Devenir hérétique [6/9}

Par Jacques Fradin [vidéo]

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#130, le 26 janvier 2018

Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme. Il y a presque trois ans, nous avions publié une série de vidéo intitulées Qu’est-ce que l’économie, cette nouvelle salve en est la suite logique, dans le sens d’un approfondissement. Le propos est rapide, dense et complexe tout autant qu’il est érudit, précieux et indispensable. Enregistrées à l’hiver 2016, ces 9 vidéos demandent de la patience et de la concentration, qualités nécessaires à tout bon lecteur de lundimatin. Sixième épisode : Devenir hérétique.

Deuxième Série

La fusion économique du christianisme autoritaire

Épisode C : Devenir hérétique

Partons d’une définition généralisée du gnosticisme.

Il ne s’agit pas ici de produire une histoire de la gnose et des gnosticismes, mais, à partir d’une telle histoire, de conceptualiser ce qu’il est possible de nommer “gnosticisme généralisé” (ou définition généralisée dudit gnosticisme).
L’histoire de la gnose est donc une carrière, une mine, dans laquelle nous allons extraire des termes généraux (définissant un gnosticisme généralisé).
La caractéristique importante de ces termes généralisés est qu’ils sont arrachés à leurs contextes historiques et, en particulier, philosophico-religieux, pour être « sécularisés » (théorisés et rendus aptes à s’intégrer à une pensée de scission communiste ou hérétique).
Pour dire les choses autrement : il y a dans la gnose historique des éléments révolutionnaires, éléments qu’il faut arracher à un magma philosophico-religieux (totalement muet aujourd’hui).
Les éléments de la définition généralisée, que nous nommerons axiomes gnostiques, forment un noyau minimal, noyau qui peut être considéré comme le point de départ d’un cheminement pour briser l’unité supposée du christianisme européen.

Axiomes gnostiques (du gnosticisme généralisé) :
1— L’Homme a toujours la primauté : centre, départ et terme de la pensée ; L’Homme détermine les entités anonymes (de la religion, de la philosophie, etc.) sur lesquelles il jouit de la primauté.
2— L’Homme est un Dedans enfermé dans un Dehors, le Monde.
3— Ce Monde est une création ratée dont la défaillance illimitée ne peut se mesurer sur une échelle de perfections divines et ne peut se comparer à un quelconque infini ontologique.
4— L’Homme comme Dedans est défini par son immanence (un agir-penser radical ou immanent) et non par un état (d’) absolu (voire un état de nature).
5— L’agir radical peut générer une « science du Monde » (Gnose au sens strict), science en immanence (transcendantale, par axiomes), aussi bien « science critique » (économie critique, par exemple) que « science de la philosophie » (ou des structures dualistes du penser métaphysique).
6— Cette science en immanence (transcendantale) peut soutenir l’agir en vue de la transformation du Monde, et forme l’expression généralisée de la sotériologie gnostique (le Salut par la Gnose). Il y a donc une visée du Salut du sujet (assujetti) par L’Homme.
Et cet Homme, qui seul sauvera, peut se dire En-Femme (In-Fâme) : la femme étant l’avenir de l’homme.

Le thème largement débattu du « messianique » est ici déflaté en « messianicité radicale ».
On aurait dit autrefois : engagement communiste.
L’objet des axiomes étant d’éliminer les variations mythologiques qui font le charme des gnosticismes historiques. Ainsi d’opérer une transformation apte à introduire à la sortie de l’économie, la clé du communisme.

Les critiques (violentes) de la gnose (et des supposés gnostiques : Heidegger & Marx), par Vögelin par exemple, n’ont vu que l’aspect religieux ou mythologique ou mystique de cette gnose.
Ici nous rompons avec ce mauvais mysticisme vague, pour en arriver à la Gnose science.
Peut-être le point clé de cette science (cf. axiome 1) est-il la critique du fétichisme, ici du fétichisme des abstractions, des substances, des naturalités, etc.
Comme application, la question du Salut (sotériologie) ou du Sauveur est impitoyablement déflatée : seul L’Homme en immanence est Sauveur du sujet (social) par son agir éthique politique (et cette éthique politique n’est « qu’humaine » – mais certainement pas “humaniste”).
La généralisation de la gnose, l’éradication de ses développements sulfureux mystico-religieux, est nécessaire pour libérer un noyau gnostique (ici axiomatisé) de toutes les normalisations mondaines ou historiques (comme pseudo-christianisme), finalement pour faire entendre le Cri de l’Homme qui s’est PERDU dans les rets de l’Histoire Monde.
Encore une fois la Gnose généralisée doit être distinguée d’une gnose historique religieuse chrétienne spiritualiste. Il y va d’une sorte de pragmatique (agir politique pour le Salut).

Dans ce cadre on peut repenser « l’Adversaire Malin » et son Enfer Monde : l’économie et ses circuits (ou Cercles d’emprisonnement), son Panoptique ou ce Dehors dans lequel nous sommes empris, englués.
Enfin, thème essentiellement para-augustinien, on n’oubliera pas le thème grandiose de la création ratée, du démiurge fou et méchant (ou fou de puissance richesse), de la défaillance intentionnelle, la création du Monde étant La Guerre (la pensée économique n’étant qu’une entreprise de blanchiment ou de lissage, de polissage, entreprise évidemment elle-même contaminée par le Mal qu’elle cherche à forclore).
Comment transformer le Monde (Marx) plutôt que simplement le nier ?

Finalement (pour cette courte introduction) la généralisation axiomatique cherche à montrer le lien entre le dualisme métaphysique et la duplicité, duplicité du fondement unitaire voire totalitaire (c’est là que Vögelin rate sa cible – encore une fois, il vise une gnose abâtardie, celle que nous cherchons à remplacer, il ne connaît que la gnose de bande dessinée).
La gnose ne peut en aucune manière exprimer une pulsion révolutionnaire (ou bien une réaction conservatrice se voulant aussi révolutionnaire, pour une révolution conservatrice) si elle se déploie toujours comme une variation sur le thème de l’UNITÉ, de l’Un Tout ou de L’Homme Unifié (aussi) sujet, ou celui de la subjectivité absolue (même modifiée à la Deleuze Negri) ou du Réel comme Totalité.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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