« La révolution du Trou »

Jeanne Casilas

paru dans lundimatin#250, le 29 juillet 2020

Les choses racontées dans ces lignes se situent vulgairement dans notre monde. Habitué qu’il est à visiter des projections futuristes au cinéma comme à s’immiscer dans des foyers de sdf dans les reportages télévisés, le lecteur ne sera pas dépaysé. A celle ou à celui qui chercherait une vérité dans un tunnel ou au-delà d’un tunnel je n’ai rien à offrir, n’ayant pu moi-même dépasser une époque qui n’était qu’une question.

Les choses ont commencé comme elles commencent toujours pour les historiens, avant qu’on ne s’en soit rendu compte, en d’autres termes les choses ont commencé par le milieu, elles ont surgi et ont fini par former un puzzle cohérent. C’était vers la fin de l’hiver, le début du printemps. Des populations entières se sont demandé quelle était l’étrange maladie dont parlaient tous les gouvernements et dont ces mêmes gouvernements voulaient les protéger, par des mesures tout aussi drastiques qu’incohérentes pour les intérêts marchands de ces gouvernements. Les intellectuels firent référence à la peste, à la biopolitique, à la mutation capitaliste, les scientifiques produisirent des statistiques, des comparaisons et des explications, les gouvernements s’appuyèrent sur la peur et l’instinct de conservation pour convaincre les populations de la manière dont elles devaient réagir. Globalement, d’un continent à un autre, tous se plièrent à l’ordre érigé pour endiguer l’épidémie. Dans la plupart des cas, cet ordre porta le nom de « confinement ». Il s’agissait de « rester chez soi » pour limiter au maximum les échanges vecteurs de la propagation du virus. A ceux qui se moquaient de tomber malade, il était immédiatement rappelé que se protéger, c’était protéger les autres et le vide depuis longtemps laissé entre les êtres par l’abandon de la parole biblique fût justifié et élevé au rang de loi par cette nouvelle doxa : « Protégez-vous les uns des autres ».

Nos consciences en furent envahies. Ce n’est pas que nous ne continuions pas à penser ce qui arrivait, c’est que, de par la rigueur de l’ordre instauré pour répondre à ce qui arrivait, les gouvernements nous ôtaient toute possibilité de démonstration d’une vérité autre que la leur. Ainsi, aimer sa mère, sa grand-mère déjà abandonnée à une institution parce qu’en « fin de vie », prit la forme de « ne pas aller lui rendre visite pour ne pas la contaminer ». Honorer ses morts prit celle de « ne pas aller à l’enterrement, à la crémation, à la morgue, ne pas être une dernière fois en présence du corps aimé pour ne pas être contaminé par lui ». Quand la possibilité d’agir selon ce qu’on pense juste ou essentiel disparaît, quelque chose s’endort dans la conscience. Pour éviter le clivage entre soi et le monde, la pensée se met en suspens ou adopte le point de vue majoritaire. En cela, la situation était loin d’être inédite. De toutes façons, il ne restait plus rien d’inédit ou qui n’ait déjà été prévu, l’extraordinaire avait disparu de nos vies, nous nous attendions à tout – l’hiver nucléaire, l’explosion du système solaire, le devenir robot de l’humanité – et cela ne changea pas avec l’arrivée du virus. Au contraire, devenus des animaux domestiques ne sortant plus qu’avec l’autorisation de leurs maîtres, nous étions tous ramenés aux tâches les plus ordinaires, s’approvisionner en nourriture, entretenir nos tanières, gagner notre pain et notre gîte par télétravail, manger, principalement attendre. Les informations sur la maladie étant confuses et contradictoires, les mesures prises au jour le jour par les gouvernements aussi, il apparut bientôt que notre sort commun était d’attendre que la maladie nous apprenne comment vivre.

L’été arriva tôt cette année là. Le mois de mai fut chaud, ses cieux radieux, le mois de juin brûlant. En ville, on étouffait. A la campagne, les conditions de vie en temps de pandémie étaient plus douces, l’ordre et sa police moins rigoureux. Les villageois pouvaient sortir marcher dans les montagnes, aller se baigner dans les rivières, ils ne vivaient pas dans la contradiction incessante de la ville, où des travailleurs pauvres continuaient de s’entasser dans les métros au plus fort du confinement, où l’Etat comprimait à chaque coin de rue en faisant étalage et usage de forces de l’ordre souvent brutales et abusives pendant que les sdf, les migrants et les toxicomanes continuaient d’errer et de peupler les rues de leurs démarches d’un autre monde, imperceptiblement parallèle et dévié, où la vie est sans refuge. Les routes désertes des montagnes au mois de mars, d’avril, au mois de mai, de juin et tout l’été, tout l’hiver qui suivirent furent pourtant un refuge.

Ceux qui s’y trouvèrent vécurent une vie bien moins pénible et menaçante, ainsi les gouvernements purent-ils continuer à pomper jusqu’à l’asphyxie les ressources humaines des grandes villes et de leurs lointaines banlieues pendant que le reste du pays se croyait encore libre. Des genres de maquis et de brigades émergèrent, émanant des amitiés et des affinités politiques d’avant la maladie. Les uns prirent conscience qu’ils avaient des amis, d’autres qu’ils n’en avaient pas. Certains étaient armés, la majorité sans défense. Il était difficile de rallier quiconque à quoi que ce soit, de s’organiser à grande distance, d’interrompre le temps fou de l’épidémie. Les forces de résistance qui émergèrent furent donc celles qui y étaient déjà prêtes et les formes de résistance celles du combat à l’échelle locale.

Pour préciser au lecteur la situation, si par exemple il se demande de quelle résistance il est ici question et contre quel ennemi, le lecteur doit savoir que dès l’apparition de la maladie, presque l’intégralité des gouvernements a menti. Malgré l’évidence des faits, connus des populations, chacun put se rendre compte qu’il était dirigé par des incapables et des criminels. La plupart n’eut d’autre choix que se plier à leur ordre, certains purent s’évader, d’autres étaient épargnés. « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». La phrase de La Fontaine, décrivant la peste noire, s’appliquait à nous sous une forme très différente. Ce n’était pas la même maladie, pas les mêmes corps, pas les mêmes âmes mais le principe d’une contamination générale, d’un monde à l’air vicié demeurait. Entre le Moyen Âge et notre époque, à 700 ans d’écart, on pouvait s’apercevoir par contre que l’usage des corps et des âmes avait considérablement évolué, quand la maladie nous découvrit soudain nus à nous-mêmes.

En premier lieu il faut reconnaître que la politique adoptée mondialement pour endiguer l’épidémie et sauver le maximum de vies s’est révélée sans équivalent dans l’histoire. Nous vîmes les Etats renoncer à leurs intérêts, suspendre l’économie, tenter de « nous » sauver, le plus grand nombre. Cette politique humanitaire nous imposa la valeur supérieure accordée à nos vies, entendues comme simplement physiques, voir biologiques. La maladie en elle-même n’était pas dangereuse pour les biens-portants, comme on s’en aperçut assez vite, mais les sujets sensibles et les personnes âgées pouvaient en mourir. Nous avions déjà connu bien des maux, l’oppression, la pauvreté, la solitude, l’injustice, des maladies terribles dans les corps et les âmes mais de cette maladie-là –Pourquoi ?– les Etats décidèrent de nous protéger. Force est de constater que nous fûmes nombreux à demeurer perplexes, aveuglés, tourmentés par des contradictions et une histoire aussi « irréelle ». Les scénarios et interprétations les plus divers circulaient d’un bout à l’autre de la planète.

La vision la plus simple était celle du complot, de l’histoire écrite d’avance : quelques gouvernements bien pourris auraient lâché un virus quelque part en Chine, qui aurait rapidement essaimé à travers la planète, donnant aux dirigeants l’occasion de passer à une étape supérieure dans le contrôle des populations. Une autre lecture des évènements, plus dialectique, supposait que le monde avait inconsciemment produit un monstre à son image. Les dirigeants ne l’avaient pas prévu ou ils avaient nié la possibilité de sa venue. Mais une fois apparu, ce monstre ou pandémie les exposait à nu devant tous leurs sujets. Il leur fallait désormais une histoire nouvelle à raconter aux peuples pour se maintenir en place : il fallait que les peuples continuent de croire que ces gouvernements irresponsables, qui manipulaient des virus dégueulasses dans des laboratoires défectueux pour quoi faire va savoir, peut-être la sécurité, qui avaient lâché la bombe d’Hiroshima, continuaient de produire du nucléaire malgré Tchernobyl et Fukushima, que ceux qui dévastaient la planète pour construire la 5G et inventer de nouvelles machines qui n’auraient pas d’avantage d’utilité que les précédentes, étaient au moins capables de « protéger nos vies ».

Ainsi inventèrent t-ils un langage martial et en même temps maternel. Ainsi nous firent-ils pleinement sentir qu’ils prenaient possession de nos corps, pour notre bien et pour celui d’autrui. Ainsi ils se mirent à nous convoquer à telle heure improbable du jour devant notre écran personnel pour nous dire bonne nuit et nous conseiller de lire en ces temps difficiles. Ainsi contrôlèrent-ils nos routes et instaurèrent-ils un nouvel ordre moral et physique absurde, hygiéniste, fasciste, pour le soi-disant bien du plus grand nombre.

Pourtant, quel que fût leur pouvoir et les moyens déployés pour le réassurer, personne ne put effacer la béance qui avait marqué le début de la pandémie, ce moment où les dirigeants les plus libéraux avaient soudain fermé leurs frontières, interrompu la production, ordonné aux travailleurs la cessation de l’activité. Ces deux mois de « confinement » où tout un chacun put s’apercevoir qu’il était possible de vivre sans produire ni voitures, ni armes, ni avions, où les activités classées essentielles ou inessentielles nous révélèrent quels étaient nos besoins et l’étendue du superflu. Aucun chef d’état, aucun porte-parole ne put faire oublier qu’en quelques semaines les méfaits de la pollution diminuèrent sur la terre ni l’odeur retrouvée de printemps qu’avait l’air des villes vidées de véhicules. Les dauphins revinrent à Venise, caressèrent joyeusement les rives des canaux, des cygnes se mirent à pondre leurs œufs dans Paris, au vu des promeneurs, juste parce que l’incessante et hystérique activité des hommes avait ralenti. Somnambules, nous avons vu l’espace s’ouvrir. Ces canaux sans paquebot, sans bateau de tourisme, à l’eau chaque jour plus claire, ce silence et cette mélodie nouvelle pour nous, qui aurait pu supporter qu’ils disparaissent aussitôt qu’advenu pour les besoins de la reprise d’une économie insane ? De ceux qui entrevirent ce que pourrait être le monde s’il était dirigé autrement advint la résistance, contre ceux qui avaient intérêt à ce qu’il continue selon son mode actuel elle fut dirigée.

Ceux qui le purent quittèrent les villes, amplifiant un mouvement d’exode rural, de multiplication des ZAD et de réappropriation des moyens de production déjà constitué, dans diverses contrées. Les nouvelles bases, rapidement jetées par les fuyards dans des villages, des montagnes et des forêts s’organisèrent pour accueillir le flux des évadés qui ne tarissait pas et maintenir les échanges avec les habitants des villes. La nuit du 3 mars 2021 marqua le début de la révolution du trou, quand explosèrent successivement à Paris la place de la République, le Tribunal judicaire de grande instance, la Préfecture et la moitié du périphérique. La ligne politique des Fuyards était simple : le Trou était le symbole de l’inutile par la destruction duquel il fallait passer, de façon spectaculaire, afin que les esprits se rendent compte d’à quel point l’inutile ne manquait pas, une fois disparu.

Jeanne Casilas

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :