Années d’apprentissage d’un apprenti sorcier

À propos du film Dark Waters

paru dans lundimatin#250, le 29 juillet 2020

On peut saisir dans Dark Waters, film sorti en décembre 2019 aux États-Unis et en février 2020 en France, le récit d’un immense et irrémédiable aveu. Du genre de ceux qu’on ne peut livrer autrement qu’en détruisant jusqu’à la moindre parcelle de son être.

On peut saisir dans Dark Waters, film sorti en décembre 2019 aux États-Unis et en février 2020 en France, le récit d’un immense et irrémédiable aveu. Du genre de ceux qu’on ne peut livrer autrement qu’en détruisant jusqu’à la moindre parcelle de son être. Cet aveu, néanmoins, n’est pas celui d’un individu. Ou plutôt, il est bien celui d’un individu, mais seulement pour commencer, superficiellement. En vérité, on progresse, dans ce drame juridique nourri de faits brutalement réels, du singulier morbide au crime universel. Tout débute par une ambiance mi- film d’horreur, mi-summer of love – medley sans doute assez représentatif du capitalisme hardcore en auto-gouvernance et chemise à fleurs. Cela reste vague, on n’y reviendra pas – plan sur les eaux noires du Dry Run pour annoncer la couleur, coupe, passage aux luxueux bureaux de Taft, Stettinus & Hollister, à Cincinnati, Virginie-Occidentale. Du singulier morbide au crime universel, disions-nous. L’aventure de l’aveu progresse par élévations successives : de l’avocat apprenti sorcier à la multinationale venimeuse (et létale), de l’État fédéral – fantoche au point qu’il devient superflu de le filmer – au monde, à un monde plus sombre et souillé que jamais.

« Don’t tell me nothing’s wrong here »

Voilà ce qu’assène, au rythme d’un fort accent appalachien, l’éleveur Wilbur Tennant face à l’avocat d’affaires Robert Bilott, membre d’un cabinet de Taft, spécialisé dans la défense des entreprises de l’industrie chimique. Un hasard de circonstances a produit la rencontre détonante - qui annonce d’emblée, par le contraste des accents et des fringues, qu’il s’agit bien là d’une lutte des classes. Ce qui est « wrong », ce sont les cadavres de centaines de vaches, ceux des « girls » que Tenant perd les unes après les autres. Il conserve leurs dents noires et autres organes déformés aux étranges couleurs, pour que justice soit faite. Car on s’imagine bien que l’hécatombe n’est pas née d’un mauvais traitement. DuPont, fleuron de l’industrie chimique américaine, déverse ses déchets chimiques dans le Dry Run, rivière à laquelle s’abreuvent les vaches de Tenant - et lui-même. Cela laisse Robert Bilott sans voix. On pourrait avoir l’impression qu’il la retrouve, cette voix, et même qu’il l’emploie puissamment lors du procès qu’il engage contre DuPont, mettant par là en danger sa vie de famille bourgeoise et protestante, à la faveur d’une sorte de voeu de pauvreté - utile, faut-il préciser. Du reste, il semble que la critique médiatique ait vu là une forme d’héroïsme. Rob versus DuPont, David contre Goliath [1]. Ce serait somme toute une interprétation rassurante.

« Better living through chemistry »

Passage dans les bureaux aseptisés de Taft, où un ténor de DuPont, invité pour une petite sauterie d’affaires, nous offre ce dernier slogan. Le progrès technique et chimique, issu de l’effort militaire des sombres heures du monde, permet maintenant non seulement d’assurer pour les chaumières un délicieux confort (« une civilisation de baignoires et de frigidaires » disait Aragon), mais aussi de créer de l’emploi. DuPont est en effet la première source d’emploi de Parkersburg, ville des Tennant et du Dry Run. Si bien que ce n’est pas seulement au mur d’argent que se heurte Bilott, mais aussi à une haine locale, venant de ce qu’en attaquant l’industrie nourricière, c’est le salariat qu’on menace. Les gens savent pourtant bien que les ouvriers de DuPont tombent malade trop souvent ; ils savent l’existence de la Teflon flu (le PFOA, substance de synthèse meurtrière dont la firme en question a fait don à l’humanité, est lié à la production de Téflon). Tout se passe comme si une acceptation tacite de la mise en danger de mort existait à Parkersburg. Le chantage à l’emploi est une vieille histoire - l’emploi ou la vie ; mais dans l’industrie chimique, c’est encore plus drôle : la mort ou la mort. Bilott peine à comprendre ; la situation est trop étrangère aux grimoires de droit et aux habitacles de Mercedes.

« Our government is captive to DuPont »

Pourquoi l’Etat fédéral ne coffre-t-il pas DuPont ? Cela non plus, il ne le comprend pas. Il a pourtant fort bien travaillé - sa « famous letter » (année 2000) contient 972 pages et 136 preuves des exactions de DuPont (cancers, malformations, etc). Mais l’Environmental Protection Agency demeure impuissante. DuPont paiera bien quelques millions : une broutille. Il faut bien que l’esprit agile du héros en tire quelques conséquences. L’Etat est impuissant face au pouvoir des firmes multinationales - poncif qui fait tout de même son effet lorsque c’est un bourgeois encravaté qui le prononce avec la rage du nouveau converti. Un Etat face à une crise sanitaire : cela nous est actuellement pour le moins familier ; il est difficile de ne pas esquisser un rapprochement. Des interrogations, à tout le moins. Pourquoi diable les Etats peuvent-ils dans certains cas priver massivement les personnes de liberté pour leur bien-être sanitaire, alors qu’ils ne parviennent pas à empêcher l’industrie chimique de souiller massivement de leurs déchets l’entièreté du monde ? On dira que rien n’autorise la comparaison. Ne s’agit-il pas pourtant dans les deux cas (virus et tensioactif fluoré) d’une substance potentiellement létale contrevenant à l’ordre sanitaire ? Les réseaux économico-étatiques de pouvoir ne combattraient-ils que ce qui menace à court terme leur propre activité ?

« The system is wrecked »

C’est l’état du monde entier qu’engage le cas Tennant. Et il s’agit d’un monde malade - des vaches difformes, aux ouvriers de DuPont, des habitants de Parkersburg à Bilott lui-même, le virus est filmé chemin faisant. Il est évident, néanmoins, qu’il ne s’agit pas là d’une catastrophe naturelle, qui s’abattrait sur l’humain impuissant comme un destin. Non, les maladies que l’on voit ici à l’oeuvre sont produites par l’industrie chimique capitaliste, poursuivant jusqu’aux fleuves de l’enfer le télos lucratif. Nous ne dévoilerons pas la maladie de Bilott. Contentons-nous de dire qu’on touche là au psychosomatisme. Pour avoir mis le nez un peu trop vivement dans la machine, Rob s’est grillé les ailes. Désormais il ne fait plus partie d’aucun monde. Ni rat des villes, ni rat des champs - après avoir forgé et être devenu forgeron, il est difficile de se faire enclume. On pourrait alors crier au martyre. Mais considérer Bilott comme un héros ou un martyre, c’est rester prisonnier d’un ensemble de réseaux de pouvoir et de domination dont l’avocat lui-même en vient à dire, après un parcours digne de l’apprentissage d’un Frankenstein, qu’il est pourri jusqu’à la moelle - à l’image des vaches du Dry Run.

David avec Goliath

Bilott est contre-maître dans une société d’apprentis sorciers. Le PFOA a bien étanchéifié les tanks des Yankees - maintenant, il semble qu’on puisse en trouver jusqu’au sang des ours polaires d’Arctique. Le contre- maître découvre, suite à une série de hasards affectifs, que le sortilège est incontrôlable. Les formules magiques du bon Etat ou de l’industrie vertueuse font l’effet de la pisse et du violon. C’est le « dur réveil de l’activiste », comme rappait Népal. L’aveu de Bilott, qui ne se considère certainement pas comme un preux chevalier, c’est qu’il a trop longtemps fait partie d’une intrication d’institutions meurtrières. L’aveu que feront un jour ces institutions, c’est qu’elles ont pendant des lustres détruit les vies humaines et leur environnement pour des entreprises dénuées de sens (en l’occurrence, vendre des poêles). Rob David a combattu trop longtemps dans l’armée de Goliath, avant que la violence sanguinaire de cette dernière ne se dévoile pour lui. Il ne fait donc que tenter de réparer un peu des exactions qu’il a lui-même commises. Et nous ne pouvons, nous ne devons plus croire qu’il est possible de défaire l’armée en agissant au sein même de ses propres rangs. Désertons.

Anamas Pamous

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :