La race et l’inconvertible

Un extrait du livre « Des Empires sous la terre »
Mohamad Amer Meziane

paru dans lundimatin#308, le 11 octobre 2021

Comment comprendre les obsessions monstrueuses dont l’époque entoure ce qu’elle appelle « l’islam » ? Dans la magma écoeurant du débat public, ce sujet recommence à tout occulter : à la fois la pandémie et sa gestion sécuritaire, ses conséquences économiques et sociales, ainsi que les effets d’un désastre climatique qu’elle semble avoir suppléé comme incarnation de l’effondrement...
Il faudrait pouvoir se demander non pas ce que ce terme, « l’islam », désignerait vraiment, éternisant les querelles d’experts et les critiques des divers amalgames, grossissements, confusions et fantasmagories, mais ce qui se met à fonctionner lorsque s’élève le tumulte qui entoure son usage politique, sécuritaire et médiatique.
Est-il possible alors, comme le font des voix minoritaires et bien intentionnées, de n’y voir qu’un aspect collatéral du racisme et de la démagogie gestionnaire ? Ou la continuation de vieilles logiques policières et contre-insurrectionnelles ? Ou encore, banalement, une énième façon de détourner l’attention d’une opinion fatiguée, qui n’a plus rien à attendre de la politique que l’intensification de ses craintes et des raisons de demander plus de protection, plus de contrôle et de sécurité ?
Et en effet, ce qui fonctionne en France, lorsqu’on parle d’islam, c’est un peu tout ça... Mais n’y a-t-il pas autre chose ? Un élément qui serait comme le liant, la matrice et le principe moteur des tristes phénomènes qui viennent d’être cités ?

De ce point de vue, l’ouvrage de Mohamad Amer Meziane paru cette année permet de prendre une hauteur historique et théorique tout à fait salutaire. Outre les analyses imposantes qu’il propose concernant la dimension écologique de la sécularisation, il nous aidera à mieux comprendre en quoi une loi sur le séparatisme ou un Eric Zemmour ne sont que les effets les plus récents d’un processus historique de sécularisation qui « loin de toute séparation de la religion et de la politique (...) est une manière de politiser la religion en lui faisant jouer le rôle de la race ».
Les conséquences de cet ouvrage sont considérables. Il faudra du temps pour les méditer, les déplier, en mesurer la portée... Nous proposons un extrait de ce livre à la fois captivant, dense et exigeant, qui a entre autres mérites d’expliciter une de ses thèses les plus déroutantes : la mise en cause des distinctions communément admises, voire tenues pour évidentes, entre race et religion.

Mohamad Amer Meziane est philosophe et musicien. Agrégé et docteur de l’Université Paris 1, il est actuellement chercheur et lecteur àcl’Université Columbia, membre du comité de rédaction de la revuecMultitudes, il vit entre New York et Paris.

La race et l’inconvertible : une théorie de l’indigénat

Ce chapitre analyse l’institution de l’indigénat en Algérie comme un moment de l’histoire « théologico-politique » de la race. En examinant la manière dont les musulmans d’Algérie ont été racialisés par l’État colonial, ce chapitre montre comment la sécularisation de l’Empire a donné lieu à une forme inédite de racisme d’État. L’islam y est devenu un nom de la race dès lors que les musulmans ont été réputés inconvertibles mais colonisables.

C’est au nord du continent africain, en Algérie, que l’ordre impérial de la sécularisation s’est traduit en un ordre colonial fondé sur le racisme d’État et la ségrégation institutionnelle des musulmans. Police et politique des cultes y sont devenues impériales au sens fort, articulant la sécularité de l’État bureaucratique de la métropole à un espace colonial rapidement intégré au corps de l’Empire lui-même. C’est ici que l’impérialité de la sécularisation, née en se proclamant musulmane en Égypte [1], a instauré ce manichéisme colonial qui met face à face deux mondes dont l’opposition est si radicale que la distance qui les sépare semble infinie : celui des Européens blancs et celui des indigènes définis comme musulmans [2]. La race n’y est pas définie par la couleur de la peau, les Blancs n’y sont pas opposés aux Noirs. La race renvoie à autre chose qu’à la noirceur de l’être analysée par Fanon. Elle renvoie à un processus de racialisation systématique de l’islam qui procède, non d’une pure et simple répression, mais de la codification des pratiques religieuses et matrimoniales des musulmans et des musulmanes. Après l’octroi de la citoyenneté française aux juifs d’Algérie par le décret Crémieux de 1870, l’une des actions juridiques de l’administration coloniale a consisté à définir le sujet colonisé comme un musulman français non citoyen. C’est cette institution d’une nationalité française distincte de la citoyenneté, formalisée durant les années 1860, qui est désignée sous le nom d’« indigénat ». La dissémination coloniale des institutions séculières de l’État impérial français a présidé à la formation du statut de l’indigène en Algérie. L’indigénat est donc la traduction de la sécularisation impériale dans le registre de la race. Il désigne une organisation hiérarchique opposant des citoyens blancs et laïques, ceux dont la religion peut être dite « indifférente », à des sujets juridiquement définis et racialisés comme musulmans [3].

« Loin de toute séparation de la religion et de la politique, la sécularisation est une manière de politiser la religion en lui faisant jouer le rôle de la race. »

C’est en fonction de leur appartenance réelle ou supposée à ce que l’Occident n’a cessé de nommer leur « religion » que les indigènes sont alors racialisés. La sécularisation coloniale n’abolit ni ne neutralise la religion en diminuant son importance. Elle la fixe et la codifie au contraire ; l’Empire déchiffrant l’islam que sa raison observe en tant que signe de la race. Au fur et à mesure que l’impérialité du savoir déchiffre les rites des colonisés comme autant de symboles d’une culture à comprendre pour mieux la dominer, la mission s’éloigne des projets de conversion au christianisme. Elle se fait œuvre laïque, mission de civilisation. Loin de toute séparation de la religion et de la politique, la sécularisation est une manière de politiser la religion en lui faisant jouer le rôle de la race. L’Arabe correspond au type même de ce que le racisme colonial identifie comme musulman : guerrier mais fanatique, courageux mais violent, viril mais religieux. Ces attributs raciaux excèdent néanmoins le cadre de l’arabophobie pour une raison cruciale. C’est en tant que musulmans que les indigènes – arabes, berbères ou noirs – sont racialisés par le droit. Seule la catégorie indissociablement religieuse, raciale et juridique du musulman permet ainsi au racisme d’opérer comme racisme d’État, comme mécanique institutionnelle. Il est possible que l’islamophobie systémique soit l’héritière des fragmentations contemporaines de cette dynamique par cette manière de dire « religion » pour mieux faire effet de race.

« Les discours racistes sur le fanatisme et la terreur attribuent aux corps des musulmans la forme de violence que les sensibilités modernes et libérales se sont habituées à définir comme la plus illégitime et la plus insupportable : la violence théologico-politique, celle exercée au nom de Dieu et non de la liberté ou de la nation. À ce titre, la racialisation de l’islam et des musulmans est dotée d’un potentiel d’intensification et de normalisation de la violence dont l’ampleur n’est pas toujours mesurée. »

Tout au long de ce chapitre, le mot « race » renvoie à des processus de racialisation des corps par le dévoilement de leur religion supposée. Que la race soit un effet de la violence effectivement exercée sur des sujets par les institutions coloniales telles que l’État ou la police signifie qu’elle n’est ni une réalité biologique ou culturelle, ni une simple construction discursive ou imaginaire. La race est ce qui autorise le pouvoir impérial à attribuer la violence aux corps qu’il soumet à son joug tant et si bien que la violence qu’il déploie apparaît sous les traits factices d’une contre-violence pacificatrice. Le racisme systémique autorise ainsi le colonialisme à ériger l’agression en légitime défense. Les discours racistes sur le fanatisme et la terreur attribuent aux corps des musulmans la forme de violence que les sensibilités modernes et libérales se sont habituées à définir comme la plus illégitime et la plus insupportable : la violence théologico-politique, celle exercée au nom de Dieu et non de la liberté ou de la nation. À ce titre, la racialisation de l’islam et des musulmans est dotée d’un potentiel d’intensification et de normalisation de la violence dont l’ampleur n’est pas toujours mesurée. Irréductible à une simple construction discursive, la race désigne au contraire une manifestation bien réelle de la violence d’État dont la réalité se caractérise par la possibilité constante d’une mise à mort [4]. La violence raciale est un effet de cette forme de souveraineté qui naît en Occident à partir du xve siècle, sur les traces de la croisade, et que nous avons nommé impérialité. La race procède de l’impérialité du pouvoir ou, plus précisément, de son devenir colonial.

Les études critiques sur la race se caractérisent, si ce n’est par l’absence, du moins par la marginalisation d’une question pourtant nodale : comment la définition de la religion par l’Occident engendre-t-elle des effets de racialisation spécifiques ? Comment la religion réelle ou supposée d’une population en vient-elle à fonctionner comme race et pourquoi des sociétés sécularisées ont-elles tendance, contre toute attente, à intensifier ce type d’exclusion ? En ignorant ces questions clés, la majorité des études sur la race révèlent un sécularisme méthodologique qu’elles héritent souvent de Fanon et qui constitue peut-être le point aveugle de son œuvre pourtant fondatrice [5]. L’islamophobie, saisie de ce point de vue, se réduit le plus souvent au statut de cas particulier d’un racisme dont la définition générale lui préexiste. Il est pourtant impossible de saisir ce qu’a signifié le nom d’indigène dans l’Empire français sans saisir la manière dont il renvoie à une traduction raciale de la sécularisation impériale. L’indigénat est une forme de racisme à travers lequel la race ne peut être analysée indépendamment de la religion. Religion, ici, renvoie à une réalité que l’Empire lui-même constitue et qui insiste par-delà le discours. Cette réalité est le fruit d’une codification des pratiques éthico-juridiques réunies sous le nom de « charia ». Elle renvoie à une mutation de l’islam que sa sécularisation interne par le colonialisme a engendrée en en faisant un ensemble de lois au sens moderne du terme. La traduction de l’islam en « statut personnel » par le droit colonial en résulte. C’est elle qui permet d’ériger le fait d’être musulman en une catégorie raciale.

Le sang inconvertible et le musulman catholique

Nous esquisserons les linéaments de cette démonstration en partant d’une marge de l’espace colonial afin de faire apparaître quelque chose de la structure qui gouverne l’indigénat en tant qu’institution clef du racisme d’État [6]. Cette expérience marginale est celle des rares indigènes convertis au christianisme et du trouble juridique qu’ils provoquent. Ce trouble agit comme un révélateur de l’existence de la race et de ses rapports avec l’inconvertible.

On sait que ces rares sujets colonisés qui, malgré les efforts d’une administration coloniale cherchant à limiter l’activité missionnaire, se convertissent au christianisme sont définis comme des « musulmans catholiques » par l’administration coloniale depuis 1903 [7]. Ce cas bien connu signale, par une étrangeté révélatrice, que la « race » se dit et se déploie à travers la manière dont le droit assigne les indigènes à une appartenance musulmane qui ne cesse de troubler les frontières réputées évidentes de la « religion » [8]. Aux yeux du droit, la religion n’est pas une option que l’indigène serait en mesure de choisir. La sécularité du droit, contre toute attente, semble précisément faire de la religion une assignation que l’indigène n’est pas en droit de quitter. Par leur marginalité même, les « musulmans catholiques » témoignent du fait que la conversion au catholicisme n’agit pas comme un vecteur d’assimilation par lequel l’indigène pourrait, en se rapprochant de la blancheur, s’émanciper de son statut. Les musulmans doivent désormais demeurer musulmans afin d’être maintenus dans le statut racialisé de sujets coloniaux. Et c’est un droit séculier, « libéré » des tutelles de Dieu ou de l’Église, qui opère cette fixation juridique de la religion par la race et les sanctions qui en découlent. La racialisation se matérialise comme limite infranchissable à travers les exemples marginaux de ces chrétiens indigènes pourtant définis comme musulmans. C’est que la religion doit être fixée et codifiée par le droit de l’Empire comme étant autre chose qu’un acte de foi de façon à pouvoir être racialisée. L’expression « musulmans catholiques » témoigne donc de la présence du racial au cœur d’un « fait religieux » dont les limites comme la nature sont produites par le pouvoir colonial. Jamais la « race » n’a donc à s’énoncer comme telle afin que l’État puisse déployer le racisme [9].

Comment cette analyse de la race s’inscrit-elle dans l’économie générale de l’histoire impériale de la sécularisation ? En tant que réalité psycho-politique indissociable de la violence, la race est la manifestation de l’impérialité. L’histoire raciale de la sécularisation est donc l’histoire de ses mutations coloniales dès lors que le colonialisme cherche non pas à détruire mais à associer l’islam, et plus généralement les cultures indigènes, en vue de le transformer en un rouage de l’assujettissement des populations. La codification de l’islam comme statut personnel, effet typique de la sécularisation du droit, constitue le fondement de la race dans l’économie de l’État colonial. Cette transformation du statut même de la race est donc indissociable de la sécularisation impériale. Elle en constitue à la fois le phénomène et l’indice.

C’est au travers de la sécularisation de l’Empire que la religion de l’indigène a été racialisée, au fur et à mesure que son inconvertibilité semblait s’imposer comme irréversible et immuable. La race apparaît ainsi comme la limite de toute conversion, ce dont atteste l’expression « musulman catholique ». Le processus de racialisation de la religion à travers la sécularisation de l’Empire a supposé non seulement que les frontières de la religion elle-même aient été imposées et délimitées, mais que les musulmans aient été définis comme une communauté d’êtres inconvertibles. Que cette inconvertibilité ait pu être posée comme immuable ou provisoire, que la violence de l’islam ait été saisie comme un effet biologique du sang arabe ou d’une formation culturelle, que son thème ait été une simple décision pragmatique liée à la faisabilité de la colonisation ou à une hypothèse pseudo-scientifique héritée de la haine chrétienne du juif et du musulman n’est pas ce qui nous intéressera dans les lignes qui suivent. Ce qui importe est de saisir que l’inconvertibilité est le visage du musulman racialisé, la mise en figure de la race par-delà la diversité de ses formes. La race est ce qui, à même le corps du converti, fait obstacle à la conversion. Le sang impur est d’abord et avant tout ce qui, en dépit de la conversion au christianisme, demeure inconvertible et fondamentalement suspect [10]. Que la race soit créée par la supposition d’une d’inconvertibilité de l’autre, l’impureté supposée du sang des juifs et musulmans convertis au christianisme après la Reconquista en témoigne. Les lois de pureté du sang, édictées par l’Empire espagnol avant que la colonisation des Amériques donne lieu à la traite transatlantique, constituent la matrice effective de la race [11]. La race naît donc au cours de la Reconquista sous la figure de l’inconvertibilité du sang. Elle est engendrée de l’intérieur de la logique chrétienne de conversion des infidèles telle qu’elle est reconfigurée par l’Empire espagnol. Ses premières victimes sont les juifs et les musulmans, les Maures convertis de l’Andalousie musulmane dont la destruction a été la matrice de l’Empire espagnol et de la conquête des Amériques. La sécularité de l’Empire se déploie sur fond de cette conception de la race comme sang inconvertible. La sécularisation s’effectue lorsque l’inconvertibilité du fanatique musulman donne lieu, de manière nouvelle, à un refus délibéré de convertir au christianisme, engendrant ainsi une politique de non-conversion stratégique et consciente. Son nom le plus célèbre n’est autre que la « mission de civilisation », figure d’une conversion séculière, non à la religion chrétienne, mais à la modernité industrielle.

On objectera sans doute que les catholiques et les raciologues français opposent les « Kabyles » aux « Arabes » en considérant les premiers comme des indigènes musulmans plus aisément convertibles au christianisme que les autres musulmans [12]. Les premiers sont réputés, à tort, plus convertibles et donc moins profondément musulmans que les seconds par ce discours dont il faut néanmoins souligner la marginalité relative. Cette idée participe de ce que l’on nomme conventionnellement le « mythe kabyle » par le biais duquel une certaine raciologie française a bien fait du Kabyle le sujet convertible de la colonie. En tant qu’exception et par sa marginalité même, ce discours signale que la règle de fonctionnement du racisme est la suivante : c’est en tant que musulman que l’indigène – arabe, noir ou berbère – est exclu comme inconvertible. Aussi, une part cruciale du mythe qui racialise les Kabyles est l’idée selon laquelle l’islam serait une religion arabe. Le sujet convertible de la colonie est celui dont l’islam est défini comme moins authentique et moins orthodoxe. Le colonialisme français inventera du reste le mythe connexe d’un « islam noir » supposément distinct d’un islam orthodoxe arabe et nord-africain en généralisant ce partage à travers la séparation d’une Afrique blanche ou orientale et d’une Afrique noire subsaharienne. En d’autres termes l’inconvertibilité est une propriété raciale que le colonialisme attribue aux indigènes en tant que musulmans. La distinction raciale et ethnique des indigènes en fonction de leur degré de convertibilité révèle ainsi l’existence d’une classification en fonction des degrés de leur islamité supposée.

Que se passe-t-il lorsque, déployant ce racisme et prenant le contrepied des missionnaires chrétiens, l’administration coloniale interdit de convertir les musulmans au christianisme, afin de les initier à la civilisation pour en faire des citoyens laïques ? Cette stratégie de non-conversion au christianisme qui avait structuré l’Expédition s’est située au cœur du processus de colonisation de l’Algérie et a déterminé la structure de l’État colonial tel qu’il s’y est déployé. Si le concept de sécularisation doit inévitablement être mobilisé pour rendre compte de la formation de la raciologie au xix e siècle, il faut en approfondir la définition sans jamais le réduire à un simple passage du théologique au scientifique, de la religion à la race. Afin que ce geste soit possible, il nous faut saisir la sécularisation des institutions elles-mêmes en tant qu’elles excèdent les limites du racisme qu’elles constituent néanmoins. Le point de départ de cette analyse est la manière dont, dès 1830, le colonialisme français s’est déployé sous le signe du « respect de la religion », faisant de l’interdiction d’une mission chrétienne, alors suspectée de provoquer le « fanatisme » des populations, l’un des fondements de toute légitimation possible de l’ordre colonial, de toute production du consentement des indigènes à la domination.

En développant cette théorie historique de l’indigénat, ce chapitre cherche à éclairer un phénomène contemporain : la manière dont les mots « religion », « fanatisme » ou « séparatisme » islamiques permettent au déni de l’existence de la race de mettre en œuvre le racisme. L’usage de l’histoire qui s’y déploie est commandé par une visée critique : décrypter les mécanismes de la racialisation de la religion communs à l’antisémitisme et l’islamophobie. Les discours sur le judaïsme et l’islam ne cessent en effet de racialiser le culturel et le religieux sans jamais se référer à la race comme telle [13]. L’acte de racialisation qui soutient l’indigénat est un processus qui fait fonctionner la religion comme race et la race comme religion. Ce chapitre en fait la démonstration en décrivant les ressorts institutionnels de l’indigénat [14]. S’il apparaîtra à certains lecteurs comme une analyse de la religion davantage que de la race, c’est qu’il vise précisément à révéler et dissoudre la séparation, si arbitraire et pourtant si prégnante, de la race et de la religion [15]. Cette séparation trahit la marginalisation tendancielle, si ce n’est l’effacement total, de l’expérience musulmane en Occident, marquée par la réalité incontournable de l’islamophobie. Les fragments de l’histoire de la colonisation de l’Algérie ici retracés sont analysés suivant un fil conducteur : les traductions raciales de la sécularisation impériale et la manière dont l’État colonial parle d’une tradition, l’islam, qu’il ne cesse de reconstruire en le codifiant comme race et religion. L’un des enjeux de cette thèse consiste à problématiser une lacune révélatrice de l’intersectionnalité, qui est une sorte de signe de sa sécularité. Les discours intersectionnels opèrent à l’aune d’une trinité bien connue qui articule race, sexe et classe. La « religion » en est exclue, tel un quatrième terme sans droit de cité et rendu invisible par l’hégémonie de ce schème ternaire. La « religion » a pourtant un statut analogue à ces catégories et entre sans cesse en interaction avec elles. Les frontières supposées du « religieux » sont produites par des systèmes de pouvoir autant que le sont la race et le genre et elles déterminent la nature même de ce que nous nommons ainsi « religion ».

L’assignation du musulman à une inconvertibilité théologico-raciale sert de fil conducteur à ce chapitre. Elle caractérise selon nous, non pas toute manifestation de la race et du racisme, mais la manière dont la race est déployée juridiquement et institutionnellement en tant qu’indigénat dans l’Empire français. Elle participe à comprendre ce qui fait du racisme un racisme d’État tout en saisissant la structure de l’État à partir de la race. Le deuxième enjeu de ce chapitre consiste à montrer comment les processus de racialisation des musulmans sont inséparables de l’institution, par la France, d’un système d’apartheid en Afrique du Nord. Fondée sur le racisme d’État, cette politique a voulu instaurer un développement séparé des races dont la sécularisation de l’Empire est la matrice. L’idée de civiliser les indigènes s’est ainsi matérialisée à travers un État colonial qui tente d’articuler dialectiquement deux types de gouvernement : une forme « directe », fondée sur l’expropriation massive des terres indigènes et la colonisation de peuplement dans les zones urbanisées, et une forme « indirecte », fondée sur le respect stratégique des chefs coutumiers et des institutions traditionnelles dans les zones rurales. Un mouvement indissociablement libéral et socialiste, religieux et industriel, le saint-simonisme, a joué un rôle clé dans l’énoncé de ce modèle de l’État colonial en opérant la reprise du projet de l’expédition d’Égypte en Algérie. Le programme saint-simonien d’association a contribué à fonder cet État à visage double qui prescrit à l’indigène sa place dans une économie raciale fondée sur l’utilisation productive de ses capacités supposées naturelles. Ce racisme colonial valorise les aptitudes essentielles à chaque race tout en affirmant le dogme de leur perfectibilité. L’analyse critique de sa mise en œuvre par la violence des armées devra conduire à saisir comment la colonisation de l’Algérie a participé à la colonisation du continent africain.

Ce chapitre n’a pas pour fonction de révéler l’origine de la race mais d’élucider la manière dont elle fonctionne. Il ne saurait en effet être question de « décolonisation » du savoir ou du pouvoir sans une analyse de la machine impériale dont la race n’est jamais qu’un phénomène. La race est le visage du colonialisme et le racisme l’expérience à travers laquelle la machine impériale donne la mort et menace la vie. Démanteler cette machine et faire cesser son mouvement suppose néanmoins de connaître la manière dont ses rouages ont fonctionné et dont ils fonctionnent encore. Après les croisades, la mission de civilisation a entendu libérer ceux que l’esclavage avait rendus indignes d’être réellement humains. Elle ne s’est plus contentée de les exclure de l’humanité, elle n’a cessé de leur prescrire la manière dont ils devaient désormais s’y inclure. Une rédemption terrestre, une dignité retrouvée leur ont été promises par des empires qui ne juraient que par la liberté après avoir réduit des millions d’hommes noirs au statut d’esclaves. Mais l’avènement de cette rédemption et de cette dignité, soumises au respect de conditions impérieuses, n’a cessé d’être différé, indéfiniment. Et dans ce temps de latence infini, l’espace de la colonie s’est déployé, suffoquant le colonisé, l’obligeant à respirer un air irrespirable, le contraignant à mener la vie d’un humain déjà condamné à mort mais à qui l’égalité était sans cesse promise. L’inclusion imaginaire y a opéré comme une exclusion réelle. Ce qui y qualifiait un sujet à devenir humain, libre et citoyen disqualifiait son être. Ce qui le rendait indigne de devenir citoyen l’emprisonnait dans une tradition réduite au règne arbitraire d’une coutume ossifiée, l’expropriait de sa terre comme de sa dignité [16]. Cette double conscience qui a hanté les colonisés et qui hante toujours leurs descendants, la situation impossible qui les assimilait aux Blancs lorsqu’ils cessaient de revendiquer leur tradition et les assignait à résidence fixe lorsqu’ils la proclamaient, a été l’effet psychique d’un dédoublement qu’il faut situer au cœur des institutions coloniales. C’est le double visage du Léviathan qui s’y manifestait, l’impérialité de ce monstre biblique que, depuis Hobbes, nous ne cessons d’identifier à l’État lui-même.

Le double visage du Léviathan

La politique d’association qui se formule durant la colonisation militaire de l’Algérie entre 1830 et 1870 est, par bien des aspects, un empire de la coutume. En tant qu’organisation d’une forme d’apartheid, elle déploie un système de gouvernement comparable bien que non identique à celui qui sera ultérieurement mis en place par l’Empire britannique dans ses possessions africaines et asiatiques, particulièrement en Afrique du Sud : une séparation spatiale des populations fondée sur la race coexistant avec un gouvernement des tribus indigènes à travers le contrôle et le renforcement de leurs chefs coutumiers. Mais la différence cruciale qui existe entre l’Algérie et l’apartheid en Afrique du Nord et en Afrique du Sud est que, dans la première, la race du colonisé n’est autre que sa religion telle que reconfigurée et codifiée par l’Empire.

Les pratiques de décentralisation du pouvoir colonial menées en Algérie ont reconfiguré la vie des communautés sur l’ensemble du continent africain. En y inventant les artifices de l’« ethnie » et de la « tribu », les ethnographes ont défini arbitrairement ces communautés comme des appartenances monolithiques et figées ignorant leur inscription dans des réseaux transnationaux « précoloniaux » qui primaient sur les communautés locales [17]. En créant un État à deux visages par le déploiement d’un gouvernement direct dans les zones urbaines et d’un gouvernement indirect dans les zones rurales de la colonie, l’armée française a amorcé en Algérie une forme embryonnaire de la colonisation future du continent africain. Cet État dédoublé correspond à ce que Mahmood Mamdani a théorisé comme la structure que la majorité des États africains ont héritée du colonialisme européen [18]. Loin d’être réductible à une simple exception, le système d’apartheid en Afrique du Sud pourrait désigner, selon Mamdani, le type même du système de ségrégation raciale des populations et de gouvernement indirect des tribus ou des villages indigènes qui a été disséminé sous des formes différentes par l’Europe sur le continent africain. Par voie de conséquence, l’histoire du déploiement de l’impérialisme européen en Afrique ne peut-elle se contenter de saisir la colonisation de l’Afrique équatoriale après la conférence de Berlin en 1885 comme son unique point de départ : une part cruciale de ce déploiement se joue bien en Algérie à partir de 1830, au fil des alliances et des rivalités entre les militaires français et les saint-simoniens. Cette histoire montre que le « traditionalisme » impérial ne s’oppose ni ne succède à un « réformisme » civilisateur, comme l’affirme l’historiographie classique de la colonisation britannique de l’Inde. Dès les années 1840, l’impérialisme français a fait coexister libéralisme réformateur et codification des coutumes indigènes à l’intérieur d’une même structure gouvernementale en Algérie.

Les soulèvements indigènes et le spectre du fanatisme : au cœur des conflits de mission

Les pratiques coloniales élaborées en Algérie par l’Empire français ont été instituées afin de faire face aux multiples soulèvements menés contre l’armée française d’Afrique. Ces insurrections, organisées dès la décennie 1830 à travers des réseaux de solidarité excédant le cadre de la « tribu », ne traduisent pas le geste de leur unification en devenir dans la langue de la nation. L’insurrection menée par Abd el-Kader (‘Abd al-Qādir) est la plus célèbre d’entre elles. Issu d’une famille noble de l’ouest du pays, Abd el-Kader est un soufi disciple d’Ibn Arabi [19]. Loin de vouloir lui-même conquérir et exercer le pouvoir, il est au contraire élu par un ensemble de « tribus », sans s’être lui-même proposé, après que son propre père a refusé de prendre la tête du mouvement de résistance à l’occupation coloniale [20]. Ses aptitudes, davantage que son ambition, l’y destinent et la tradition l’oblige à consentir à exercer la fonction d’émir (amīr) [21].

Abd el-Kader déploie alors un ensemble de stratégies militaires qui relèvent d’une forme de guérilla. Sa technique consiste à ne jamais rester statique et à maintenir un mouvement permanent qui court-circuite les tentatives de destruction ennemies tout en faisant alliance avec l’environnement. Il en énonce le principe, dans une lettre au général Bugeaud. « Nous nous battrons quand nous le jugerons convenable, tu sais que nous ne sommes pas des lâches [22]. » Décidant du moment de l’affrontement et refusant d’y être contraint par l’ennemi, Abl el-Kader ne conçoit cette guerre ni comme une opposition au colonialisme ni comme un conflit de forces. « Nous opposer à toutes les forces que tu promènes derrière toi, ce serait folie, mais nous les fatiguerons, nous les harcèlerons, nous les détruirons en détail ; le climat fera le reste », écrit l’émir. Agir avec le climat et le laisser faire, cette manière de lutter renvoie à un mouvement d’interaction avec les forces terrestres. L’émir lance à Bugeaud la vision de ce déferlement anticolonial dans les termes qui suivent : « Vois-tu la vague se soulever quand l’oiseau l’effleure de son aile ? C’est l’image de ton passage en Afrique [23]. » La résistance de l’émir est un mouvement permanent, à même de se déployer et de se redéployer en différents territoires selon ses propres nécessités insurrectionnelles. Après sa défaite, liée notamment au non-respect des traités signés du côté français, la résistance d’Abd el-Kader laisse place à une multitude d’autres tentatives à l’instar de celles du Mahdi Bu Zian ou d’El-Mokrani [24].

Les politiques de ségrégation des musulmans et de surveillance de leurs pratiques se sont instituées contre ces soulèvements. Ceux-ci constituaient une menace permanente que les colonisateurs désignaient systématiquement sous le nom racial de « fanatisme », ce mot dont les Lumières et Volney ont généralisé l’usage et par lequel les militaires ont réduit un discours éminemment complexe à une idée vague nommée « religion ». La méfiance du gouvernement colonial envers les missionnaires chrétiens a largement procédé de la terreur que ce « fanatisme » supposé des musulmans suscitait parmi les colons. L’interdiction des missions chrétiennes durant les vingt premières années de la conquête n’est pas le résultat du simple transfert de l’État impérial ni la continuation d’un processus linéaire de sécularisation commençant en Europe avant de se diffuser en Afrique. Si sécularisation du colonialisme il y a, elle renvoie aux manières d’exercer la violence contre les soulèvements anticoloniaux puis de stabiliser la guerre contre-insurrectionnelle à travers les rouages d’un mécanisme institutionnel fonctionnant par l’action de la loi.

En suscitant la terreur des colons, le « fanatisme » et l’inconvertibilité supposés des musulmans agissent comme autant d’opérateurs de cette sécularisation. Les insurrections comme celle d’Abd el-Kader nourrissent cette profonde inquiétude qui habite les esprits et les corps des colonisateurs quant au maintien toujours fragile d’un ordre illégitime. Elles conduisent non seulement l’État colonial à s’instituer comme un espace de sécularité mais aussi à y disséminer un racisme qui, tout en se déployant contre les populations juives d’Algérie, réduit le nom de musulman au statut d’indigène colonisé. C’est que l’islam apparaît aux Européens comme la cause principale des soulèvements menés contre eux. L’historiographie héritière du colonialisme n’a cessé de réduire à tort les multiples dimensions de ces mouvements à un principe de causalité religieuse ou à une idée statique et abstraite de la tradition. Dès le commencement de la colonisation, les membres de l’armée française d’Afrique et leurs alliés mettent en pratique les présupposés conceptuels de cette historiographie en définissant le jihād non pas comme un concept incorporé à travers des pratiques éthiques, mais comme le fondement religieux d’une violence supposée intrinsèque à l’islam. Ainsi le fanatisme peut-il être analysé, par le discours raciste, comme manifestation supposée du caractère naturellement violent des Arabes, inhérent à leur race.

Dès lors que l’organisation traditionnelle et politique des pratiques musulmanes apparaît au colonisateur comme le ferment de la révolte, rendre les musulmans dociles suppose d’éteindre leur « fanatisme » supposé. En affirmant l’inconvertibilité immédiate des musulmans, l’État colonial déclare que la conversion des indigènes au christianisme ne peut plus être le but principal de la colonisation de l’Afrique du Nord. Cette déclaration se traduit dans les pratiques coloniales et ce, dès le refus inaugural du projet missionnaire de l’Église romaine et dès la construction d’un État colonial fondé sur les institutions napoléoniennes. Elle est ensuite formulée explicitement par des figures saint-simoniennes telles qu’Enfantin ou Urbain et donne lieu à l’idée d’une conversion des indigènes à la civilisation. L’État colonial invente ainsi de nouveaux procédés d’interférence dans la sphère que lui-même définit comme « religieuse », tout en promettant le respect du principe de liberté religieuse et en revendiquant la tolérance. La pénétration indirecte de la société indigène par l’intermédiaire de l’éducation coloniale et, plus spécialement, de l’instruction des femmes comme point d’entrée stratégique dans l’espace secret de la dite « famille musulmane », est une stratégie typique de ce colonialisme. Son déploiement le conduit à se déployer comme machine à produire des signes, comme volonté de maîtriser les apparences. Il faut non seulement que l’éducation coloniale puisse apparaître aux musulmans sous un visage religieusement neutre, mais aussi que l’instruction laïque puisse se manifester, aux yeux des chrétiens, comme le christianisme réalisé à travers des actes profanes. Saisir la manière dont la colonisation de l’Algérie est un geste de sécularisation de l’Empire suppose de décrire les conflits entre le pouvoir séculier et les institutions chrétiennes, ainsi que l’espace à l’intérieur duquel ceux-ci ont lieu.

L’histoire de ces conflits entre les missions laïques et chrétiennes commence par un échec : celui de l’Église romaine en Algérie. Malgré de constants efforts, celle-ci ne parvient pas à transformer la colonisation de l’Algérie en œuvre de conversion massive des indigènes au christianisme, à faire, en un mot, du colonialisme une évangélisation. Dès 1831, l’Église de Rome entend fonder un ordre missionnaire porté par un vicariat autonome en Algérie et restaurer ainsi une influence perdue en métropole depuis la Révolution. Un conflit éclate alors entre la France et Rome, qui souhaite soustraire la colonie au régime du Concordat et au contrôle de l’État impérial. Le Concordat implique que le clergé soit soumis à l’autorité politique, ce que Rome refuse. L’État français veut conserver son droit de regard sur les nominations des évêques et contrôler le clergé, contrevenant ainsi aux intérêts de l’Église catholique. Ces conflits de souveraineté, qui ont lieu entre 1831 et 1833, vont conduire l’État impérial à imposer les institutions de contrôle des religions en Algérie. Il contrôlera ainsi l’Église catholique et les missions chrétiennes au détriment du pape, refusant l’orientation missionnaire voulue par Rome [25] et empêchant de facto la conversion des indigènes au christianisme – impossibilité qui caractérise la colonisation de l’Algérie. La sécularisation de l’Empire s’y manifeste à travers la manière dont l’État contrôle et domine les religions en l’absence de cette conversion, en vertu de son impossibilité même [26].

Dès 1850, le gouverneur général de l’Algérie demande un rapport sur les pratiques de conversion qui ont lieu sur le terrain malgré leur interdiction [27]. Il est adressé le 5 janvier 1851 au ministre de la Guerre et réitère ce qui se constitue progressivement en une sorte de doctrine : la conversion missionnaire est néfaste à l’ordre colonial et fait obstacle à la « pacification ». Le rapport suggère une interprétation de la résistance à la conquête selon laquelle les musulmans auraient défendu leur religion et non pas une nationalité ou un gouvernement. Ils n’auraient donc accepté la domination coloniale qu’en vertu de cette promesse, plus morale que réellement juridique, formulée par le premier gouverneur général : celle de respecter leur religion [28]. La conclusion du rapport énonce donc le principe qui justifiera l’interdiction de la mission jusqu’en 1852, puis le caractère limité et surveillé de son autorisation après cette date : toute politique de conversion massive ou officiellement défendue par le gouvernement ne pourra que réveiller la résistance des Algériens et la puissance de soulèvement des organisations musulmanes, ce que le colonialisme disqualifie d’un mot : « fanatisme ». L’idée du primat de la conversion à la civilisation sur la conversion au christianisme structure ainsi l’administration coloniale. Non pas que l’État colonial soit hostile à la mission par principe. Ce sont des raisons proprement sécuritaires de maintien de l’ordre qui justifient en dernière instance les stratégies de non-conversion au christianisme [29]. Elles contribuent ainsi à forger le thème de l’inconvertibilité irréductible de l’indigène « en tant que musulman » malgré son accessibilité « en tant qu’arabe » [30].

Ce thème racial de l’inconvertibilité s’était développé dès la fin du xviiie siècle suite à la publication de nouvelles biographies de « Mahomet » le présentant comme législateur des Arabes. « On est fatigué à l’excès », écrivait l’orientaliste Konrad Engelbert Oelsner, traducteur de Sieyès et acteur de la Révolution française, « en lisant nos auteurs chrétiens, de voir Mohammed traité d’instrument du diable et d’imposteur à chaque phrase qu’il prononce ou qu’on lui adresse [31] ». Contestant le statut d’imposture diabolique attribué au Prophète, Oelsner voyait « dans les extases de Mohammed une sorte de fraude ». Ce dernier, assurait l’orientaliste avec une certitude déconcertante que partagent encore un certain nombre de nos contemporains, « ne croyait pas à toutes les visites de l’ange, cet important ressort qu’il fait jouer [32] ». Ce changement de paradigme conduisit à définir l’islam comme une civilisation colonisatrice fondée sur un code civil religieux dont le génie pratique s’opposerait à la spiritualité et à l’amour prônés par l’Évangile [33].

La racialisation du musulman comme conquérant fanatique découle de cette critique séculière de l’orientalisme chrétien. « N’accordant rien aux sens, mais beaucoup à l’imagination », l’islam « rend le génie musulman sombre et fanatique ». Le caractère des musulmans, ou leur race, apparait comme un des effets de la religion de Mohammed. « L’austérité morale, l’ardeur à propager la foi et l’enthousiasme guerrier qui les animent en sont les conséquences d’autant plus universelles que la religion de Mohammed, cadre plus étendu que celui même des formes politiques, assimile les vaincus aux vainqueurs, et les met en communauté de sentiments, d’opinions et d’usages », poursuivait Oelsner. C’est donc « l’esprit militaire, bien plus que l’art » qui « leur fait faire des conquêtes », lesquelles « amènent l’établissement des colonies, dont l’esprit agricole est protégé par la législation antiféodale du Coran » [34]. En énonçant cette thèse dans un mémoire dirigé par l’orientaliste Sylvestre de Sacy, Oelsner instituait la violence guerrière et fanatique de l’islam en thème des sciences humaines alors naissantes [35].

Ce thème, ainsi que la transformation de « Mahomet » Antéchrist en législateur, avait déjà été formulé par les Lumières, sous la plume de Rousseau ou Condorcet [36]. Il se situe, dès la fin du xviiie siècle, au cœur de la sécularité de la raison européenne. Avant qu’il autorise Napoléon à se rêver en grand législateur de l’Orient à la suite de ses lectures, il instaure une série de comparaisons, dont Hegel hérite, entre l’islam et la Terreur robespierriste [37]. Ces comparaisons se situent au cœur de l’événement révolutionnaire lui-même car elles conduisent les ennemis de Robespierre à le comparer à un fanatique musulman [38]. « Dans son code politico-religieux, Mahomet proscrivait sévèrement la liberté des opinions afin qu’il n’y eut que la sienne qui prévalut », écrit un des ennemis de Robespierre [39]. « Robespierre aussi inscrivait avec soin sur ses listes de proscription tous ceux qui avaient osé imprimer quelques doutes sur la bonté de son caractère et l’infaillibilité de ses principes [40]. » Ce thème est appliqué à toute la Révolution française sous la Restauration, la pensée contre-révolutionnaire accusant alors l’ensemble des révolutionnaires d’être des musulmans fanatiques [41].

Au fil de ces comparaisons, le musulman devient l’incarnation de la violence dans son état de sauvagerie et d’illégitimité la plus radicale. Hegel en formalise la représentation raciale en même temps qu’il condamne l’homme noir africain à la naturalité bestiale et au monde anhistorique de l’enfance [42]. L’islam étant la Révolution de l’Orient, il déploie l’Un comme seul but de toute existence. S’il libère ainsi l’Orient du système des castes, il perd selon Hegel tout lien au monde et au particulier. Il conduit l’islam à engendrer une fureur conquérante aussi éphémère que fanatique. Le musulman, dès lors, devient le type même du guerrier dont la haute vertu coexiste avec une propension à la violence. Le « musulman » de Hegel est l’homme de la destruction engendrée par une liberté abstraite5. Il incarne la violence supposée du monothéisme pur que le célèbre orientaliste Ernest Renan attribuera aux sémites [43]. En situation coloniale, ce thème racial donne lieu à l’idée d’une agressivité congénitale du Nord-Africain qu’une foule de discours tentent de déduire de sa structure cérébrale ou de son sang [44]. Au cœur de ces multiples représentations raciales se trouve l’idée selon laquelle l’islam constituerait racialement le caractère « sombre et fanatique » du musulman. Cette racialisation qui a lieu à travers le thème du fanatisme implique que le musulman soit fondamentalement imperméable à toute idée autre que l’islam.

Comment ce thème racial du fanatisme va-t-il donner lieu à l’idée d’une inconvertibilité des musulmans ? Le 5 janvier 1851, le général Charon adresse le rapport au ministre de la Guerre mentionné précédemment. S’inscrivant au cœur de ce que nous nommons un conflit de mission entre administration coloniale et missionnaires chrétiens, Charon affirme que les musulmans ont défendu leur religion et non une nationalité ou un quelconque gouvernement. Il rappelle qu’ils n’ont accepté la domination coloniale qu’en raison du fait que le premier gouverneur général de l’Algérie avait promis de respecter leur religion [45]. Charon rejette ainsi l’activité missionnaire comme néfaste à l’ordre colonial dans la mesure où toute politique de conversion massive ou officielle ne pourra que réveiller le fanatisme supposé des musulmans et mener ainsi une insurrection anticoloniale. Le peu de succès des tentatives de conversion est expliqué par la trop grande ressemblance théologique de l’islam avec le christianisme. Un argument clé est alors déployé par le rapport : parce que le Coran n’a fait qu’emprunter ses prescriptions pratiques à la Bible et qu’il manque de spiritualité évangélique, les musulmans ne peuvent que demeurer insensibles au christianisme. Seule une soi-disant « amélioration » de leur intelligence par l’éducation pourrait les y rendre sensible ; d’où un primat de l’éducation sur la conversion [46].

Le rapport explique l’incapacité des Français à convertir par l’impossibilité pour le musulman d’être converti, en mobilisant le concept de fanatisme. Ce n’est pas tant que les idées d’Oelsner se soient directement traduites sur le terrain mais plutôt le terrain lui-même et ses vicissitudes qui les a nécessitées. La terreur que suscite la menace permanente d’une insurrection nourrit en effet une inquiétude qui confère à ces discours raciaux toute leur force de conviction. Elle instaure le fanatisme et l’inconvertibilité supposés des musulmans le seuil constitutif du pouvoir colonial. Le thème de l’inconvertible est l’une des manières dont les acteurs coloniaux se représentent la limite de l’ordre impérial et la force contre laquelle ils instituent le colonialisme en contre-insurrection permanente. Ce n’est pas seulement le transfert des institutions françaises en Algérie qui conduit le colonialisme à se séculariser. C’est le refus de la colonisation, dont l’insurrection de Abd el-Kader n’est qu’un épisode, qui contraint le gouvernement à inventer de nouvelles pratiques coloniales. C’est parce que les musulmans se sont imposés aux colonisateurs comme impossibles à convertir que l’éducation laïque a dû être investie d’une tâche : celle de prendre la relève de la conversion au christianisme dès lors que la propagande chrétienne apparaissait comme une menace à l’ordre public [47]. Par son indétermination, la formule du « respect de la religion », prononcée dès le moment de la capitulation de Husayn Dey en 1830, excède le cadre du droit. De par sa nature extra-juridique, le colonialisme investit rétrospectivement cette promesse faite dès 1830 de manière indissociablement stratégique et morale. Le raisonnement qui en procède est simple : parce que l’autorité coloniale repose sur l’ascendant moral que la supériorité de la civilisation doit engendrer, elle implique le strict respect des engagements en vue de provoquer le consentement. Dès lors que tout a été fait afin de respecter l’islam, soutenir les missions après les avoir d’abord interdites constituerait, selon le même rapport, un démenti de ce qui a été entrepris durant les vingt premières années de la colonisation [48]. Les missions n’ayant pas été soutenues par les gouverneurs précédents, le gouvernement trahirait sa parole si elles devaient l’être à présent. Et cette inconséquence lui ferait perdre toute crédibilité aux yeux des musulmans. Le gouvernement colonial ne peut plus redevenir chrétien dès lors qu’il a gagné la guerre en laïc. Sa sécularité est un point de non-retour. Cherchant donc à autoriser les missions tout en les limitant afin de prévenir les effets potentiellement désastreux du prosélytisme chrétien, le rapport énonce une stratégie alternative qu’il présente aux chrétiens comme une technique de préparation à la conversion.

Cette technique consiste à d’abord et avant tout éteindre le « fanatisme » afin de faire cesser toute volonté de résistance par la création non seulement d’un consentement, mais d’un intérêt à la colonisation chez les sujets colonisés. Le gouvernement exhorte ainsi les colons à exposer publiquement des signes de virilité, de moralité et de dignité destinés aux indigènes. Il s’agit d’une stratégie de calcul des effets moraux sur l’esprit des musulmans. Ce primat de la morale des effets est inséparable du primat de l’éducation laïque sur la mission chrétienne. Cette éducation consiste à « apprendre » aux musulmans à séparer la politique de la religion avant d’envisager toute conquête spirituelle. « La priorité » est « de rallier » et « préparer les intelligences, de gagner les cœurs, avant d’attaquer les croyances ». Il faut ainsi attendre, affirme le gouvernement, « le temps où la population européenne affichera des mœurs plus morales, rapprochera les indigènes des Français et les rendra plus accessibles aux idées nouvelles », mais aussi « que la lumière se fasse dans les esprits grâce à l’instruction pour que les indigènes comprennent que le politique est indépendant du religieux ». La production étatique d’une séparation entre le politique et le religieux est donc posée comme la condition sine qua non de l’ordre colonial et de toute conversion possible au christianisme, laquelle se trouve ainsi différée dans le temps. C’est que, sans une séparation de l’État et de la mission, les musulmans ne pourront faire autrement que de continuer à percevoir « les missionnaires comme des agents du pouvoir ». Sans elle, les « paroles » des missionnaires apparaîtront comme « des ordres » et « les tentatives apostoliques seront reçues comme des violences morales » [49].

Ce qui exige la sécularisation du colonialisme aux yeux de l’Empire lui-même n’est autre que la volonté de gouverner les musulmans en tant que sujets colonisés et non plus de les exterminer comme des ennemis du Christ dans une logique de croisade ni de les convertir au christianisme. Afin de justifier cette stratégie de non-conversion, le gouvernement compare les religions entre elles au lieu de s’appuyer directement sur la parole de Dieu : il affirme que « la religion musulmane est trop proche du christianisme pour que les musulmans puissent en saisir toute la supériorité ». Puisque « la loi de Mahomet a pris à l’Évangile la plus grande partie des prescriptions humaines, elle n’en diffère que par la partie spirituelle, par la croyance divine qui perfectionne l’âme humaine ». Ainsi, « pour apprécier la supériorité du christianisme il faut développer l’intelligence », chose « qui ne sera possible qu’avec le temps ». Face à l’inconvertibilité supposée du musulman, la séparation du politique et du religieux par l’éducation laïque devient une condition sine qua non de toute conversion possible au christianisme qui doit ainsi être conjuguée au futur. La sécularisation du colonialisme apparaît comme la seule voie d’accès possible à l’intériorité des consciences et des cœurs indigènes, comme le seul moyen de briser leur hostilité en faisant s’éteindre ce que l’on croit déchiffrer comme les motivations religieuses de leur haine.

L’idée d’une sécularisation du christianisme à travers l’Empire suppose de définir l’islam comme une religion de la Loi ne devant sa puissance qu’à la Bible, laquelle aurait été pillée par « Mahomet » afin d’écrire le Coran. C’est bien un acte de comparaison qui permet de déduire la supériorité du christianisme. Le christianisme serait une religion de l’esprit et de l’amour qui se distinguerait fondamentalement d’un islam essentiellement pratique, fondé sur la contrainte et le légalisme et qui ne serait rien d’autre qu’un christianisme simplifié, abâtardi.

La mission éducative est ainsi réaffirmée : seule la transformation de leur intelligence par l’instruction laïque peut préparer les esprits musulmans à saisir la supériorité morale et religieuse du christianisme. C’est que seule une telle séparation permet de faire apparaître la mission chrétienne comme une mission « purement religieuse » et non plus comme un instrument du pouvoir colonial. La position de l’administration coloniale est donc claire : la colonie doit demeurer un espace de sécularité à l’intérieur duquel un principe de séparation publiquement affiché des missions catholiques et de l’État coexiste avec une activité missionnaire rigoureusement limitée, contrôlée et surveillée par le gouvernement. Il ne doit exister aucun appui officiel à la mission car l’activité missionnaire doit se dérouler sans être associée à aucune participation gouvernementale. Une telle association ferait nécessairement apparaître la mission comme une technique de guerre et le colonialisme français comme un colonialisme chrétien aux yeux des musulmans [50]. La colonisation exige donc du gouvernement qu’il rompe avec la logique de croisade ou qu’il mette à tout le moins cette rupture en scène à l’attention des musulmans.

Cependant, si la mission est strictement interdite dans les territoires ruraux où l’armée gouverne, elle est autorisée dans les villes où dominent les colons européens. La mission chrétienne doit épouser les lignes tracées par la division spatiale du territoire colonisé en zones civiles et militaires si elle veut pouvoir prendre place dans l’espace colonial gouverné par un État séculier. Concernant les « populations de l’intérieur », affirme le gouverneur, « la seule mission possible est de leur faire aimer la France, quitte à protéger le culte musulman “pour endormir la haine et le fanatisme” » [51]. Le projet colonial de « pacification » suppose bien d’éteindre la haine des envahisseurs qui ne cesse de s’exprimer à travers les insurrections ; action dont la mission chrétienne est réputée de plus en plus incapable face à l’éducation laïque. Il reste alors au clergé « toutes les œuvres de bienfaisance » où il pourra s’illustrer et attirer à lui les orphelins et autres âmes délaissées. En faisant la promotion de ces œuvres, le gouvernement entend apprivoiser les sujets musulmans par l’intermédiaire de missionnaires qui se contenteront ainsi de préparer une conversion impossible immédiatement [52]. L’extinction de la résistance constitue la visée stratégique des actions de charité autorisées et encouragées par le pouvoir colonial. Elle conduit à subordonner toute mission, laïque ou religieuse, à une œuvre posée comme absolument centrale : l’instruction. La transformation morale des musulmans suppose que seules les œuvres caritatives du clergé puissent accompagner les activités de l’école laïque. Le clergé doit, en un mot, socialiser son action. Ainsi, la position du gouvernement colonial n’est-elle ni purement chrétienne ni strictement laïque et encore moins anticléricale. Elle est une position de compromis dont la fonction est de rendre possible un consensus entre le gouvernement et le clergé au sein de l’espace colonial.

Les catholiques s’accommodent dans leur majorité de l’espace d’exercice de la mission tel que circonscrit par le gouverneur général. Les œuvres de charité, qu’elles soient scolaires ou médicales, constituent bien des instruments de pénétration provisoires, car elles sont réalisées dans l’attente d’une prédication directe. Le temps de latence qui sépare le présent de la conversion prochaine est l’espace d’exercice réel de la mission coloniale. L’école laïque prépare en principe la conversion au christianisme mais la diffère en réalité et ce, à un horizon indétermineé [53]. Les missionnaires doivent donc cesser de prêcher – et agir en se tournant vers les plus faibles. Leurs actions caritatives s’organisent autour de ces deux grandes institutions de contrôle que sont l’école et l’hôpital. Un nouveau modèle de conversion missionnaire oppose l’efficacité des actions aux vaines dissertations et aux prêches, affirmant que seules des pratiques de charité sociale viendront à bout de la résistance des musulmans et de leur « fanatisme » [54]. La réalisation du devoir chrétien en ce monde doit avoir lieu non par la seule prédication ou la vie monacale, mais à travers des actes sociaux et profanes. Ce projet de sécularisation commun à la mission chrétienne et à la mission de civilisation s’impose comme la seule et unique possibilité de convertir les âmes, comme la seule technique viable de production du consentement de sujets définis comme « indigènes ».

Cet ordre impérial de sécularisation est la matrice de l’opposition entre deux grandes stratégies de domination dont les conflits se situent au cœur de l’Empire colonial français : l’assimilation et l’association. La première renvoie schématiquement à un gouvernement direct qui tend à la destruction des institutions autochtones et à l’application d’un droit identique à celui de la métropole. La seconde est comparable à une forme de gouvernement indirect qui consiste à maintenir les coutumes de la société colonisée afin de s’appuyer sur ses chefs traditionnels en vue de la soumettre. Ces deux grandes politiques se formulent l’une contre l’autre à travers le face-à-face de l’État colonial et des insurrections indigènes qui a lieu en Algérie entre 1830 et 1870. Si elles ne cessent en vérité de se recouper et de s’enchevêtrer, elles correspondent respectivement à deux camps : celui des colons eux-mêmes, qui prônent une administration civile directe, et celui des militaires, qui prônent un gouvernement plus indirect de ce que l’on nomme alors les « tribus ». Si la victoire du colonialisme de peuplement est massive après la chute du Second Empire, l’histoire de la politique impériale d’association ne saurait se réduire à celle d’un échec. En effet, les stratégies militaires et gouvernementales mises en œuvre durant la phase de conquête du territoire algérien n’ont pas disparu, elles se sont disséminées dans d’autres espaces de l’Empire français en Afrique. Il nous faut donc déterminer comment le concept d’association s’est construit en montrant la centralité d’un mouvement industriel et socialiste dans ce processus : le saint-simonisme. Cette enquête vise à analyser comment le projet de réalisation terrestre du christianisme et de l’islam par l’industrie s’est traduit en une structure de gouvernement colonial comparable à l’apartheid. Car c’est d’abord et avant tout en métropole, en tant que « nouvelle religion » dépassant les religions du passé afin d’émanciper l’homme, que l’association se formule contre les Églises établies avant de se métamorphoser en œuvre de domination des populations colonisées.

[1Voir le premier chapitre du livre « La République professant l’Islam », dont le début (ainsi que l’introduction) est disponible en libre accès ici

[2F. Fanon, Les Damnés de la Terre, op. cit., p. 454.

[3Que cette opposition soit partiellement une fiction et qu’elle n’ait jamais été pleinement appliquée est ce que les travaux empiriques d’historiens sur l’Empire montrent aisément. L’agency des colonisés n’est en aucun cas annihilée par le colonialisme. Ainsi, la nationalité française a-t-elle aussi été une manière pour les Algériens de s’imposer face à l’État colonial tout en revendiquant stratégiquement sa protection. Le partage du citoyen et du sujet décrit néanmoins la structuration étatique et idéologique du racisme sans épuiser pour autant la complexité des situations coloniales et des positions occupées par les « colonisés » ni même le fonctionnement institutionnel de l’État lui-même. Voir Daho Djerbal, « De la difficile écriture de l’histoire d’une société (dé)-colonisée », NAQD, Hors-série n° 3, 2014, p. 213-231, et l’ensemble du numéro de la revue NAQD intitulé : « Écritures historiennes du Maghreb et du Machrek », présenté par Nourredine Amara, Candice Raymond et Jihane Sfeir.

[4Sur ce thème fanonien, voir Achille Mbembe, De la postcolonie, Paris, La Découverte, 2020 [2000], p. 19-22.

[5Voir Mohammed Harbi, « Postface », in F. Fanon, Les Damnés de la Terre, Paris, La Découverte, 2002 (1961), p. 304-309.

[6La racialisation de l’islam a selon nous une puissance de légitimation institutionnelle du racisme et de la violence d’État que les autres formes de racisme n’ont pas. Cette légitimation est indissociable de la manière dont la critique de la religion permet au racisme de se déployer sous prétexte que l’islam n’est pas une race mais une religion.

[7Le tribunal d’Alger publie un arrêt le 15 novembre 1903 selon lequel un indigène converti au catholicisme demeure justiciable des tribunaux répressifs. Musulman signifie donc cette vulnérabilité à l’arbitraire de la violence raciale de l’État, par-delà l’appartenance à la oumma ou la profession de l’unicité divine. Voir Yerri Urban, Race et nationalité dans le droit colonial français, 1865-1955, thèse de droit public, Dijon, université de Bourgogne, juin 2009, p. 131 ; André Bonnichon, La Conversion au christianisme de l’indigène musulman algérien et ses effets juridiques. (Un cas de conflit colonial), thèse pour le doctorat en droit, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1931.

[8La majorité des théoriciens du racisme considèrent la religion comme un fait donné et la race comme une construction discursive. Nous le verrons, race et religion sont toutes deux des productions coloniales dont la réalité, si elle n’a rien d’un universel ni même d’un fait anthropologique, n’en est pas moins irréductible à une simple construction discursive. Séparer la race de la religion rend la violence de l’indigénat et de l’islamophobie incompréhensible.

[9L’indigénat est-il, dès lors, une sorte de racisme sans race, idéal-type d’un racisme culturel mais non biologique ? L’idée d’un « racisme sans race » est formulée par Étienne Balibar dans un essai fondateur dans le monde francophone : « Y a-t-il un “néo-racisme” ? », in Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1997 [1988], p. 36-37. Selon Balibar, ce nouveau racisme constitue la généralisation d’un racisme culturel dans lequel « les stigmates corporels » sont les « signes d’une psychologie profonde, d’un héritage spirituel » plutôt que « d’une hérédité biologique ». Ce racisme précède historiquement le racisme biologique et ne lui est pas réductible. Son modèle est l’antisémitisme, selon Balibar. Dans le discours antisémite, l’essence du juif est « celle d’une tradition culturelle, d’un ferment de désagrégation morale ». Pour cette raison, Balibar diagnostique un « antisémitisme généralisé » dont l’arabophobie est une forme contemporaine. L’analyse de Balibar présuppose, sans jamais l’expliciter, qu’il existe une culturalisation du religieux au fondement de ce racisme, mais il n’en décrit jamais le processus. La centralité de la racialisation de la religion et notamment de l’islam dans la fabrique d’un « racisme sans race » constitue donc un point aveugle de l’analyse de Balibar et plus généralement des études critiques sur la race. La question clé de la production politique de la « religion » par le séculier est généralement absente des analyses de la race. C’est seulement dans un ouvrage qui porte sur le sécularisme et la théologie politique que Balibar tente d’aborder la question des rapports entre culture et religion à travers le concept d’idéologie : É. Balibar, Saeculum. Culture, religion, idéologie, Paris, Galilée, 2012, p. 65-77. Et c’est désormais la question de la race et du racisme qui s’absente du propos.

[10En tant que telle, la race n’est pas une invention du xixe siècle. Qui voudrait en saisir la matrice devrait remonter aux lois de pureté du sang instituée par la monarchie espagnole contre les juifs et les musulmans récemment convertis au christianisme suite à la Reconquista mais suspectés de dissimulation. Voir Gil Anidjar, Blood : A Critique of Christianity, New York, Columbia University Press, 2014, p. 76. Les analyses contenues dans ce paragraphe s’inspirent librement de cet ouvrage intriguant de Gil Anidjar.

[11Je reprends à dessein la formulation proposée par Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006.

[12Sur le mythe kabyle, voir Charles-Robert Ageron, « La France a-t-elle eu une politique Kabyle ? », in De « l’Algérie française » à l’Algérie algérienne, Paris, Bouchène, 2005 (1960), p. 13-17. Pour une analyse du rôle de la distinction kabyles/arabes au sein des missions chrétiennes, voir Karima Dirèche, Chrétiens de Kabylie. Une action missionnaire dans l’Algérie coloniale, (1873-1954), Paris, Bouchène, 2004 ; « Convertir les Kabyles : quelle réalité ? », in Dominique Borne et Benoît Falaize (dir.), Religions et colonisation. Afrique, Asie, Océanie, Amériques, xvie-xxe siècles, Paris, Éditions de l’Atelier, 2009, p. 153-176. Voir aussi : Carole Reynaud-Paligot, La République raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), Paris, PUF, 2006, p. 59, et Particia Lorcin, Imperial identities : Stereotyping, Prejudice and Race in colonial Algeria, Londres, Tauries, 1995, p. 146-170. Cette littérature, nous le verrons, doit être nuancée par la prise en compte d’un « mythe arabe » saint-simonien et napoléonien dont les effets sont bien plus importants que l’idée d’une convertibilité kabyle.

[13Relisant Foucault, Ann Laura Stoler a bien montré comment la polyvalence sémantique de la race la caractérise et que le pouvoir même du racisme consiste dans cette ambivalence qui rend la race instable et mobile. Stoler transforme le concept foucaldien de « polyvalence tactique » en mobilité tactique. Voir Ann Laura Stoler, Duress. Imperial Durabilities in Our Times, Durham, Duke University Press, 2016. Les indigènes d’Algérie sont assignés à une formation raciale dont l’existence trouble nécessairement les frontières arbitraires entre le culturel, le biologique et le religieux. La réalité de l’islam excède sans cesse les frontières de ce que les sociétés libérales modernes reconnaissent comme le « religieux ». Le racisme colonial n’a cessé de le reconnaître tout en cherchant en permanence à réduire l’islam au statut d’une simple religion. La sécularité de l’État colonial en Algérie s’exerce à travers son pouvoir de définir ce qui est religieux et de le distinguer de ce qui ne l’est pas. La sécularisation impériale renvoie ainsi à la manière dont l’État exclut les terres indigènes du régime de la propriété privée en définissant le statut de l’indigène à travers un geste de racialisation et de codification de l’islam.

[14Il analyse ainsi la race de manière indirecte, en tant qu’elle prend le visage de la religion au fur et à mesure de la sécularisation de l’Empire. La définition juridique des groupes raciaux par leur appartenance religieuse se situe ainsi au cœur d’un droit colonial séculier qui ne cesse de codifier les pratiques comme relevant d’un « statut personnel ». « Musulman » renvoie ainsi à la race de l’indigène autant qu’à la codification de ses modes d’existence, ce que la raison coloniale nomme ses mœurs, à travers un droit islamique reconstruit par cette raison elle-même comme une sorte de code de la famille indigène.

[15Pour une critique de cette distinction, voir Gil Anidjar, Semites. Race, Religion, Literature, Stanford, Stanford University Press, 2006.

[16F. Fanon, Œuvres, op. cit., p. 458.

[17Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo (dir.), Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalismes et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1985, p. V, 23.

[18Mahmood Mamdani, Citizen and Subject : Contemporary Africa and the Legacy of Late Colonialism, Princeton, Princeton University Press, 2018 [1993], p. 16-34.

[19Tom Woerner-Powell, Another Road to Damascus : An Integrative Approach to ‘Abd Al-Qadir Al-Jaza’iri (1808-1883), Berlin, De Gruyter, 2017, p. 21-61 ; Raphaël Danziger, Abd Al-Qadir and the Algerians, New York-Londres, Holmes and Meier Publishers, 1977, p. 51-88.

[20T. Woerner-Powell, ibid., p. 25-26 ; R. Danziger, ibid., p. 63.

[21Abd el-Kader réunit les tribus en une communauté éthico-politique qui couvre les deux tiers de l’Algérie entre 1833 et 1848. On ne peut définir celle-ci comme un État qu’en y voyant tout autre chose qu’un État-nation territorial de type européen. Pour une description de cet « État » et de son organisation, voir R. Danziger, ibid., p. 180-209.

[22Abd el-Kader cité in Jacques Frémeaux, « Abd el-Kader, chef de guerre (1832-1847) », Revue historique des armées, 250, 2008, p. 4.

[23Ibid.

[24Sur le thème du Mahdi durant l’insurrection de 1849 menée par Bu Zian en Algérie, voir Julie Clancy-Smith, Rebel and Saint, Berkeley, University of California Press, 1994, p. 92-124. On considère généralement que, suite à la répression de l’insurrection du chef kabyle El-Mokrani (Al-Moqrani) en 1871, la résistance algérienne entre dans une période de latence qui ouvre néanmoins la voie à son devenir « nationaliste » au siècle suivant.

[25O. Saaïdia, Algérie coloniale, op. cit., p. 89.

[26Ibid.

[27Ibid., p. 184-185. Sur l’interdiction de la mission, voir les remarques de Pierre Vermeren, La France en terre d’islam, Paris, Belin, 2016, p. 57.

[28La formule est explicitement mentionnée dans l’Extrait de la convention entre le général en chef de l’Armée d’Afrique et le dey d’Alger, cité dans Rapports sur la prise de la ville d’Alger, Paris, Gautier, 1830, p. 19.

[29O. Saaïdia, Algérie coloniale, op. cit., p. 89.

[30Ibid., p. 86. Voir Maurice Landrieux, Les Trompe-l’œil de l’islam. La France puissance musulmane, Paris, P. L. Lhaine Éditeur, 1913 : « L’indigène, en tant qu’arabe, serait accessible ; en tant que musulman, il est irréductible. »

[31K. E. Oelsner, Des effets de la religion de Mohammed, Paris, F. Schoell, rue des Fosses S.G. l’Auxerrois, n° 29, 1810, p. 15, note n° 1. On trouve la thèse orientaliste d’une imposture au cœur d’un texte classique de Humphrey Prideaux (1648-1724), orientaliste et homme d’Église anglais. Humphrey publie son ouvrage sur Mahomet en 1653, sous le titre : The True Nature of Imposture Fully Displayed in the Life of Mahomet with a Discourse annexed, for the Vindicating of Christianity form this Charge ; Offered to the Consideration of the Deists of the present Age. La traduction en français par Daniel de Larroque date de 1699 : Humphrey Prideaux, La Vie de l’imposteur Mahomet, Paris, chez Jean Musiern, 1699. Le texte continue de circuler et d’être lu jusqu’à la fin du xviiie siècle. Voir le rôle clef que sa référence joue encore chez D’Holbach : L’Esprit du judaïsme, Londres, 1770, Avant-propos, p. II.

[32Ibid., p. 15.

[33Ibid. p. 32.

[34Ibid., p. VIII.

[35Le livre d’Oelsner témoigne de l’intérêt grandissant envers l’islam sous la Révolution et l’Empire. Cet intérêt fait suite à l’expédition d’Égypte et au développement de l’orientalisme académique sous l’égide de Sylvestre De Sacy. Sa reconnaissance académique permet de comprendre pourquoi l’ouvrage jouit d’un succès considérable. On trouve la trace de son influence jusque dans les cours sur la philosophie de l’histoire de Hegel, Saint-Simon et Auguste Comte. Voir Marcelle Adler-Bresse, « Le manuscrit Lichtsrahlen d’Oelsner, document inconnu de la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, n° 186, 1966, p. 556-560.

[36Voir supra, chapitre 1, notes 38 et 39. 4. Voir supra, chapitre 2. 5. Louis La Vicomterie de Saint Sanson, Les Crimes des empereurs turcs, depuis Osman I jusqu’à Selim IV, Paris, Bureau des révolutions de Paris, 1794, p. IX.

[37Voir supra, chapitre 2.

[38Louis La Vicomterie de Saint Sanson, Les Crimes des empereurs turcs, depuis Osman I jusqu’à Selim IV, Paris, Bureau des révolutions de Paris, 1794, p. IX.

[39Ibid., p. X. Nous soulignons.

[40Ibid., p. XI-XII.

[41Walter Scott, Vie de Napoléon Buonaparte, tome quatrième, Paris,

Imprimerie de Cosson, Saint-Germain des-Près n° 9, 1827, p. 151-152.

[42Hegel, Philosophie der Weltgeschichte, Hambourg, Meiner, 1996,

p. 458-459 ; Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, Francfort, Suhrkamp, 1986, p. 428-429.

[43Gil Anidjar, Semites, op. cit., p. 28-33. Voir le commentaire des textes de Hegel comme invention raciale du « musulman » : Gil Anidjar, The Jew, The Arab. A History of the Enemy, Stanford, Stanford University Press, 2003, p. 3-39, 128-133. Sur l’idée selon laquelle l’islam, représenté comme loi, serait dénué de toute substance et de tout intérêt théologique propre, au regard du judaïsme et du christianisme, voir p. 97. On l’a vu, cette idée orientaliste procède des rapports entre législation et prophétie depuis Rousseau et Oelsner. L’idée d’un génie pratique de l’islam conduit nécessairement à le racialiser comme Loi qui confond le religieux et le politique. Ce thème de la Loi est biblique et paulinien, même s’il est réinvesti par l’orientalisme institutionnel d’une manière singulière au xixe siècle.

[44Voir le texte de Fanon intitulé « De l’impulsivité criminelle du Nord-Africain à la guerre de libération nationale », in F. Fanon, Les Damnés de la Terre, Œuvres, op. cit., p. 662-672.

[45O. Saaïdia, Algérie coloniale, op. cit., p. 184-185.

[46Ibid., p. 185

[47Ibid.

[48Ibid., p. 185.

[49Ibid.

[50Ibid., p. 185 186.

[51Ibid., p. 186.

[52Ibid.

[53Ibid.

[54E. Quinet, Le Christianisme et la Révolution française, op. cit., p. 149.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :