La rue avec sursis

« Sous les pavés, le sang des oubliés »

paru dans lundimatin#278, le 11 mars 2021

Depuis Lille, retour sur l’activation du Plan Grand Froid en février dernier et sa désactivation une semaine plus tard, rejetant à la rue et à la merci des policiers des centaines de sans-abris et d’exilés. Cet article montre avec colère toute l’hypocrisie de ce plan d’urgence qui, « comme tout autre mesure d’exception qui nous rappelle que la Constitution est un conte pour enfant qu’on nous susurre chaque soir pour nous endormir ».

Nous sommes le 19 Février à Lille. Il est 18h lorsque j’accélère le pas, longeant les épiceries de la rue de Wazemmes. Dans quelques minutes, les gyrophares retentiront dans les environs, annonçant le couvre-feu. Ce soir-là, 80 personnes seront contrôlées, 17 recevront des contraventions. L’histoire ne donne pas le nombre d’interpellations fumeuses et de chassés dans les côtes. Il est clair que le quartier de Wazemmes prend des grandes gifles depuis plusieurs années, et d’autant plus fortes depuis le début de la crise sanitaire. Mais la question n’est pas là.
Je ne suis plus qu’à une centaine de mètres de chez moi, guettant la BAC de tout horizon. Je me méfie de leur ponctualité fracassante. Je croise Emma, habitante du quartier et sans abri depuis plus d’un an. Je m’étonne de la voir ici, sans toit. La semaine dernière, elle se réjouissait de quitter sa tente installée rue de Wazemmes pour accéder à une chambre d’hôtel à quelques kilomètres. « Le Plan Grand Froid a été activé » lui avait fièrement déclaré son interlocuteur du 115. Une navette du Samu Social était venue la chercher. Était alors venu le temps de la chaleur réconfortante, des couettes propres et des repas réchauffés au micro- onde.
Ce soir, Emma va mal. « Ils nous ont fait dégager de l’hôtel après une semaine », soupire-t- elle, le visage marqué par une nuit tourmentée et sans sommeil. Plus de grand froid, plus de maison. Faute à ce putain de soleil. La police a été appelée à encourager la sortie des « usagers » en bas de l’hôtel social, bras croisés et brassards orange. Matraques à la ceinture, au cas où. La préfecture avait prévu une rébellion des forcenés.
« Faudrait pas qu’ils s’habituent les clodos. »
Emma n’a même pas essayé de résister. Elle a quitté les lieux la tête haute et est retournée planter sa toile. Mais ce retour à la rue a été cruellement douloureux, me raconte-elle. Elle est épuisée, en colère, désespérée. Elle aurait préféré ne jamais quitter son campement pour s’épargner la violence de l’exclusion. Elle est humiliée. Le jour de son départ, l’hôtelière lui lançait : « Estimez-vous contente, vous avez passé une semaine au chaud ».
Emma est assignée à la rue, condamnée à un dehors éternel. Puisqu’elle a refusée de s’assujettir à un pouvoir quelconque désireux d’exploiter sa force de travail, elle sera privée de considération. On ne négocie pas avec le capitalisme, on s’y soumet. On lui accorde tout de même la bonne grâce de ne pas mourir de froid.
Mineurs pris en charge par l’ASE, familles de sans-papiers, femmes victimes de violences, hommes isolés sans-abri, tous des expulsés en sursis. Claire Fleury-Gorkowski, assistante sociale, raconte d’ailleurs en 2019 dans son livre « De l’insertion à l’exclusion, le cas des CHRS », comment un tiers des personnes hébergées en centre d’hébergement est remis à la rue sans solution.

Il pèse comme un chantage à la norme. La durée accordée à ton hébergement mesure ta « capacité d’intégration », ta soumission aux codes de leur République. Il faudra travailler, se régulariser, ne pas s’alcooliser, ne pas être fragile psychologiquement, ne pas contester. Être affaiblie, mais pas trop. Il faudra t’adapter, rentrer dans le rang et te taire.
Le Plan Grand froid est une blague douteuse, un rire jaune, un chamallow aux anchois. Chaque hiver, bercé par les alertes « grand froid » accompagnées du « renforcement maximal de l’accueil des sans-abris », on s’autorise à se réjouir des toits enneigés. On s’émeut de la féerie des flocons dansants. La neige ne tuera point, car l’Etat protège les miséreux. Ce dernier a la capacité en quelques heures, le temps d’une alarme « vigilance orange » de Météo France de réquisitionner des centaines de milliers de places d’hébergement. Comment comprendre alors cette mélodie criarde, bourdonnée le reste de l’année s’excusant d’une « saturation du dispositif d’hébergement » hors de contrôle. La misère n’est pas moins pénible au soleil, c’est du romantisme de comptoir. On en vient donc par équation, à douter de l’objectif morale des préfectures. Une trêve à la rue est d’ailleurs un concept tordu dans un pays où le droit fondamental au logement est inscrit dans la constitution depuis 1946. La verve du général doit paraître bien lyrique pour les quatre millions de personnes mal-logées en France.
On en vient à suggérer que la première des motivations du gouvernement n’est pas celle d’une détermination philanthropique à faire valoir le droit inconditionnel au logement. Son caractère d’exception et la communication prétentieuse déroulée sur tapis rouge chaque hiver nous dit le contraire. Il s’agit bien ici d’un plan d’invisibilisation des très-pauvres. Ne pas encombrer nos trottoirs de cadavres pour ne pas perturber le défilé des bonnes gens. Il est de nos jours concevable d’intégrer l’existence d’êtres vivants errants dans les rues de la capitale. L’idée est d’autant plus acceptable lorsqu’il s’agit d’une pseudo fatalité structurelle. Cela est plus complexe avec des êtres morts.
Le passé a laissé des traces. Selon l’Agence Nationale de Santé Publique (ANSP), au cours de la première quinzaine de février 2012, une vague de froid exceptionnelle a touché le pays occasionnant une augmentation du nombre de passages dans les services d’urgences pour des pathologies en lien direct avec le froid et une augmentation de 50% ou plus du nombre hebdomadaire d’intoxications par le monoxyde de carbone. La surmortalité estimée au cours de la période du 6 février au 18 mars 2012 était de près de 6 000 décès. Ça la fout mal, alors l’Etat anticipe depuis, il se protège.
Le reste de l’année, les sans-abris meurent aussi. Le Collectif « Morts de la rue » recensaient 659 décès de personnes sans domicile en 2019. Les raisons sont multiples mais les décès résultent en grande majorité d’un non-accès aux soins de santé physiques et psychologiques. La réforme de l’Aide Médicale d’Etat en application depuis le 1er Janvier 2021, visant à rendre plus difficile l’accès aux soins des personnes en situation régulière est un acte de guerre aux plus précaires.
A Calais aussi, la Préfecture veut limiter le nombre de morts de froid chez les exilés. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut revoir sa politique d’accueil ou bien même proposé de la dignité. L’appel d’air n’est jamais très loin. Alors on continue d’expulser les campements en plein hiver, tous les deux jours. On lacère les tentes. On implante des arceaux de vélos pour éviter l’installation de nouveaux campements. Les cas d’hypothermie se multiplient. On finit par annoncer l’ouverture du dispositif de Plan Grand Froid pour quinze jours à partir du 30 Janvier, juste avant la mort. Les mineurs et majeurs sont séparés, l’âge étant jugé au faciès du Samu Social ou des forces de l’ordre. Les exilés sont emmenés dans un hangar à peine chauffé, dans lequel ils partageront une tente pour sept et tenteront de s’endormir sur des lits de camps. Même hébergé, il faut à tout prix maintenir la précarité, l’instabilité, l’absence d’intimité. Maintenir l’exilé en exil. Geler son identité dans le vide. Pas de travailleurs sociaux mais des agents de sécu pour vérifier qu’aucun individu n’oserait se présenter à la porte du hangar après une certaine heure.
Ce 25 Février à Calais, 146 personnes exilées ont été expulsées d’un hangar qu’ils occupaient pour se mettre à l’abri, 20 ont été arrêtées et emmenées en centre de rétention. La Préfecture continue d’appeler ces opérations répressives des « mises à l’abri hebdomadaires ».
Je hais le Plan Grand Froid comme tout autre mesure d’exception qui nous rappelle que la Constitution est un conte pour enfant qu’on nous susurre chaque soir pour nous endormir. Je déteste le cynisme avec lequel le Ministère de la Santé et la Solidarité transforme les victimes de la rue en accidentés de la vie, les coupables d’abandon en messies ponctuels. Chaque individu condamné aux nuits froides est agressé par un pouvoir qui a fait le choix délibéré du sacrifice humain sur l’hôtel du libéralisme économique, assassin et monstrueux.

Sous les pavés, le sang des oubliés.

Jérémie Rochas

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