La nouvelle architecture judiciaire, symbole d’une justice néolibérale ?

Julien Champigny

paru dans lundimatin#498, le 24 novembre 2025

Depuis plusieurs décennies, un renouvellement architectural est à l’œuvre : exit les imposants palais de justice inspirés par le classicisme antique avec leurs gigantesques colonnes et apparats républicains, désormais justice est rendue au sein de tribunaux semblables à de banals immeubles de bureaux.

Schématiquement, l’architecture des tribunaux s’ordonne selon deux grands types qui s’opposent l’un à l’autre, tant par leur aspect esthétique que symbolique : d’un côté la monumentalité républicaine et le modèle d’une justice de « majesté » ; de l’autre celui d’une justice de proximité et d’une approche « citoyenne ». [1] De fait, loin d’être simplement « fonctionnelle », l’architecture judiciaire permet d’analyser la représentation que le pouvoir politique souhaite donner de la justice et de la fonction de cette dernière selon un ordre politique et social, et porte donc en soi une intentionnalité.

Parallèlement à cette évolution architecturale, les discours d’alerte des professionnels de justice se sont multipliés ces dernières années, dénonçant un manque criant de moyens et une justice devenue « d’abattage », illustrée par la généralisation de la procédure de comparution immédiate conduisant à la perte de sens des professionnels. Ce constat est à rapprocher de critiques similaires que l’on retrouve partout dans les administrations publiques qui, contaminées par le sabir managérial, sont sommées d’être toujours plus efficaces, efficientes, résilientes, etc. En somme : faire plus avec moins.

Partant de ce double constat, nous nous sommes demandé ce que pouvait nous enseigner l’évolution de l’architecture des tribunaux sur la justice, et, plus généralement, sur le « pouvoir » aujourd’hui ? Par ses espaces, ses matériaux ou sa symbolique, l’architecture judiciaire se contente-elle de traduire les transformations néolibérales de la justice, ou contribue-t-elle dans le même temps à les mettre en forme ?

Pour nourrir notre propos, nous prendrons appui sur le tribunal judiciaire de Lyon. Troisième plus grand tribunal de France, le bâtiment accueille également le tribunal de police, de commerce et la Maison des avocats, tandis que le tribunal administratif, situé à proximité, participe d’une même logique architecturale. Chaque jour, ce sont plus de 2000 personnes qui y circulent, et une décision qui y est rendue toutes les 3 minutes. [2] Construit en 1995, l’édifice, bien loin des palais de justice du XIXe siècle, à l’image du « palais des 24 colonnes » (où continuent de demeurer la cour d’assises et la cour d’appel), témoigne de la volonté des pouvoirs publics d’une justice qui soit au plus proche des citoyens, à « hauteur d’homme ».

Le tribunal de Lyon : renouvellement de l’image de la justice par un État devenu bâtisseur

La loi de décentralisation de 1983 transfère la responsabilité du patrimoine des juridictions du premier degré des collectivités territoriales vers l’État, et vient s’inscrire dans la continuité d’un processus de rationalisation et d’unification de la gestion de la justice initiée aux débuts de la Ve République. L’accroissement spectaculaire des procédures judiciaires, auquel s’ajoute le constat de la vieillesse sinon la vétusté des bâtiments judiciaires (les trois quarts des constructions datent d’avant 1914), conduisent l’État français à lancer une grande réflexion sur l’agrandissement et la modernisation de son parc immobilier de juridictions. Il s’agit là d’une occasion pour celui-ci de renouveler l’image de la justice, et de rompre avec l’ère des « palais de justice » jugée répressive et insensible au progrès humain, dont la cité judiciaire constituera l’émanation.

La portée programmatique de ce nouvel édifice judiciaire est double : d’une part regrouper un ensemble de juridictions (TGI, prud’hommes, tribunal de commerce, etc.) au sein d’un même lieu afin de rationaliser le fonctionnement judiciaire, mais aussi pallier le manque d’espace dans les centres urbains ; d’autre part insérer le pouvoir judiciaire dans la cité et le quotidien de ses habitants afin de donner l’image d’une justice démocratique. D’entrée de jeu, les architectes en charge de ce grand chantier de modernisation sont confrontés à un savant jeu d’équilibriste, devant jongler entre la monumentalité du pouvoir judiciaire et son intégration urbaine, contraints de préserver la solennité du rituel judiciaire tout en atténuant l’affirmation de l’autorité de la loi.

Le tribunal de Lyon s’inscrit dans ce grand chantier de rénovation. En 1976, l’État décide de construire un nouveau tribunal, celui-ci se devra d’être au plus proche des habitants du quartier et ne pas écraser les justiciables. En somme, l’antithèse du palais des 24 colonnes, merveille d’architecture néo-classique, mais qui commence à dépérir et n’est plus en phase avec cette image d’une justice de proximité que les autorités souhaitent renvoyer. Un concours d’architecte est lancé en 1981 qui voit le projet d’Y.Lion l’emporter. Mais, faute de moyens, et aussi en raison de désaccords opposants la ville à l’État, le projet est mis en sommeil jusqu’en 1989, pour finalement être repris deux années plus tard. Le feuilleton s’achève en 1995, date à laquelle ce « serpent de mer » auquel plus personne ne croyait est finalement inauguré, Libération parlant à l’époque de « réalisation judiciaire la plus importante du siècle ». [3]

Pour autant le tribunal flambant neuf ne suscite pas l’enthousiasme : « Ça fait HLM » résume un avocat, quand un magistrat regrette quant à lui un « manque de solennité », d’autres encore seront « choqués par le manque de hauteur de plafond des salles d’audience. » [4] Dès le début, le projet architectural est pensé par Lion comme devant s’adapter à l’évolution de l’institution judiciaire, et faire primer la notion d’efficacité. Il déclare que ce tribunal doit être « Un lieu où la justice va vite [...] Un bâtiment qui permet aux magistrats de travailler avec efficacité. » [5] D’autre part, afin de s’insérer au mieux dans le paysage, la construction se doit d’être dépourvue de signes extérieurs rappelant l’institution judiciaire : « Il y a du dessin, de la proportion, de la modénature, mais rien de réellement innovant, rien de vraiment détonnant ». [6]

Une justice néolibérale ?

On l’a vu, l’architecture judiciaire est en constante évolution et symbolise l’image que l’État souhaite donner de la justice à ses citoyens, une justice tantôt imposante (comme le palais des 24 colonnes), tantôt proche des habitants (comme le tribunal de Lyon), et comme le déclarait l’ancien ministre de la Justice, E.Dupond-Moretti : « rapprocher la Justice des citoyens, de leurs préoccupations et de leurs aspirations, passe également par un message architectural ». [7]

Si l’architecture judiciaire traduisait autrefois l’idée d’une justice « comme institution [...] inspirée par la nature hors du commun des fonctions accomplies avec une référence implicitement entretenue à l’idée de transcendance » [8], et que l’institution elle-même se souciait peu de son impact social et traitait les affaires avec une « majestueuse lenteur » [9], les dernières décennies ont mis à mal cette exceptionnalité et vues nombre de réformes se succéder pour imposer des facteurs extérieurs à la rationalité juridique, révélant une opposition entre « un ministère des Finances soucieux de rationalisation dans l’usage des moyens et un ministère de la Justice attaché à préserver sa position hors du monde commun et de la bureaucratie ». [10] Pour autant, force est de constater que l’institution judiciaire s’est transformée ces dernières décennies sous le coup du New public management [11], et que l’efficacité constitue désormais l’une des valeurs essentielles à l’aune de laquelle elle est évaluée.

Cette refonte de l’institution a été justifiée par l’explosion du nombre de dossiers à traiter, mais aussi des délais de traitement des affaires n’ayant de cesse de s’allonger, qui obligeraient « la justice à mettre en œuvre une approche managériale axée sur la gestion comptable ». [12] De fait, c’est désormais un calcul coût/bénéfice qui prévaut au sein de l’institution, et son efficacité est évaluée au regard de trois critères : l’effectivité du résultat, des coûts et de la durée.

Comme l’explique G.Kozlowski, management et néolibéralisme ne se confondent pas mais sont inextricablement liés. Le management produit des images simples – des schémas – qui fonctionnent « comme modèle pour des actions possibles » [13], et supposent que toute pratique peut être abstraite de son contexte. Le néolibéralisme, entendu comme « une extension du paradigme économique à tous les domaines de la société et de la vie individuelle » [14], considère quant à lui que la société n’existe pas et se résume en une collection d’individus libres et rationnels qui arbitrent entre des options proposées par le marché. Management et néolibéralisme s’entretiennent mutuellement : le premier façonne des dispositifs et des procédures ; le second les problématise et leur donne cohérence. L’architecture des cités judiciaires, plus sobre et épurée, matérialise cette recherche d’efficacité à travers l’optimisation des circulations et l’organisation rationnelle des espaces.

Le tournant managérial de l’institution judiciaire conduit naturellement à s’interroger sur la néolibéralisation de celle-ci. C’est la thèse que défend A.Garapon qui parle d’une « justice néolibérale » désormais soumise aux impératifs du marché : traitement en temps réel, barèmes, peines planchers, rémunération à la performance (avec l’instauration de primes de rendement des magistrats français des cours d’appel et de la Cour de cassation) ou guide de bonnes pratiques sont autant d’instruments déployés au sein de l’institution afin de rationaliser cette dernière, l’on tend alors à passer du droit à la gestion, de la loi à la norme chiffrée, de la procédure au process. L’autre inflexion majeure concerne le point de vue à partir duquel est envisagé le droit : «  Alors qu’il était précédemment aperçu d’en haut, depuis le pouvoir ou l’intérêt général, c’est désormais à partir du sujet qu’il est considéré. L’arbitre de la qualité n’est plus le souverain mais le consommateur, la référence n’est plus l’émetteur de droit mais son destinataire. » [15] La primauté d’une conception de l’individu appréhendé comme un acteur économique rationnel et doté d’un libre arbitre explique pourquoi la transaction constitue la forme la plus appropriée du règlement de litiges aux yeux de l’idéologie néolibérale, ce que Garapon nomme la justice dealatoire, c’est-à-dire faire un « deal » pour éviter un procès. [16]

La comparution immédiate ou la gestion des effets du néolibéralisme par le droit

Un autre point caractérisant ce tournant néolibéral est l’apparition de la procédure de comparution immédiate qui vient s’inscrire dans le tournant punitif d’abord initié aux États-Unis avec l’émergence de la notion de « zéro tolérance », dont L.Wacquant a montré dans un livre [17] qu’elle permettait au néolibéralisme de gérer les flux de personnes précaires que ses politiques économiques et sociales produisaient en augmentant toujours plus les inégalités.

Le spectateur qui assiste à une audience en comparution immédiate ne peut être que frappé par l’homogénéité sociale qui règne sur le banc des accusés : on y retrouve quasi exclusivement des hommes racisés et/ou étrangers. Dans la salle, le public est à l’image de ces derniers. D’autre part, ce qui interroge, c’est qu’à aucun moment de la procédure il n’est question de réfléchir aux conditions sociales qui ont conduit l’individu à se retrouver là où il est. La rapidité de la procédure (30 minutes en moyenne) empêche en effet de pousser plus loin la réflexion, et professionnels de justice comme prévenus répètent inlassablement le même procès dont l’issue est bien souvent connue à l’avance. En effet, la peine prononcée épouse fréquemment celle requise par le parquet, et pose la question de l’évolution d’une justice de plus en plus dépendante de l’appareil policier, le manque de temps de préparation conduisant l’essentiel de la procédure à reposer sur la seule parole des forces de l’ordre. [18] Comme le rappelait récemment un collectif d’avocats et de magistrats dans une tribune : « cette procédure est devenue une usine à condamner et à enfermer [et a] pour conséquence des décisions de plus en plus sévères. » [19]

La comparution immédiate illustre l’évolution d’une justice devenue gestionnaire et tenue à des objectifs de performance, où l’acte de juger tend à se confondre avec la nécessité d’écouler les dossiers. Dans cette nouvelle raison judiciaire, l’institution est moins évaluée à la qualité de ses décisions qu’à sa capacité à absorber et résorber le volume d’affaires. Aux débats politiques sur la justice se substituent des débats techniques sur l’optimisation organisationnelle des pratiques judiciaires. [20]

L’architecture judiciaire, au même titre que l’institution judiciaire, est pensée en termes de flux qui devient sa propre loi. Cela s’exprime de différentes manières : d’une part les usagers (public, justiciables mais aussi avocats) gravitent dans des espaces communs (salle des pas perdus, salle d’audience, service d’accueil), leur accès au reste de l’édifice étant restreint ; les personnes détenues sont prises en charge dans des espaces sécurisés et circulent via des itinéraires dédiés ; le personnel judiciaire occupe l’espace « tertiaire » (bureaux individuels et collectifs, espaces communs de service, etc.) dont il a l’usage exclusif – à l’exception des usagers ayant rendez-vous. Si cette structuration de l’espace répond à un principe sécuritaire, elle a également une vocation « productiviste », l’étanchéité des circuits visant « à restreindre l’accès aux espaces de travail des greffiers et magistrats pour assurer leur « sérénité » et améliorer leur « efficience ». » [21]

Au-delà de leur seul aspect « technique », les flux ont une dimension économique mais aussi politique, en donnant l’accès ou pas à certains usagers. Cette justice pensée comme gestionnaire de flux a une incidence sur le fonctionnement même de l’institution : grève des greffiers ou manque de sens des professionnels sont autant de manifestations du profond mal être des acteurs qui voient leur conception de l’institution mise à mal par son adaptation à une rationalité autre que juridique.

Pour autant, ces discours et tribunes témoignent de la prégnance de l’illusio [22] des professionnels qui persistent à croire en la grandeur et la légitimité de l’institution judiciaire. Au travers de la rationalité néolibérale, c’est le sens même de la mission de l’institution judiciaire qui change, et, finalement, par-delà le tournant tant architectural que procédural qui traduit cette évolution, le seul élément persistant est celui du rituel judiciaire. La robe de l’avocat ou du magistrat, tout comme la « ritualité » de la procédure symbolisent cette survivance de l’institution, et finalement la mission première de cette dernière persiste davantage sur la forme que le fond.

Le verre, symbole de l’invisibilisation du pouvoir

S’il est un matériau que l’on retrouve dans tous les tribunaux inaugurés depuis les années 60, c’est sans conteste le verre. Le tribunal de Lyon ne fait pas exception, et sa façade témoigne d’une volonté de transparence de la part d’une justice désormais devenue de « proximité » ; la cage en verre dans laquelle est confiné le prévenu des comparutions immédiates dénote quant à elle une double intention : d’abord un impératif sécuritaire, mais aussi la volonté de montrer que le procès sera équitable, que l’accusé sera visible de tous et se devra, lui aussi, d’être transparent. Pour autant, comme l’explique A.Garapon, la transparence n’a jamais constitué une vertu judiciaire à la différence de la publicité (au sens de « rendre public »), cependant les palais de justice modernes, qui frappent surtout par « leur silence symbolique [et] ne disent plus rien du pouvoir » [23], n’ont finalement plus d’autre « vertu » sur laquelle s’appuyer.

Pour autant, prévient-il, il faut se garder de « confondre cette « invisibilisation » du pouvoir avec la disparition du pouvoir. » [24] Ici surgit la figure de M.Foucault qui, étudiant l’évolution du pouvoir du XVIIe au XIXe siècle, mettait en lumière le passage d’une ère des supplices, marque de l’absolutisme royal, à l’ère carcérale de la société d’enfermement. Cette transformation du supplice témoigne d’une transformation du pouvoir lui-même, et, progressivement, celui-ci va se faire invisible, caché ; la population se substituant au Roi en tant que figure centrale, visible de tous. Ainsi, après avoir été façonnée par les supplices comme marque de la souveraineté, puis par la discipline avec la naissance de la prison, la justice est désormais « modelée par le marché et devient donc, tout à la fois, rituelle, disciplinaire et managériale ». [25]

L’utilisation du verre pourrait être rapprochée d’une reconfiguration du pouvoir de l’État : si celui-ci cherchait auparavant à intimider la population, il souhaite désormais renvoyer l’image d’une justice plus proche de ses citoyens et apparaît sous des formes plus subtiles. En effet, nulle trace du drapeau national ou de la devise française dans les cités judiciaires, et, paradoxalement, les deux manifestations les plus évidentes de cet État néolibéral sont aussi les moins visibles. D’abord, à travers les instruments utilisés (évaluation, reporting, « bonnes pratiques », etc.) qui, sous l’apparence d’une objectivité fonctionnelle (un instrument en soi est neutre et dépend de la façon dont on s’en sert), insufflent une logique managériale au fonctionnement de l’institution judiciaire, ce que Foucault nomme « l’enforcement », à savoir une « série d’instruments réels qu’on est obligé de mettre en œuvre pour appliquer la loi ». [26] En effet, en intégrant dans la prise de décision la nécessité d’apporter une réponse prompte à chaque délit tout en maîtrisant les frais de justice, juges et procureurs sont incités à devenir de véritables managers. D’autre part, le justiciable/consommateur devient la cible du droit, et, en tant que sujet néolibéral, est appréhendé comme un individu libre et rationnel, pesant chacune de ses décisions selon une analyse coûts-bénéfices (l’homo oeconomicus), arbitrant entre les différentes options proposées par le marché et garanties par l’État, de telle sorte que « l’État conduit et contrôle les sujets sans en être responsable ». [27] En somme, une limitation de la liberté par excès de liberté qui, dans la société néolibérale, se résume pour l’individu à l’acte de choisir (par exemple le port du bracelet électronique ou la détention). On peut affirmer avec A.Garapon qu’il s’agit sans doute là de la « dissimulation suprême du pouvoir que de se cacher derrière le choix des intéressés eux-mêmes » [28], la liberté devenant un instrument de domination – les sujets devant assumer les conséquences de leurs décisions.

Ces évolutions entrent toutefois en opposition avec l’ethos des professionnels et créent un « malaise » institutionnel qui a notamment pu s’exprimer récemment dans des mouvements de grève. Cela révèle une tension plus profonde : la justice continue de se penser à travers des rituels et des signes hérités d’un ordre symbolique ancien, tout en fonctionnant selon une rationalité gestionnaire. La robe, la solennité de l’audience, le cérémonial du jugement maintiennent vivante une image d’unité et d’autorité, mais ces formes masquent la fragmentation et la perte de sens que produit la logique des flux et de la performance. Autrement dit, la justice conserve ses rituels, mais elle en a changé la raison d’être — ils ne garantissent plus la transcendance du pouvoir, mais seulement son apparence.

Épilogue : vers une « revisibilisation » du pouvoir ?

Si le modèle de la cité judiciaire ne constitue pas à proprement parler un tribunal « néolibéral », il s’inscrit pourtant dans une évolution de l’administration française de plus en plus soumise aux impératifs managériaux qui se sont imposés à l’institution judiciaire, ce qui se traduit dans l’architecture et l’agencement des tribunaux. Loin de simplement « refléter » les évolutions néolibérales, l’architecture judiciaire matérialise tant spatialement que matériellement la rationalité néolibérale en produisant des espaces selon une logique gestionnaire (circulation séparée des flux, transparence des façades, effacement de la monumentalité, etc.). Les valeurs promues par le management (efficacité, évaluation, simplification, etc.) sont en adéquation avec l’idéologie néolibérale, et contribuent à transformer l’image de la justice désormais pensée comme un « service public », mais aussi les procédures judiciaires elles-mêmes (comparutions immédiates, plea bargaining [29]...) qui envisagent le justiciable comme un consommateur libre et rationnel, et permettent de réguler les « externalités négatives » produites par les politiques économiques et sociales du néolibéralisme.

Le recours au verre, bien plus que de symboliser une justice devenue transparente et de proximité, semble davantage exprimer une invisibilisation du pouvoir. Celui-ci se manifeste également au sein de l’institution judiciaire, et ce de trois manières différentes et complémentaires : d’abord ce sont les instruments (reporting, etc.) qui guident l’action des professionnels de justice, les magistrats se transformant en managers ; ensuite le droit est désormais centré sur l’individu, qui, dans la logique de l’homo oeconomicus néolibéral supposé libre, rationnel, et arbitrant chacune de ses décisions à l’aune d’une analyse coûts/bénéfices, est seul responsable de ses actes ; pour finir ce sont les flux d’affaires qui imposent leur propre loi à l’institution, l’efficacité de cette dernière étant évaluée à l’aune de sa capacité à évacuer ceux-ci.

Près de trois décennies se sont écoulées depuis la mise en service du tribunal lyonnais, et les réflexions sur l’architecture judiciaire ont poursuivi leur évolution. Les notions d’horizontalité et de transparence promues par cette nouvelle architecture apparaissent en décalage avec les rituels judiciaires, par ailleurs de nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre de ces tribunaux souffrant d’un déficit de solennité, qui sont désormais au centre d’un grand programme de réflexion lancé par le ministère de la justice (« Ministère de la justice bâtisseur ») sur ce que devrait être l’architecture des tribunaux du XXIe siècle. La tendance est à la réaffirmation de la place du pouvoir judiciaire dans la cité, et les mots « autorité », « rigueur » ou « monumentalité » sont à nouveau prononcés. Le tribunal de Lyon n’échappe pas à cette tendance de réaffirmation symbolique du pouvoir judiciaire : un important chantier de rénovation s’est achevé en 2025 avec pour ambition de revisibiliser le tribunal, comme l’expliquait son Président de l’époque : « Lorsqu’on passe devant le bâtiment, on ne se rend pas forcément compte qu’il s’agit du tribunal judiciaire. Il faut renforcer la symbolique judiciaire. » [30] Cette évolution doit nous interroger : s’agit-il d’une volonté de « revisibiliser » le pouvoir, qui viendrait contredire la thèse de Foucault d’un pouvoir sans cesse plus diffus ? Au regard du résultat final il semble toutefois que, derrière ces intentions, la rénovation du tribunal s’inscrit dans la continuité d’une invisibilisation plus que dans sa remise en cause, l’édifice se fondant toujours plus dans la masse des immeubles alentour. Loin d’être aboli, le pouvoir ne s’exhibe plus : il se dissimule d’autant mieux qu’il se confond avec l’ordinaire du paysage urbain.

Julien Champigny

[1Commaille, J. (2011). L’architecture judiciaire comme analyseur du statut politique de la justice dans la cité. Histoire de la justice, 21, 227-235. https://doi-org.bibelec.univ-lyon2.fr/10.3917/rhj.021.0227

[2Tribunal judiciaire de Lyon. (2023, 6 février). L’année 2022 au tribunal judiciaire de Lyon [Vidéo]. YouTube. https://youtu.be/ty7ejon1C1U?si=x_PBDmh3UrUXfJ93

[3Debard, M. (1995, mars). Le nouveau palais de justice de Lyon. Libération.

[4Ibid.

[5Sabbah, C. (1995, novembre). Palais de justice de Lyon : le refus de la monumentalité. Les échos.

[6Ibid.

[7Ministère de la Justice. (2023). Bâtiments de Justice : les principes architecturaux évoluent.

[8Commaille, J. (2011). L’architecture judiciaire comme analyseur du statut politique de la justice dans la cité, art. cit.

[9Garapon, A. (2010). Chapitre 2. La justice managériale. Dans : A. Garapon, La Raison du moindre État : Le néolibéralisme et la justice (pp. 45-82). Paris : Odile Jacob.

[10Ibid.

[11Le New public management est un mouvement international de réformes des administrations publiques qui voit le jour au début des années 1980, et a pour but d’accroître leur efficacité organisationnelle en leur faisant adopter les principes de gestion du secteur privé.

[12Laniel, R.-A. & Silverman, M. (2016). Justice néolibérale : quand la logique du marché intègre les institutions judiciaires. Nouveaux Cahiers du socialisme, (16), 43–50.

[13Kozlowski, G. (2017). Le fonds de l’air est managérial. La Revue Nouvelle, 2, 42-49. https://doi.org/10.3917/rn.172.0042

[14Garapon, A. (2008). Un nouveau modèle de justice : efficacité, acteur stratégique, sécurité. Esprit, 98-122. https://doi-org.bibelec.univ-lyon2.fr/10.3917/espri.811.0098

[15Ibid.

[16Garapon, A. (2010). Chapitre 2. La justice managériale, op. cit.

[17Wacquant, L. (1999). Les prisons de la misère. Raisons d’agir.

[18Christin, A. (2008). 1. Du côté du public. Trois audiences de comparutions immédiates. Dans : , A. Christin, Comparutions immédiates : Enquête sur une pratique judiciaire (pp. 25-46). Paris : La Découverte.

[19Le Monde. (2023, septembre). « Les comparutions immédiates, exception procédurale française, représentent une justice de deuxième classe inacceptable ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/09/les-comparutions-immediates-exception-procedurale-francaise-representent-une-justice-de-deuxieme-classe-inacceptable_6188624_3232.html

[20d’Hervé, N. (2015). La magistrature face au management judiciaire. Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1, 49-66. https://doi-org.bibelec.univ-lyon2.fr/10.3917/rsc.1501.0049

[21Delaporte, F. (2018). Vers une architecture judiciaire managériale : l’exemple du futur palais de justice de Lille. Délibérée, 3, 55-59. https://doi-org.bibelec.univ-lyon2.fr/10.3917/delib.003.0055

[22Concept forgé par Bourdieu, l’illusio désigne l’adhésion d’un individu aux normes et valeurs du champ auquel il appartient (politique, artistique, journalistique...), la croyance que le « jeu en vaut la chandelle » et qu’il faut donc jouer selon les règles en vigueur dans le champ sans jamais remettre celles-ci en question.

[23Garapon, A. (2013, juin). Imaginer le palais de justice du XXIe siècle. Notes de l’IHEJ, Institut des hautes études sur la justice, n° 5, juin 2013.

[24Ibid.

[25d’Hervé, N. (2015). La magistrature face au management judiciaire, art. cit.

[26Garapon, A. (2010). Chapitre 2. La justice managériale, op. cit.

[27Brown, W. (2004). Néo-libéralisme et fin de la démocratie. Vacarme, 29, 86-93. https://doi.org/10.3917/vaca.029.0086

[28Garapon, A. (2008). Un nouveau modèle de justice : efficacité, acteur stratégique, sécurité, art. cit.

[29Procédure consistant à « plaider coupable ».

[30Thibert, J. (2022, mai). Lyon : le tribunal judiciaire débute sa rénovation-extension. Le journal du bâtiment et des TP. https://mesinfos.fr/auvergne-rhone-alpes/lyon-le-tribunal-judiciaire-debute-sa-renovation-extension-107781.html

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