La perverse autonomie des écoles d’art- par Michel Métayer

« Non, l’autonomie n’a pas pour but de fonder un système d’établissements concurrentiels »

paru dans lundimatin#144, le 1er mai 2018

Depuis qu’elles sont devenues des établissements publics, les écoles d’art territoriales, dont le financement est assuré presque essentiellement par les villes, sont ballottées entre un État qui se désengage, mais exerce un contrôle de plus en plus strict, des villes qui en contrepartie de leur financement exigent des résultats visibles, et des directeurs ambitieux, mais liés au pouvoir, qui n’osent pas s’appuyer sur les personnels pour s’opposer à ces demandes extérieures. Cette situation a deux types de conséquences : d’une part, elle se traduit par une managérisation des fonctions de direction ; d’autre part, elle détourne les écoles des fondements mêmes de leur mission. Le recrutement d’un directeur est un moment révélateur de cette tension. La crise que traversent actuellement plusieurs écoles en est un exemple.

Le recrutement d’un directeur soulève en effet dans les écoles d’art des tourbillons d’inquiétude. Les personnels, les professeurs, artistes ou théoriciens, pourtant au premier degré intéressés par ce choix, sont tenus éloignés de la sélection des candidats et la plupart du temps aussi des auditions, quand ils n’en sont pas tout bonnement exclus. Et chaque fois remontent à la surface les causes des tensions que le quotidien occulte, lesquelles se résument en cette formule : constante désagrégation du service public.

D’abord, le contexte. Dans le cadre de leur mise en conformité avec les textes français sur l’espace européen d’enseignement supérieur, les 41 écoles d’art territoriales, qui jusqu’en 2011 étaient des services municipaux, durent soudain se presser d’acquérir la personnalité morale afin que leur diplôme de fin d’études donne accès au grade de master. Les 41 écoles devinrent alors 29 établissements publics de coopération culturelle (Epcc).

Cette exigence du ministère de l’enseignement supérieur, relayée par le ministère de la culture, représentait les Fourches caudines imposées aux villes. Elle les dépossédait en effet d’un outil majeur de leur politique culturelle, alors qu’elles continuaient d’assurer en moyenne 90% du budget de fonctionnement des écoles, à quoi s’ajoutait la fourniture gratuite des locaux. Autant de perte pour les villes, autant de gain pour l’État ! Quelle aubaine quand une collectivité publique assure le financement d’un établissement d’enseignement supérieur ! Lui s’en tirait à bon compte, en contribuant juste un peu, moins de 10%. Autant de bonnes raisons pour les villes de garder un œil sur les écoles. Le passage en Epcc marqua le début d’une reprise en main par les villes qui jusque là finançaient de façon presque passive ce service comme elles le faisaient de tous les autres.

Les Epcc sont administrées par un conseil d’administration dans lequel siègent les parties publiques (État et collectivités), des personnalités qualifiées, des représentants du personnel et des étudiants. Selon la loi, les personnalités publiques détiennent la majorité absolue au sein des conseils d’administration. Et la plupart du temps, la présidence revient à un élu de la ville. Conséquence logique : les personnes internes à l’établissement — étudiants, professeurs, autres personnels — ne comptent guère, quand elles ne sont pas réduites à une présence symbolique. On ne s’étonnera pas que les directeurs en poste, fiers de leur « idéologie de gauche », applaudissaient des deux mains à une telle décision. Ainsi a-t-on pu voir un jour un conseil dans lequel la représentation des personnels était royalement réduite à deux. À la suite d’un recours du personnel, le nombre fut doublé. Une belle victoire. Mais de qui ?

Le conseil d’administration détient de nombreuses compétences : politique et orientation de l’établissement, budget, recrutements, surtout celui du directeur. Bien sûr, il ne faut pas voir de mal à cela. En effet, les parties publiques ne sont pas, comme on dit, les « usagers » de l’établissement. Rappelons que ces parties publiques, selon la loi, détiennent la majorité : c’est donc un peu comme si les citoyens élus de la ville de X détenaient la majorité dans le conseil municipal de la ville de Y et que l’un d’eux même en était le maire. Ou, transposé aux États, comme si Trump ou Orbàn détenaient la majorité dans notre Assemblé nationale et présidaient la France. Il est bien évident qu’une telle situation permet d’avoir un regard tout différent, distancié sur les affaires d’autrui afin de mieux les gérer !

Mais jetons un regard sur d’autres établissements du même domaine : les écoles d’architecture, par exemple. Tiens ! Là, ce sont les collèges des élus du personnel qui ont la majorité, et le financeur, l’État en l’occurrence, ne fait partie du conseil qu’à titre consultatif. Et de s’interroger. La seule explication qui vient à l’esprit, c’est qu’on ne peut pas faire confiance aux artistes, avec leur vie dissipée, leur vie de barreau de chaise. Bref l’école d’art est la danseuse qu’on entretient parce qu’elle incarne un supplément d’âme, la gratuité du superflu, mais surtout il faut décider pour elle. Sur ce point État et villes se sont magnifiquement entendus.

Il incombe aussi au conseil d’administration de nommer le directeur. La procédure est connue : profil de poste, appel à candidatures, sélection d’une liste de candidats à auditionner, audition des candidats retenus, approbation par le conseil d’administration. Jusque là point d’anomalie. Mais qui établit la liste des candidats à auditionner ? Les parties publiques, bien sûr, pas les représentants du personnel, dit la loi. Et hop ! en catimini, « d’un commun accord », dit encore la loi, les parties publiques regardent, choisissent — et éliminent. Fières garantes de l’ordre, des finances, du sérieux, de la renommée de l’établissement, elles choisissent des « managers », optent pour la gestion, l’« innovation ». Un conservateur d’art contemporain, un professionnel du monde de l’art, est-ce que ce sont des managers ? Non, clament les parties publiques, ces candidats ne promettent ni clinquant ni innovation ni miracle, ni a fortiori de trouver des euros sous le sabot d’un cheval.

Passons maintenant aux auditions des candidats retenus. Si tout se passe pour le mieux, un représentant des professeurs de l’école, artiste ou théoricien, peut-être deux siégeront aux côtés des parties publiques. Que vaut leur voix ? En qualité, bien plus que celle des parties publiques : ils sont du côté de l’art, ils enseignent dans ce lieu, et, bizarrement, ils mettent au centre de leurs préoccupations le noyau constitutif de l’école, à savoir : le processus de formation des étudiants. S’ils ont de la chance, on les écoutera, un petit peu, pas trop. Pour le classement, aucune difficulté : ils n’auront pas gain de cause.

Les parties publiques parfois, elles aussi, peuvent douter. Que fait-on en cas de doute ? On fait appel à la compétence extérieure qui évalue toute institution, sa « réussite », à l’aide de ces marqueurs « neutres » que sont le management et l’argent. Mais qu’est-ce au juste que le management ? C’est la capacité à valoriser le capital, à « gérer » les finances, les personnels, le travail en fonction de cet enjeu, donc aussi bien selon la concurrence. Donc, corrigeons la définition donnée plus haut : c’est l’évaluation par le marqueur neutre qu’est l’argent. Et qu’est que cela a affaire avec la spécificité d’une école des beaux-arts ? Rien. Si le directeur est choisi comme bon manager, il instruira toute procédure, pédagogique, artistique, relationnelle, en fonction du marqueur qu’est la réussite par l’argent, par la concurrence. Il sera manager d’une école d’art comme il serait manager de n’importe quelle autre entreprise. En tout cas, c’est le point de vue des « experts » venus de cabinets privés, appelés à la rescousse : neutres, il le sont complètement par rapport à l’art, car l’art, c’est une chose qu’ils fréquentent tout au plus pendant leurs « loisirs », et encore. Une parenthèse ici : on s’étonnera que dans sa charte de bonne conduite pour le recrutement des directeurs, l’Association nationale des écoles d’art (Andéa), qui prodigue tant de bons conseils bureaucratiques, ne remet aucunement en cause cette procédure de recrutement, ni ce qui vient en amont, ni n’avait un seul instant envisagé cet appel au privé au sein d’un service public.

Dernière étape enfin : le conseil d’administration doit approuver le recrutement à une majorité des deux tiers. La commission restreinte ayant procédé à l’audition présente ses conclusions, et le conseil vote. Au vu de quoi ? Faisons confiance à sa sagesse. Mais ne vaudrait-il pas mieux pourtant que chacun ait vu, entendu, observé le candidat ? Faisons à nouveau confiance à sa sagesse. Puis, on procédera au vote. Quel est le poids des représentants du personnel et des étudiants ? Nul si leur nombre est inférieur au tiers des voix. En revanche, s’il est supérieur, une minorité de blocage peut se constituer, et une nomination qui passerait outre serait invalidée, comme on le vit récemment à Bordeaux.
Ce qui vient d’être décrit est bien sûr une fiction : c’est un montage d’éléments tirés de la réalité que les écoles connaissent aujourd’hui. On leur imposa d’acquérir une autonomie de gestion lorsqu’elles demandèrent, très logiquement, que leur diplôme soit équivalent à tout diplôme sanctionnant cinq années d’études supérieures. En toute hâte, elle devinrent des Epcc, une « boîte, m’a-t-on dit un jour, dans lequel on pouvait mettre ce qu’on voulait ». Mais de qui est la main qui met ?

Lorsqu’en 2012, la commission de la culture du Sénat fit une enquête sur l’application de la loi relative aux établissements publics de coopération culturelle, une telle fiction lui fut décrite. Dans sa note de synthèse, elle conclut « à l’inadéquation du statut d’Epcc aux spécificités de l’enseignement supérieur artistique ». Ni l’État, ni les villes, ni l’Andéa n’en tinrent compte. Rien n’a changé. Ou plutôt si : les villes ont réduit leurs subventions aux écoles, et elles ont accru leur pression.

Perverse autonomie ! — Non, l’autonomie n’a pas pour but de fonder un système d’établissements concurrentiels, elle ne consiste pas non plus en la seule personnalité morale accordée par un statut-boîte. Elle doit être un mode de fonctionnement dans lequel étudiants et professeurs puissent prendre ensemble des décisions et les matérialiser dans la vie de l’école.

Michel Métayer

Directeur de l’École des beaux-arts de Toulouse (2000-2012)
Vice-président de l’Association nationale des directeurs d’écoles d’art (2004‑2012)

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