Le bal des balais

De la difficulté organisationnelle à réenchanter le monde
Sören Frappart

paru dans lundimatin#394, le 11 septembre 2023

« Autrement dit, l’organisation même du travail vole jusqu’à la possibilité d’éprouver la satisfaction d’un travail qui, s’il n’est pas nécessairement épanouissant est tout au moins bien fait. Ce qui est extraordinaire c’est que ce rêve : réaliser des choses irréalisables, constitue ce qui est acheté par l’institution qui délègue cette tâche. »

Tout d’abord, merci à toi, toi et toi de donner à penser et vivre la « lutte » au travers d’une aventure joyeuse. Je suis, entre autres, fonctionnaire de l’éducation nationale -universitaire en fait-, et avec mon côté « poule » j’aime à profiter de l’institution lorsque le monde dort encore, lorsque dans le calme du jour qui tarde à venir, un peu de sérénité précède la tempête de la vie quotidienne. Une réalité inaccessible, illisible quelques heures plus tard quand les rires et les complaintes emplissent et saturent l’espace maintenant silencieux et vivant. Si l’on pourrait croire qu’à six heures du matin l’institution est vide que la vie y est errance, il n’en est rien. Une armée de petites mains, de balais et de produits en tous genre et pas toujours des plus charmants, s’acharnent dans les escaliers, sur les « surfaces », dans les toilettes, traquant la moindre tâche et minouche esseulée. Parce que pour le confort de l’universitaire, de l’ingénieur, du travailleur, une nuée d’hommes et de femmes, avant eux, mettent le monde en ordre de propreté. Ainsi et afin de ne pas trop « nous » déranger, c’est « eux » qui se dérangent entre six et neuf heures avant nos arrivées débonnaires, les yeux encore plein de sommeil. Eh oui, on ne va pas payer du temps d’enseignant-chercheur à vider les poubelles ; déjà qu’on les paye à faire de l’administratif. Alors voilà, entre six et neuf heures c’est le bal des balais.

Dans mon institution, « la dame » qui prend soin de mon bureau [1] n’a pas que le mien à veiller. En fait, elle prend soin de cent quatorze bureaux, huit couloirs, six chiottes, quatre salles de convivialité et six escaliers le tout en trois heures. Autant te dire que veiller à l’ordre et à la propreté de trois étages en trois heures, c’est un peu « challenging » ! On imagine que la boîte qui loue ses services à l’université sait que la demande qu’elle adresse à ses agents ne peut être tenue mais cela ne l’empêche pas d’évaluer, de contrôler. Pour les nouvelles arrivantes c’est toujours la panique. Ce n’est pas évident de se rendre compte, d’acter, que ce que l’on vous demande (la tâche prescrite) n’est pas réalisable et ce indépendamment de votre bonne volonté. Ceci permet néanmoins de pouvoir récriminer le travail non fait, mal fait, menacer de faute professionnelle celle ou celui qui, non pas qui fait mal son travail mais ne peut le réaliser bien. Autrement dit, l’organisation même du travail vole jusqu’à la possibilité d’éprouver la satisfaction d’un travail qui, s’il n’est pas nécessairement épanouissant est tout au moins bien fait. Ce qui est extraordinaire c’est que ce rêve : réaliser des choses irréalisables, constitue ce qui est acheté par l’institution qui délègue cette tâche.

Au quotidien c’est donc le ballet des femmes de ménage, enfin des technicien.ne.s de surface. C’est à celle qui arrivera à trouver un compromis vivable entre une demande inatteignable et la réalité, ce qui implique d’apprendre à vivre avec la menace chaque jour reconduite de la faute professionnelle inéluctable. Du côté des usagers des lieux, les complaintes sont plus ou moins dures et surtout aveugles à la situation car toute la joliesse de ce ballet repose sur le fait que l’usager arrive sur son lieu de travail au moment où celui-ci se termine. Il ne peut donc que commenter la tête de sa poubelle, l’état des surfaces.

Il arrive que le.la technicien.ne de surface maîtrise plus ou moins bien le français et s’interroge sur son contrat de travail parce qu’il y a un truc « bizarre » à cumuler une démultiplication de CDD qui s’achèvent et reprennent au rythme des vacances scolaires. Une solution est de cumuler les emplois. Trois heures le matin et autant l’après-midi (c’est mieux que le soir) même si cela reste peu confortable lorsque vous habitez dans une banlieue lointaine. Je garde en tête ces paroles attentionnées me félicitant d’être devenue « médecin », je venais de soutenir ma thèse de doctorat et j’étais en effet « docteur ». Des mondes se rencontrent. En même temps ma grand-mère pensait que j’emmenais des enfants « dans » l’espace quand je travaillais sur leur compréhension « de » l’espace. Et puis, il y a la difficulté à se comprendre lorsque les mots manquent, à identifier sur google maps le pays d’origine de la dame qui veille à mon confort, chaque jour. Mon incapacité à l’aiguiller quant à quoi faire de son contrat de merde. Les étoiles dans ses yeux lorsque suite à une grève elles/ils obtiennent des « avancées » quant à leur lutte. Elle m’explique : « c’est le plus beau jour de ma vie » ! Et puis, quelques mois plus tard de lire dans ses yeux que la victoire a été de courte durée. Il suffit que la boite ferme, une autre la remplace et hop les contrats aussi. Puis son départ. Elle m’avait prévenue, elle était grand-mère, ses enfants lui demandaient de venir garder les petits. Je ne pensais pas que ça irait si vite, je n’ai pas eu le temps de lui dire au revoir. L’affolement face à la tâche prescrite de la « nouvelle dame ». Des gâteaux échangés, j’essaie sans succès de rouler les « r », on rit. Son remplacement pour cause de maladie, laquelle ? Une « nouvelle nouvelle dame », la même incompréhension et puis cette phrase qui revient comme une gomme qui lisse les rugosités de la vie : « le plus important c’est la santé ! ». On discute de l’Algérie, on échange des recettes, des plantes, son mari qui étendait le bitume sur les routes n’est pas fort en point. Ca aussi c’est un boulot de merde qui devrait ne pas exister. Et comme elle dit : « et alors, qu’est-ce qu’on fait ? ». Et comme d’habitude, elle me laisse là dans la nuit noire et glacée de mon bureau avec cette phrase qui claque dans ma tête vide. Elle n’attend pas de réponse de ma part, c’est une manière de me dire au revoir, à demain. Peut-être. Trois heures, trois étages, cinq jours sur sept, « quatre cents quatre euros ! », elle n’en revenait pas dit, « et alors, qu’est-ce qu’on fait ? ».

C’est vertigineux ce gouffre entre nos vies, entre nos conditions de vie je veux dire. Je boycotte les demandes de promotions de mes collègues universitaires, faut que j’arrive à leur expliquer pourquoi… C’est pas gagné. Ils sont tous au bord du craquage nerveux avec leurs valises sous les yeux et il me faudrait institutionnaliser symboliquement et financièrement leur épuisement professionnel : gagner plus pour consommer plus, la logique est d’autant plus incompréhensible que les danseuses étoiles du soleil levant font le couscous sans viande parce que : « c’est bon aussi ! ». Tous ces mondes qui évoluent dans des univers si différents sur les mêmes lieux et qui ne se connaissent pas est surréaliste, violent. L’université, un lieu de pensée, d’excellence, de liberté qui s’érige sur un rêve sous-traité : 3 heures - 3 étages. Il est étrange ce monde où tout le monde fait croire à tout le monde que des choses impossibles sont possibles tout en sachant que ça ne l’est pas. On fait semblant de croire que ça l’est en se tapant du coude, complice d’un bon coup, léger, parce que c’en est d’autres que l’on ne connait pas qui sont responsables des impossibilités dans lesquelles on les met. Les seuls qui peuvent faire valoir que nos projets pour eux ne sont pas réalistes, on ne les écoute pas. Ils sont trop loin et, il est tellement doux de rêver que l’impossible est à portée de main.

Sören Frappart

[1ça pourrait être un homme mais il s’avère que cela a toujours été une femme en 13 ans, même si un début de mixité s’esquisse depuis quelques années.

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