Le confinement du dehors

« La contagion gagne alors et chacun se met à vouloir réparer les choses en secret. »

paru dans lundimatin#248, le 23 juin 2020

Nous avions reçu ce texte il y a plusieurs semaines, en plein confinement et nous l’avions aussi bêtement que malheureusement égaré. En retombant dessus au milieu d’une montagne de papier, nous nous sommes souvenus qu’il ne fallait jamais rien attendre de l’actualité.

Le confinement du dehors depuis la Ferblanterie. [1] Avril 2020.

I

    

Sans être jamais sorti, le monde lui est familier. Il connaît bien la mer. La mer est constamment sous lui, une mer sans eau, mais non pas sans vagues, mais non pas sans étendue. Il connaît bien les rivières. Elles le traversent constamment, sans eau mais non pas sans largeur, mais non pas sans torrents soudains. [2]

Dans ce temps d’éloignement, le quartier vibre d’une intensité nouvelle ou plutôt originaire et pour le moins étrange ; à l’entrée de la zone industrielle, pour un temps débarrassée du bruit des camions et voitures, un long dimanche sans fin se profile… La Place du champ de foire, habituellement inanimée, devient du jour au lendemain un purgatoire où se meuvent les âmes lentes et solitaires réduites à la patience ou à l’attente indéfinie. Les habitants, hagards, traversent la place ou restent sur le seuil de leur maison, les mesures de confinement imposées semblent révéler les confinements ordinaires et volontaires qui font de cette zone mi-rurale-mi-industrielle que nous habitons un quartier fantôme. Les promeneurs égarés semblent être à la recherche des liens perdus, de trajectoires inconnues et de gestes d’entraide possibles ; ils s’aventurent parfois jusqu’à la Ferblanterie ou l’évitent, toujours interrogatifs ou à l’affût de ce qui pourrait bien se passer - là où il ne se passe rien… Ils ramènent entre leurs mains des choses à réparer puis repartent furtivement, comme ils étaient venus. Nous entrons pour ainsi dire dans un temps de la clandestinité de l’échange ; tout partage, toute rencontre y sont devenus suspects, sujets à la méfiance… le moulin demeure ce point de fuite ou de convergence où les uns et les autres viennent interroger cette limite entre le bourg et le coteau, entre la zone industrielle et les bois, entre le repli et l’ouvert, avec attention et précaution… la contagion gagne alors et chacun se met à vouloir réparer les choses en secret, toutes les choses délaissées habituellement… 

Un autre jour c’est la ruralité silencieuse qui l’emporte, la place se fait de plus en plus déserte, les visites se raréfient. Les gens se sont-ils cachés ? Est-ce l’effet de sidération qui opère, le maintien de l’ordre devenu indiscutable ? Serions-nous devenus nos propres gardiens, patrouilleurs ou garde-chiourmes afin de réguler nous-mêmes nos comportements inconséquents et déviants ? Les questions tournent dans les têtes, sommes-nous les instruments d’un pouvoir qui exerce sa morale et son odieux semblant de maîtrise pour falsifier davantage, pallier son incompétence et son incurie ? Toute une population se trouve en état de choc, saisie de plein fouet par la séparation des corps, la distorsion du lien social - à fortiori là où il ne tenait qu’à un fil - avec les effets délétères de répression et de violences repérés de toutes parts.

Le désert visible [3] que nous connaissons habituellement, « créé par l’urbanisme du capital, » est soudain devenu le désert visible. 

Par les villages où règne une sorte d’auto-confinement permanent les gens se souviennent qu’ils pouvaient sortir et établir des liens au dehors ; c’est peut-être alors, par instant, par endroit, cette lointaine résurgence des liens que favorise la situation de même que de nouvelles formes d’auto-organisation, tout en révélant ce que ce monde-ci recèle d’inacceptable et de penchants nuisibles au sens commun. 

Les situations concrètes produiront-elles des ramifications multiples et nouvelles ? de nouveaux agencements ? Un temps de jachère s’impose à nous s’il ne l’était déjà par la situation ; les questions d’autonomie et/ou de dépendance sont exacerbées, de même que les dysfonctionnements et les inégalités qui se ramifient de toutes parts. Les « premières nécessités » ne sont pas exclusivement marchandes comme on ne cesse de le répéter, liées à la grande distribution, elles sont cette propension à fabriquer des réseaux d’alliance, un maillage serré de connexions et de zones d’échange, d’histoires enchevêtrées ; « des êtres s’impliquent et se requièrent les uns les autres, entrent en composition. » [4]

La théorie des moments  [5] selon Henri Lefebvre, dépendante en partie d’une libre circulation physique, est-elle mise à l’arrêt ; éprouverons-nous de plus en plus de difficultés à opérer le passage d’un moment à l’autre, d’un territoire, d’un champ d’investigations ou d’un répertoire de gestes à l’autre, tant nos corps finiront par être empêchés ; se heurte-t-elle à l’une de ses limites : nous voici retenus dans le moment hypostasié, CE QUI S’ERIGE EN ABSOLU ; cette tentation de l’absolu ayant toujours été au fondement de nos désirs d’épouser ou d’éprouver le moment.

Un signe alors depuis ce paysage à l’arrêt, secoué par les nécessités du printemps et ce dehors qui appelle.

II

Matinaux et Transparents des Bordes

« Les Transparents ou vagabonds luni-solaires ont de nos jours à peu près complètement disparu des bourgs et des forêts où on avait coutume de les apercevoir. Affables et déliés ils dialoguaient avec l’habitant, le temps de déposer leurs besace et de la reprendre. L’habitant, l’imagination émue, leur accordait le pain, le vin le sel et l’oignon cru ; s’il pleuvait, la paille. »  [6]

Il se trouve qu’il y a cinq ou six jours se promenait par ici un Transparent semblable en tous points à ceux décrits par Char… il est venu une première fois, déposer sa besace puis la reprendre, le temps de converser un peu… puis il est revenu le lendemain avec une tente glanée ici et là et nous lui avons confié des vivres, un sac de couchage, de quoi faire un feu, lui indiquant quelques prairies possibles où s’établir…Et alors il ne faisait aucune doute que nous étions les casaniers, les habitants, les confinés… et lui dans ce temps impossible du confinement ne pouvait plus même aller se réfugier chez les moines de Poligny, ici ou là, dans quelques foyers d’hébergement… Il s’appelait Serge Blin comme les transparents pouvaient s’appeler René Mazon, Eglin Ambrozane ou Diane Cancel… et il fallait, à l’écouter, appeler un certain Claude - comme Claude Palun - qui lui avait ouvert un local à Tonnerre mais où il ne voulait plus aller du fait de la présence de vilains lascars - plus vilains que lui - qui faisaient du tapage… Alors il s’est installé dans un champ plus loin, près de la rivière pour y faire ses incantations au soleil et autres rituels diurnes… mais bien trop en vue et deux jours plus tard il était ramassé, menotté et emporté par la Marée chaussée qui n’avait en rien renoncé à son zèle et sa brutalité. Depuis plus de nouvelles.

C’est un corps libre qui est ainsi mis en cabane sans autre motif que cette restriction désormais des libertés fondamentales, un corps en mouvement, à la recherche de cette légitimité insaisissable, autrement dit d’une raison d’être doublée d’un droit souverain, celui de circuler et de se reconnaître sans attaches.

Dans ce moment détestable de la séparation et du cloisonnement, celui qui a fait le choix d’être et de vivre au dehors, en dehors des circuits balisés, peut encore moins séjourner dans ce dehors indéterminé - et proscrit - qu’en temps normal…

« De même que certaines espèces cessent d’être comptées et disparaissent du sol et de la curiosité des vivants, les vagabonds libertaires, encore nombreux au début du siècle, ne trouvent plus grâce aujourd’hui devant les exigences sociales, politiques et policières, de l’état moderne, ce mendiant colosse.

« Le vagabond est de moins en moins aperçu dans nos campagnes, même les plus altruistes. Renouvelons à ces camarades poètes bientôt exterminés l’assurance de notre sincère solidarité… » [7]

[1La Ferblanterie est un ancien moulin, lieu de vie, d’accueil et de passages situé à Rivey-Les Bordes ; il a vocation, tout au long de l’année, à accueillir des moments collectifs, groupes de travail, temps de recherches de même que des concerts.

[2Henri Michaux,Vers la sérénité, in La nuit remue.

[3« (…) l’urbanisme du capital crée le désert visible où toutes les perspectives mènent à l’égarement et à la perte. Giorgio Ceserano, Manuel de survie,Editions La Tempête, traduction Benjamin Vilari.

[4Isabelle Stengers, Résister au désastre, éditions Wildproject.

[5Henri Lefebvre, La théorie des moments, in La somme et le reste.

[6René Char, Les Transparents, texte liminaire, in Les matinaux

[7René Char, Texte liminaire de la première édition des Transparents.

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