain de ces épisodes de repli à répétition, avec ses cortèges de décisions arbitraires et contradictoires, de falsification, s’est insinué et installé dans nos habitus et notre quotidien ; il imprègne les imaginaires collectifs de toute sa puissance morbide et de son écrasement aliénatoire. Ce qui fait la trame et la consistance de nos échanges – ce qui court sur toutes les bouches - est une reprise directe des scies et ritournelles de l’information qui tournent et changent et recommencent, sempiternelles variations prises dans des jeux d’intérêt avec le pouvoir. Quelques protestations et vives saillies s’en viennent contrecarrer les effets de souffle coupé mais la dilution agit et les voix s’étouffent derrière les masques. Les discours complotistes, larvés ou manifestes, viennent annihiler l’entendement et la possibilité d’une réappropriation commune de la situation… La disparition du visage dans l’espace public est un bâillon à grande échelle qui vient accentuer le mutisme et la cécité généralisée ; Les gouvernements sont des gouffres - d’autoritarisme, d’incohérence - qui organisent le capitalisme numérique en système immunitaire et se jouent de la situation pour infléchir le cours de nos existences et réduire encore les libertés pour les temps à venir.

Nul chapitre des bifurcations à l’issue de cette traversée aux confins de la terreur sanitaire, fabriquée par le pouvoir médiatique et ses prolongements toxiques, nulle fuite hors du vrombissement polyhalluciné ininterrompu des courbes, graphiques, prévisions, radiographies, cacophonies, inlassables dissonances catastrophistes, propagation de la peur à l’échelle d’un système global, tenant-lieu de la « réalité », elle même sur le point de s’évanouir. Nulle reprise de souffle quand le « vécu de la fin du monde » de la pandémie fait place au désastre généralisé, à l’espace vide et sans limite d’un système rôdé en forme de purgatoire

L’époque à laquelle nous appartenons est bel et bien devenue, irrésistiblement celle d’une domination, d’un arraisonnement des consciences et des corps ; phénomènes liés notamment aux mutations de l’espace médiatique, dont il devient d’autant plus difficile de s’extraire en période de retrait obligé… comme s’il ne faisait plus aucun doute que celui-ci soit devenu l’attracteur principal, capable d’affoler et de s’affoler - au sens d’un devenir-fou - a fortiori en présence d’un (non)événement mondial auquel nous venons nous cogner plus que nous n’y prenons part… et ce n’est plus seulement au réel que l’on se cogne, c’est le marteau-pilon mass-médiatique qui se substitue au réel en prétendant le représenter, le radiographier indiscutablement donc - puisque scientifiquement - et totalement.… 

Dans quel non-espace alors naviguons-nous, quelle portion de territoire pouvons-nous encore prétendre habiter en dehors ou avec ces nouvelles données de désorientation et repli planétaire, de bouleversements, d’expansion et déchaînement des logiques de l’information… ? Quel imaginaire pouvons-nous convoquer qui échappe à cette destruction des relations entre les êtres et les choses et prenne le risque de réinventer un rapport au vivant, au non-vivant, à notre environnement autrement que par le prisme de la peur ou du désœuvrement ; quelle est cette nouvelle dystopie d’exacerbation des paradoxes, entre isolement obligé et injonction à l’hyperconnexion, entre principe de séparation et cohabitation de l’espace physique entre interdiction de la rencontre, du toucher, fermeture des lieux de travail, de culture de contre-culture et toute puissance des réseaux virtuels, domination des marchés financiers… ? entre non-circulation humaine et flux de marchandises… Précaire est encore le maître-mot ; ce sont les liens et les lieux précaires, où se construisent des équilibres fragiles, de lentes structurations approximatives qui sont touchés au cœur, c’est tout un maillage de multiplicités insaisissables et non répertoriables qui se trouvent menacé – les zones où se travaille une dimension d’imprévisibilité, traversées de marginalités, de rencontres inattendues, de co-présences insoupçonnées et non pas seulement les lieux de la culture dite officielle… Le discours officiel lui cherche à nous faire croire qu’il s’agit d’un grand tout uni quand c’est tout ce qui vient se nicher et proliférer dans les failles du système qui vient à manquer… N’est-ce pas le Spectacle en tant que destruction de la rencontre, de la rue, logique de séparation, substitution à ce qui était directement vécu, touché, fuite vers la virtualité marchande qui semble avoir atteint un point de perfection jusque là inégalé… mais sans doute avons-nous déjà dépassé ce stade, sommes nous passés dans un autre système, du statut de sujet à celui de malade « auquel on peut administrer n’importe quel traitement, ou même décider de le supprimer, d’après son âge (productif ou improductif), ou d’après n’importe quel autre critère décidé arbitrairement et sans appel, à la discrétion du soignant, ou d’autres. » [2]

« Comment faire pour continuer sans que ça s’arrête » [3] pourrait être la formule provisoire à faire circuler entre les lieux en lutte et les lieux d’accueil formant réseau ; dans ce temps de recul et des renoncements qui s’insinuent de toutes parts, devant les difficultés grandissantes à maintenir un agir commun, des circulations libres et des logiques d’organisation collective, tandis que les individus sont réduits à la misère d’un retour vers la sphère privée, quel dehors convoquer pour continuer d’envisager des résistances et des liens, fabriquer des réseaux, poursuivre un maillage fait de parentés multiples, dépareillées et transversales… Si l’on assiste aussi à un renforcement des logiques d’organisation à l’intérieur des lieux, phénomènes d’intensification réactive des réseaux constitués d’amitié et d’entraide, c’est une certaine porosité qui est touchée, les mouvements de réciprocité de l’intérieur des espaces organisés vers un dehors rendu inaccessible par la délimitation toujours plus abusive de ses contours. Quel devenir-avec dans ces temps d’affliction, de coupure et de sommations lamentables… Il nous faut continuer à habiter intensément les territoires, les paysages, les lieux et les intervalles, en ramifier les usages et les pratiques par delà les restrictions et les retranchements individuels, multiplier les possibles, enrichir les alliances, accroître les capacités transférentielles de passage et la fabrique de situations concrètes… défendre à tout pris le droit inaliénable à la rencontre (réunions d’habitants, assemblées populaires, manifestations). [4]

Où donc nous pousse le désir, il nous pousse hors de la maison. [5]

La Ferblanterie [6] dans ce vaste et bel et bien vivace début d’hiver balbutie comme à son habitude, cherche le tranchant, taille dans l’épaisseur de ce qui est déjà présent et fraye des chemins dans les ronces, ouvre de nouvelles et minuscules clairières.

Les présences confinées par ici cherchent à s’inclure les unes les autres dans leur manière d’être là et d’habiter le temps tandis que toujours se profilent les travaux et les jours, les chantiers à n’en plus savoir que faire, les cabanes bientôt couvertes, les chambres d’eau et les trappes, les chambranles et les fenêtres, les tas de fumier qui croupissent devant les portes des maisons paysannes

Le devenir-Pont [7] de la Ferblanterie traverse le temps, à l’épreuve des saisons et des différences de crues ; pont qui se retourne sur lui-même et provoque sa propre chute, pont sans cesse démonté, fragmenté par les crues puis remontré à contre courant, pont suspendu au dessus des eaux… d’un bourg à l’autre, d’une rive à l’autre, d’un bruissement l’autre… le passage des amitiés : pontonniers, une tâche en voie de disparition.

[1Donatella di Cesare, Un virus souverain. Editions La Fabrique.

[2Gianfranco Sanguinetti, Le despotisme occidental, paru dans lundi matin 239.

[3Formule empruntée à Jean Oury, qu’il employait fréquemment, l’été notamment, quand une certaine dynamique s’était engagée à la Borde – parfois autour du théâtre – et que tout semblait indiquer que le quotidien allait reprendre son cours habituel.

[4Ne laissons pas s’installer le monde sans contact, Appel au boycott de l’application StopCovid ; Initié par le Collectif Ecran Total et un groupe de travail (sur le numérique) de l’organisation espagnole Ecologistas en accion, ce texte soulève le risque que les bonnes résolutions pour le jour d’après soient déjà neutralisées par l’accélération en cours de l’informatisation du monde.

[5Franz Kafka, Journal.

[6La Ferblanterie est un ancien moulin, lieu de vie, d’accueil et de passages situé à Rivey-Les Bordes ; il a vocation, tout au long de l’année, à accueillir des moments collectifs, groupes de travail, temps de recherches de même que des concerts.

[7Schizopolis 2, Franck Cuviller, Comité Schizogéologique de Lille/ Lundi Matin 268 ; évoquant le texte « Le Pont » de Franz Kafka, l’auteur se demande : « Y-aurait-il un devenir pont chez Kafka, tout comme il y a un devenir animal et un devenir minoritaire, tels qu’ils ont été saisis par Guattari et Deleuze ? »

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