Le Bon, la Brute et le Militant : un hommage à Toni Negri

« Mais il n’y a, en réalité, pas d’opposition entre le Negri cagoulé et le Negri citoyen. »

paru dans lundimatin#412, le 28 janvier 2024

Nos camarades d’Ill Will ont publié, le 1er Janvier 2024, un bel et lucide hommage à Toni Negri [1] écrit par Luhuna Carvalho. Nous en publions ce lundi une traduction française [2].

Les situationnistes affirmaient un jour qu’ils avaient deux pères : le dadaïsme, qu’ils aimaient profondément, et le surréalisme, qu’ils rejetaient. Aux yeux de beaucoup d’entre nous, « Toni » Negri jouait les deux rôles simultanément. Trop jeunes pour en avoir été directement témoin, les années soixante-dix italiennes constituent l’un de nos derniers mythes. Consciemment ou non, la plupart de nos expériences de lutte, des squats aux places, se sont coulées dans les vestiges de ses répertoires fragmentaires, seule véritable collectivité que nous ayons connue.

Le Negri que nous aimions était celui qui avait renoncé à une carrière universitaire prometteuse et confortable pour se changer en agitateur. Celui qui nous avait appris que la rage, la colère, le désespoir, la haine et l’aliénation que nous ressentions n’étaient rien d’autre que le désir fiévreux d’une vie et d’un monde différents, rien d’autre qu’une passion étrange et profonde pour nos camarades, rien d’autre qu’un dévouement total et obsessionnel au service de l’abolition des tyrannies du capital. C’est le Negri qui affirmait que ricominciare da capo non significa andare indietro (recommencer ne signifie pas reculer), transformant Potere Operaio en Autonomia, établissant une méthode de rupture qui célébrait le refus prolétarien de la mémoire mélancolique et institutionnelle de la gauche. C’est le Negri qui a vu dans chaque concept de l’économie vulgaire une catégorie de l’antagonisme. C’est le Negri qui nous a montré la dignité, l’ardeur et la joie inhérentes à la lutte, échappant au cynisme critique. C’est le Negri qui a pris au pied de la lettre l’affirmation de Marx selon laquelle le communisme est "mouvement réel d’abolition [de l’état actuel]", en saisissant comment les moments de lutte étaient aussi des moments de communion et, par conséquent, des exemples de quelque chose à venir.

Le Negri que nous avons rejeté, avec un empressement réservé à ceux que l’on aime, était le Negri de la chasse sisyphéenne au prochain sujet collectif, chaque nouvelle hypothèse se dissolvant en fumée, l’une après l’autre. C’est le Negri qui affirmait que chaque nouvelle tendance sociale était une nouvelle expression de "résistance", sans jamais vraiment expliquer pourquoi ni comment. C’est le Negri qui a transformé le post-opéraïsme en une sociologie insipide. C’est le Negri de l’Union européenne, le Negri du revenu de base universel, le Negri constituant, le Negri démocratique, le Negri accélérationniste, etc.

Mais il n’y a, en réalité, pas d’opposition entre le Negri cagoulé et le Negri citoyen. Après sa mort, nous devons admettre, en toute honnêteté, qu’une telle distinction était notre propre invention. Negri était parfaitement cohérent. La continuité de sa pensée résidait dans la manière dont son optimisme beckettien était intrinsèquement tissé dans son travail philosophique et politique.

Tout a commencé avec la légendaire note rouge du mensuel Classe Operaia, le « tournant copernicien » de Mario Tronti, que l’on considère aujourd’hui presque comme un psaume : « Il faut renverser le problème, changer de slogan et repartir de zéro : le point de départ est la lutte des classes. » Ce sont les luttes elles-mêmes qui ont forcé les capitalistes à créer le capitalisme et leurs expressions les plus avancées dirigent encore le développement capitaliste. La traduction anglaise de la déclaration fondatrice de Tronti a toujours semblé quelque peu maladroite. Dans l’original, on lit lotta di classe operaia (luttes de classes industrielles), et non pas seulement lotta di classe (lutte de classes). La primauté des luttes était fondée sur l’être social spécifique incarné par la classe ouvrière industrielle italienne de l’après-guerre, plutôt que sur le travail dans son ensemble. L’antagonisme spontané et créatif de cette classe ouvrière industrielle provenait d’une conjonction singulière entre l’inclusion économique et l’exclusion politique qui ne s’est réellement manifestée que dans l’espace fermé de l’usine. L’ontologie politique de l’opéraïsme était fondée sur la différence entre l’opéraï et la classe ouvrière en tant que telle.

La reprise par Negri de la théorie de Tronti sur la primauté des luttes sur le capital abolit cette différence, un geste à la fois brillant et maudit. L’essence de cet antagonisme n’est pas le travail productif en soi, mais plutôt les conditions très spécifiques de séparation et d’aliénation subies par les travailleurs. L’extension du contrôle capitaliste sur la reproduction sociale signifiait que cette séparation et cette aliénation pouvaient désormais se retrouver partout.

En observant le déplacement de l’antagonisme de classe de l’usine vers la métropole, Negri a développé les outils conceptuels pour nommer, armer et organiser cet antagonisme diffus. Ce faisant, il a développé une théorie d’un communisme immédiat et immanent aux luttes elles-mêmes. Le communisme n’est pas la récompense future de l’interminable corvée des stades désordonnés du matérialisme dialectique, il est déjà là, présent dans l’intelligence collective, violente et radicale, qui émerge d’un millier d’actes d’antagonisme, d’insurrection et de communisation.

La primauté absolue que Negri accorde aux luttes donne un contenu positif au refus du travail. Derrière le sabotage d’atelier et la subversion métropolitaine, il y avait une forme prolétarienne de travail qui peinait à se matérialiser. Cette idée constituera la base de l’ontologie de Negri tout au long des décennies suivantes. L’"autovalorisation" est l’un de ses premiers noms, la "multitude" l’un des derniers.

Cet antagonisme ouvrier omniprésent dans la sphère sociale était évident pendant les années soixante-dix, mais une fois que le "long mois de mai" italien s’est achevé, une telle primauté de la lutte a semblé de moins en moins défendable. Comment le "contenu positif" de Negri, implicite dans le refus prolétarien du travail, pouvait-il s’exprimer lorsque ce refus du travail n’était plus évident ? Si la méthode de Negri devait soutenir une primauté sociale, non basée sur l’usine, des luttes, alors elle devait devenir une théorie à part entière de la vie sociale contemporaine. Le post-opéraïsme en est venu à considérer chaque petit mouvement du corps social comme une "auto-valorisation" et comme une possibilité de "résistance", sans jamais développer un critère approfondi permettant d’évaluer une telle revendication. Le résultat final est que la "résistance" est partout et nulle part à la fois.

Les critiques de Negri l’ont souvent accusé de ne pas être assez dialectique. Les enthousiastes de Negri - et Negri lui-même - seraient volontiers d’accord. Mais si l’on peut lui reprocher quelque chose, c’est peut-être d’être trop dialectique. Si Tronti était, selon ses propres termes, d’abord un politicien et seulement ensuite un « penseur », Negri était - fièrement - d’abord un militant et seulement ensuite un philosophe. Negri écrivait pour le « mouvement », conscient qu’aborder ce sujet était, d’une certaine manière, une méthode pour le créer. Il n’y a pas de point de vue de la raison extérieur au mouvement subjectif de la classe ouvrière, à l’affirmation de son contenu positif, et donc la cohérence du travail conceptuel de Negri trouve à la fois son fondement et sa confirmation précisément dans ces luttes elles-mêmes. L’« autovalorisation » et la « multitude » sont des concepts valables précisément dans la mesure où l’idée de Negri sur ce qui constitue un mouvement se reconnaît en eux et dans les processus politiques qu’ils présupposent. En d’autres termes, la « multitude » n’a existé que lorsqu’elle s’est crue telle. Il est dans la nature d’un tel « mouvement » de présupposer ses propres conditions matérielles et historiques (État et capital). Son antagonisme triomphant n’existait que dans la mesure où elle partageait un terrain de jeu avec l’équipe adverse, mais cela signifiait que chaque but marqué impliquait l’acceptation des règles du jeu. C’est pourquoi Negri n’a jamais été anarchiste et n’a jamais prétendu l’être, même si ses écrits ont toujours été teintés d’un vague libertarisme. Pour lui, les concepts et les idées n’existaient que lorsqu’ils devenaient mouvement, et un mouvement n’existait que lorsqu’il s’articulait avec les réalités institutionnelles concrètes de son époque - qu’il s’agisse du Parti communiste italien ou de l’Union européenne, des Mirafiori de Fiat ou de l’entreprenariat néolibéral.

Cependant, au fur et à mesure que les insurrections se succédaient, la cohérence interne de tout « mouvement » semblait se dissiper encore davantage. Le négriisme fonctionnait sur la présomption que le noyau dynamique de la politique contemporaine résidait dans l’oscillation entre les formes constituées et les formes constituantes. Mais aujourd’hui, le pouvoir s’affirme par sa capacité à détruire, démanteler et anéantir son propre corps social, par l’austérité, l’ostracisme ou la guerre pure et simple. L’intégrité de toute substance révolutionnaire positive ne pourrait tenir que tant que cette dialectique constitutionnelle tiendrait aussi, même si le « pouvoir constituant » permanent de Negri visait à l’arrêter dans son élan. L’optimisme inébranlable de Negri est lentement devenu amer, comme si la seule stratégie restante consistait à répéter avec acharnement « nous sommes en train de gagner » quand la défaite était évidente. Pour Negri, l’Autonomia existait comme un moyen de libérer le PCI de son orthodoxie et de sa complaisance, et non comme un moyen de le détruire. Mais l’UE n’est pas le PCI, et le bitcoin n’est pas Mirafiori.

Negri avait, par rapport à beaucoup d’autres, raison. Il avait raison d’insister sur le fait que le communisme est toujours déjà présent. Sa vie a été, selon ses propres termes, une « vie communiste ». Affirmer qu’une vie est communiste ne signifie pas que le communisme s’est réalisé dans l’intégrité éthique de ses propres actions et de ses affects, ni qu’une seule histoire personnelle peut représenter le sens du communisme. Cela signifie plutôt que l’on a choisi de vivre dans la question du communisme, dans ses joies et ses épreuves singulières et collectives. La mort de Negri, comme celle de Tronti et d’autres, pose la question de la continuité, surtout pour ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont été élevés dans des traditions militantes redevables à ces grandes figures. Dans un monde qui n’offre que peu d’espoir, leur ténacité légendaire est à la fois une source d’inspiration et un fardeau. La seule façon honnête de lui rester fidèle est peut-être, à notre échelle, d’opérer à nouveau la rupture inhérente à leur pensée. C’est précisément parce que nous pouvons chérir l’optimisme de Negri que nous pouvons également suggérer que, dès à présent, recommencer pourrait signifier revenir en arrière - revenir à la question de ce qu’est une vie communiste.

Luhuna Carvalho
1er janvier 2024


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[1L’armure du chevalier de Calvino est vide, c’est en quoi ce chevalier est pour nous inexistant – comme cet « Empire » qui, pour le vieux Tiqqun des années 2000, se définissait moins par une souveraineté juridique et personnelle – une incarnation dans la chair et l’os du droit – que par la multiplicité des amarres, des armes et des armures, l’articulation immanente et fragmentée de dispositifs Spectaculaires et Biopolitiques – police des festivités virtuelles de consommation, police de l’hygiène, des santés et des corps. Mais ce que nous ont appris ces vingt dernières années, c’est peut-être que le concept d’empire est désormais périmé. Tiqqun répondait aux tendances constituantes et juridiques de Negri et Hardt, pour qui l’Empire prenait peu à peu l’unité et la cohérence d’une personne morale, juridico-souveraine, « sujet politique », « pouvoir souverain » (« l’Empire est le sujet politique qui règle effectivement les échanges mondiaux, le pouvoir souverain qui gouverne le monde ») au moment même où, à l’échelle planétaire, c’était plutôt l’avènement futur du cirque trumpiste aux jokers surexpressifs qui servirait de mianliu – coiffe impériale sous laquelle le visage de l’empereur se dissimule – aux processus d’arraisonnement sans sanctification du droit. Tiqqun était à deux doigts de répondre à Negri : l’Empire n’existe pas (juridiquement), et c’est par là, justement, qu’il règne. Mais si le concept d’Empire est périmé, il se trouve que face à cette péremption, le concept que récusait celui d’Empire, soit le concept d’impérialisme, lui, semble revenir avec une insistance toute géopolitique. Et si le diagnostic de Negri et Hardt impliquait comme son contre-point dialectique l’affirmation des « multitudes », face au bon vieil impérialisme, « stade suprême du capitalisme », il se peut que le mouvement historique réponde par des ersatz léninistes de « Parti ». En réalité, Negri faisait de la « multitude » le protagonisme d’un antagonisme auquel l’Empire avait été la réponse – il se peut que le retour des luttes impérialistes entre États inquiets soit, en même temps, une réponse à la décomposition, à partir de 2010, des strates tectoniques impériales relativement figées des années 90 : on a pu constater que les multitudes negristes ont précisément surgit, mondialement, là où la passation historique d’hégémonie était en cours : printemps arabes, Hong Kong, Taïwan, Ukraine, USA, Inde, Chine, France. L’année 2019 a été en quelque sorte un pic d’intensité de « retour à la masse », non pas avec les Gilets Jaunes (multitude en soi et pour soi), mais avec la grève de 250 millions (la moitié de la population européenne) d’indien•nes contre la réforme agraire de Narendra Modi. Si l’année 2018 a été, en France, la prise de conscience du problème fasciste (la plupart des livres concernant la question ont été publiés cette année), comme contre effet du macronisme et de sa stratégie électorale de fascisation, de « montée aux extrêmes » politique, l’année 2019, à quelques encablures du COVID, a été le sursaut quasi-mondial des multitudes et leur échec. Sans le confinement du monde, effet de la pandémie effet de la mondialisation capitaliste, la question de savoir ce qu’est la gauche et ce qu’elle pourrait encore faire ou signifier n’aurait pas eu la forme d’une question. Les années 20 du millénaire, auront été un tournant fatal. Le « Grand Séquestre » comme l’appelait Olivier Cheval, laisse surgir une nouvelle figure et qui n’est plus la « multitude ». D’un côté, nous nous retrouvons exposés aux passions partisanes du courant de gauche nationale néoléniniste (Frexit de gauche), de l’autre au parti décomposé du progressisme de capitalisme modéré (Raphaël Glucksmann), avec au milieu le parti de Mélenchon dont la verticalité est entrée en crise mais sans laquelle, probablement, il se disloquerait. Si le concept d’Empire est périmé et si apparaît alors la figure historique de l’impérialisme, si partout dans le monde les plaques tectoniques impériales s’échauffent et font surgir les scories volcaniques de laves multitudes, ces laves se fossilisent et se durcissent désormais. Si rien n’est jamais révolu, le temps de la discussion entre l’Empire de Tiqqun et celui de Negri est probablement un peu passé. Le Spectacle et le Biopouvoir auront atteint un degré d’intégration inégalé dans nos vies – dont le confinement est le signe et l’accélération synthétique (santé et distantiel) – mais c’est peut-être au moment même où les bulles, de partout, sont en train d’éclater.

[2Des traductions turques et chinoises sont disponibles ici : Türkçe et là : 中文

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