La grande Souille

« Des sangliers envahissent Brest, détournent un tramway, bloquent les axes routiers. »

paru dans lundimatin#352, le 27 septembre 2022

Des sangliers envahissent Brest, détournent un tramway, bloquent les axes routiers. Le lieutenant Lionel se shoote aux médocs. Des écolos radicaux équipés d’arbalètes attaquent les CRS en plein centre-ville. [1]
Damiens Meaudre déploie, dans un roman à paraître au mois d’octobre, une fiction dans laquelle les rapports de force s’inversent, à la faveur de toutes nouvelles alliances entre espèces. Ça s’appelle La Grande Souille.

Lionel

Qu’est-ce qu’il en avait à foutre de leurs rêves à la con ? Si les flics se mettaient à raconter dans le commissariat central ce qui leur passait par la tête quand ils étaient au pieu, tout foutait le camp. Lui aussi était passé par là. Deux ans auparavant, comme les autres, il s’était mis à se souvenir parfaitement de toutes ces saloperies de rêves qu’il faisait la nuit. Au fil des mois, ces histoires sans queue ni tête avaient commencé à le marquer de plus en plus sérieusement au réveil. Qu’est-ce qu’il en avait à foutre d’avoir pris la peau de saletés de rongeurs ? C’était une vraie kermesse dans son crâne : souris, rats, écureuils, chiens de prairies, porcs-épics, même un castor une fois. Des conneries, tout ça. L’écusson de leur brigade était le serpent à lunettes, il ne fallait pas l’oublier. Mais cette saloperie de peur s’était progressivement immiscée en lui, alors qu’il n’était plus un gamin depuis belle lurette. Et quand il se faisait canarder à la kalachnikov dans une course poursuite la nuit, ce n’était pas dans sa tête, c’était là, dehors. Il risquait réellement sa peau et celle des autres de la brigade.

Fred, le benjamin de son équipe, avait été déçu en découvrant au fil des mois, que les arrestations musclées de la BAC ne faisaient plus la une des journaux. C’était le monde à l’envers. Les magazines faisaient leur putain de buzz autour de ces délires de rêves symboliques, de rêves physiologiques, de rêves libidinaux. Que des conneries. A cause de tout ça, toute l’équipe était affectée. Michèle buvait encore plus qu’avant et José était toujours rivé sur son smartphone à multiplier les conquêtes d’un soir, il allait finir par choper des MST, ce couillon.

Quant à lui, il avait rapidement sollicité l’aide d’une médecin complaisante. Elle lui avait bricolé un cocktail de médicaments pour ne plus être emmerdé pendant son sommeil. Ça faisait huit mois que Lionel le prenait scrupuleusement et ça marchait du tonnerre de Dieu. La docteure Corvisard était une poivrote notoire à Brest qui trainait un certain nombre de casseroles. Grâce à un échange de bons procédés, Lionel obtenait ses ordonnances sur mesure et la docteure Corvisard n’avait plus aucun problème avec la justice. Le lieutenant conseillait cette recette et partageait ses cachets avec toute personne qui l’abordait pour lui raconter ses délires nocturnes.

« Pour une journée au top, tu as la fameuse Ritaline en 20 mg, un comprimé au petit déjeuner, deux comprimés le midi. Si ça te file trop la diarrhée ou que tu te mets à avoir des envies de suicide, tu remplaces direct par du Modafinil en 100 mg. Un comprimé le matin, un comprimé le midi. Pas plus. Avec ce truc, bouffe autant que tu veux, tu verras tu prends pas un gramme ! Le Modafinil rend un peu bipolaire et peut filer quelques tics mais on peut pas tout avoir. Commence en douceur, ces médocs, c’est du costaud. Pour la nuit, Zolpidem Arrow en 10 mg, pour pioncer comme il faut, un comprimé magique au couché. C’est mon cousin qui est pilote dans l’armée de l’air qui m’en a parlé, il en prend après les missions. Moi j’associe le Zolpi avec du Paroxetine en 20 mg, deux comprimés le soir, c’est bon contre les troubles post-traumatiques, ça fait une paye que j’en prends. Finis les rêves, finis les cauchemars. Avec cette recette, t’auras les pieds bien sur terre, pas comme tous ces crétins qui se prennent pour des Indiens. »

Le lieutenant de la Brigade Anti-criminalité allait patrouiller toute cette nuit. Il était 21h et il avait hâte d’arpenter les quartiers avec ses collègues. Le commissaire Bertin avait insisté pour qu’ils fassent des rondes près du Moulin Blanc, sur une commune voisine de la ville. Ce n’était pas vraiment légal, étant donné que c’était en dehors de leur secteur de patrouille mais le commissaire avait ses raisons.

Le petit maire de cette bourgade en bord de rade, s’était bien fait rouler dans la farine par les organisateurs d’une prétendue rencontre nationale autour de l’écologie. Les élections municipales approchaient, Jacques Mazé avait déjà brigué deux mandats et il essuyait de nombreuses critiques sur la bétonisation de la commune. Il fallait donc au plus vite qu’il colore de vert toutes ses prochaines actions municipales. Les jeunes militants l’avaient baratiné sur la croissance verte, le développement durable et la transition écologique alors que c’était surtout un millier de gauchistes qui allaient se retrouver à comploter là. Cette bonne poire avait donc accepté l’installation d’un gigantesque chapiteau sur le parking de la piscine du Spadiumparc mais ce n’était pas tout. Il avait aussi prêté généreusement plusieurs salles communales, celles de l’Astrolabe et du MMA pour que les participants puissent dormir au chaud. Rien que ça !

Lionel était convaincu qu’il y aurait des militants qui iraient taguer les environs pendant la nuit ou casser des panneaux publicitaires. Il n’y a pas d’alternative, ces gamins n’ont toujours pas compris, peut-être qu’un bon coup de matraque et un petit tour en prison leurs remettront les idées au clair. Leurs parents sont vraiment des cons. Lionel avait envie que ça castagne cette nuit, il adorait l’adrénaline, il n’avait pas peur des coups. Quand il avait mal, il se sentait plus vivant que jamais. Ça lui manquait même ces derniers temps, il ne se passait pas grand-chose pendant leurs patrouilles.

Marie

Quand Marie et le vigile arrivèrent à la porte ouest des remparts, ils retrouvèrent les quatre policiers en civil de la Brigade Anti-Criminalité. Ils s’apprêtaient à repartir dans leur véhicule banalisé, une Ford Mondeo noire aux vitres teintées. Visiblement, il n’y avait eu aucune arrestation, les intrus s’étaient volatilisés. Alors que le vigile du parc allait saluer les forces de l’ordre, Marie se figea en découvrant un tag étrange sur le mur en face du portail de l’entrée. Elle s’approcha de l’esquisse grossière. Elle n’avait jamais vu de dessin pareil sur les murs de Brest. Elle pensa aux monstres des enfers des dessins préparatoires de Bruegel ou de Bosch. C’était une bête avec une tête de sanglier, avec le buste et les bras d’une femme et avec deux grandes pattes de rapace se terminant par de larges serres. De ses bras au-dessus de sa gueule, la bête s’apprêtait à jeter dans un trou noir un soldat qui hurlait. Le soldat était identifiable à son casque, à son armure rudimentaire et à sa lance-étendard brisée. Le tag n’était fait que de quelques traits, une simplicité de virtuose. D’où sortait cette représentation moyenâgeuse ? Elle se souvint de ses rêves de métamorphose animale. Dans ces moments nocturnes, elle était entièrement une autre, elle ne conservait aucun attribut humain, il n’y avait pas de mélange. Mais là, c’était différent, cette figure hybride qui avait été peinte au mur, rassemblait plusieurs espèces au sein du même corps. Marie prit plusieurs clichés du tag avec son téléphone. Il était forcément en lien avec les événements de la soirée. Qui étaient ces intrus ? Manifestement, ils étaient eux aussi à la recherche de la laie furieuse. La journaliste se dirigea vers le chef de la BAC accoudé à sa portière. Elle le connaissait depuis des années mais c’était devenu un fou furieux et il ne valait mieux pas s’en faire un ennemi.

« Bonjour Lieutenant, que se passe-t-il ?
— Bonjour Marie, c’est une foutue soirée bizarre. D’abord, un sanglier vivant qui s’attaque à un flic à St Martin, puis d’autres bêtes qui débarquent de nulle part et maintenant ces couillons de Sentinelle Ethique Animal qui sont de sortie, j’ai envie de les choper ceux-là. Regarde ce tag débile. C’est des mystiques maintenant ? Ils cherchent aussi ces saloperies de bêtes. Je te préviens, ne fous pas la merde avec tes articles. On maîtrise la situation, t’écris ça, et pas autre chose. »

Tout en l’écoutant, Marie écrivit la suite de sa chronique sur son téléphone. Elle reçut une notification. Un animal avait été vu du côté de la fac de médecine mais ce n’était pas la laie. C’était un mâle solitaire de plus de deux cent kilos selon l’article. La bête était rentrée dans un tramway à l’arrêt Malakof, s’était attaquée aux sièges et aux passagers tout en remontant jusqu’à la conductrice qui avait fini par s’enfuir. L’animal avait détruit toutes les commandes, faisant dérailler le tram sur la route. Il y avait une photo de la scène, prise par une des occupants du tramway. C’était spectaculaire. Le long véhicule était renversé sur le flanc, dévoilant tout un ventre mécanique incompréhensible : des systèmes électriques, des énormes câbles de différentes sections, des suspensions, des grilles, des soufflets, des disques, des blocs. Marie découvrit sur la photo que les roues étaient entourées de gros moteurs. Elle n’avait jamais vu un tramway sous cet angle. L’avant du véhicule avait arraché dans sa chute un feu de circulation, la carrosserie s’était ouverte comme une boîte de conserve. La route était couverte de bris de glace, les vitres avaient visiblement toutes explosées lorsque le tram avait déraillé. Marie reçut une autre notification... D’autres sangliers étaient intervenus sur la RN12 produisant un carambolage monstre. Il y avait plusieurs morts et un camion citerne en feu qui projetait un énorme nuage de fumée noire. La circulation allait sûrement être bloquée jusqu’au lendemain.

C’était quoi tout ça ? Elle ne pouvait pas s’empêcher de faire le lien avec la grande rencontre d’écolos radicaux de cette semaine. Sentinelle Ethique Animal était dans le coup. Ils auraient dressé des sangliers pour semer la pagaille ? C’était peu probable. Elle n’y comprenait rien. Elle n’avait jamais rêvé de ces bêtes-là, elle connaissait beaucoup mieux les chevreuils.

Lionel

Ils allaient voir ces petits salopards. Ils voulaient la guerre ces gamins. Ils allaient l’avoir. Pas de pitié pour ces enfants de bourgeois pourris gâtés. Le lieutenant de police avait reçu un carreau d’arbalète dans la cuisse alors que l’émeutier était à 80 m de lui. Lionel n’y croyait pas. Il n’avait jamais vu ça. Ce n’était pas une flèche d’arc, mais bien un carreau d’arbalète. Ces armes atypiques étaient habituellement utilisées pour la chasse d’animaux sauvages et ces activistes osaient les retourner contre des humains ! Ces machines étaient sacrément puissantes pour avoir une portée pareille. Les forces de l’ordre avaient essuyé des dizaines de tirs des émeutiers qui les avaient obligées à se replier à d’innombrables reprises. Ces imbéciles allaient découvrir le sens des mots « morfler », « en baver », « agoniser ». Depuis 2016 et les mesures Cazeneuve, la BAC de Brest avait dans le coffre sécurisé de la Ford Mondeo de nouvelles armes en cas de situations extrêmes : fusils à pompe, pistolets mitrailleurs et fusils d’assaut. Lionel avait hâte de recevoir l’autorisation de tirer à balles réelles et de faire feu, mitrailler, shooter, abattre ces tarés.

Qu’est-ce que foutaient les renforts ? D’autres groupes de gens s’étaient mêlés à ce désordre. Ils étaient peut-être maintenant trois cents émeutiers. Des gilets jaunes. Des étudiants. Des chômeurs. Des gauchistes de toutes sortes. On reconnaissait les différentes tendances aux tags qui parsemaient les murs.

TRAVAILLER PLUS POUR MOURIR PLUS

NOUS SOMMES LA NATURE QUI SE DEFEND

OBLIGEE D’ÊTRE PUTE POUR ETUDIER ?

EXTINCTION DE LA REPUBLIQUE POLE EMPLOI, PAUL ENTUBE LEUR TÊTE SUR UN PIQUE

REVOLUTION

FLIC TU PUES


IL N’Y A QUE DES ALTERNATIVES

LA GRANDE SOUILLE

VOTRE FIN COMMENCE

Selon les observations du lieutenant de la louveterie, il y avait au moins trois hardes de sangliers qui s’étaient réparties le saccage du centre-ville. Les bêtes étaient passées dans le commissariat Colbert, la galerie marchande de Jaurès et la sous-préfecture. Bordel de merde. Elles avaient tout retourné. En lisant le rapport, Lionel avait appris que chaque harde comptait une trentaine d’individus et était répartie de la même manière. Six à huit laies âgées et expérimentées qui menaient la troupe dans des hurlements stridents, des bousculades, n’hésitant pas à mordre les plus indisciplinés. Putain de bestiaux de l’enfer. Une vingtaine de mâles et femelles d’âge adolescent mais suffisamment robustes pour détruire individuellement une vitrine de magasin. Saloperie de saloperie. Enfin, de manière assez exceptionnelle, le reste du groupe était composé de vieux mâles énormes, pesant autour de deux cents kilos, qui normalement étaient toujours solitaires dans la nature, ne réintégrant les hardes que provisoirement lors des périodes de ruts. Des monstres. Des putains de monstres.

La suite du rapport, Lionel la connaissait déjà, ayant assisté de ces propres yeux aux destructions. Les émeutiers suivaient les animaux, mettaient le feu après leur passage et n’hésitaient pas à tirer avec leurs arbalètes sur les policiers, les pompiers, les vigiles qui tentaient de les arrêter. Des fous furieux.
Pour le moment, il n’y avait eu aucun mort dans les deux camps et ça tenait du miracle.
Il était déjà 8h30. Le jour avait fait place à la nuit depuis plus d’une heure. La ville était en feu et au milieu de ce chaos, il y avait tout de même de la circulation. Des automobilistes, des cyclistes et des piétons tentaient malgré tout d’aller au travail. Ils finissaient par rebrousser chemin devant l’ampleur de la situation. Ce n’était pas un canular, ce qu’ils entendaient aux infos était bien réel. Que se passait-il ? La Grande Souille. Qu’est-ce que c’était ? Partout sur les murs de la ville, il y avait ce tag. Et toutes ces bandes de sangliers qui passaient en trombe, qui montaient sur les véhicules, qui mordaient, piétinaient les conducteurs en hurlant. Ils étaient une centaine. C’était un mauvais film de série B.

Pour l’instant, les forces de l’Ordre n’étaient pas assez nombreuses pour arrêter les émeutiers mais elles s’étaient bien défendues pendant la nuit. Les différentes brigades de police s’étaient adaptées à la situation, employant un comportement de guérilla urbaine similaire à leurs adversaires. Par petits groupes, ils avaient cherché le contact le plus proche possible avec les émeutiers. Les grenades de désencerclement et les grosses balles de caoutchouc des LBD40 pouvaient faire de beaux dégâts à faible distance : traumatisme crânien, œil crevé, fractures multiples au visage, perte d’audition, brûlures et même mains ou pieds arrachés quand ceux-ci étaient en contact avec la grenade au moment de l’explosion. Ces méthodes étaient illégales mais qui viendrait vérifier ?

Bientôt, les gendarmes mobiles, les CRS, les forces spéciales allaient entrer dans la ville. Lionel le savait, il faisait partie des plus forts, ils vaincraient tôt ou tard. Cette pensée lui permit d’accepter son impuissance face au spectacle des violences qui se déroulaient toujours sous ses yeux.
Les chasseurs-archers professionnels s’étaient bien déployés à 7h pour abattre les sangliers mais aux premières flèches qu’ils avaient tirées, et aux premières bêtes qu’ils avaient abattues, ils avaient eux-mêmes été pris pour cibles par des militants armés. Pour chaque sanglier tué, il y avait eu un archer gravement blessé. C’est-à-dire deux hommes et une femme pour l’instant. On avait frôlé le drame. Les chasseurs-archers s’étaient donc eux aussi repliés, laissant le champ libre aux bêtes qui continuaient leur pèlerinage incompréhensible dans la ville. Ces militants qui les protégeaient étaient devenus dingues. Ce n’était plus une émeute mais une insurrection armée, des animaux et des humains contre l’ordre de la nation. Un mauvais film de série B. Vraiment.

Sur son téléphone, Lionel reçut enfin une réponse directe du préfet Michel Ardouin. L’autorisation de tirer à balle réelle pour toutes les patrouilles serait délivrée et effective dès la fin de l’évacuation générale à 15h. 15h. Ils allaient devoir attendre encore 6h30 sans rien faire, à regarder le spectacle de la destruction de la ville. 6h30. Lionel était abasourdi par la nouvelle. Bordel, bordel, bordel.

L’ordre de la hiérarchie était limpide. Les forces de sécurité en place devaient absolument éviter toute confrontation avec les émeutiers pour l’instant. L’évacuation d’urgence des habitants du cœur de la métropole océane venait d’être promulguée. 120 000 habitants allaient être déplacés dans les heures à venir par plusieurs couloirs sécurisés. 120 000. Impossible. Tous les transports collectifs étaient réquisitionnés. La sirène d’alerte hurlait déjà en continu dans toute la ville. Les habitants des communes limitrophes étaient, quant à eux, confinés. Putain de bordel de merde.


« Allez-y les gars ! Pas de quartier ! » Lionel avait exulté en voyant les policiers du RAID s’approcher de l’immense mairie. La journée avait été terrible mais il en voyait enfin le bout. La stratégie commune qu’avaient adoptée les différentes sections de police, de gendarmerie et de forces spéciales portait enfin ses fruits. Il faudrait un miracle pour que les terroristes s’en sortent. Ces malades avaient visiblement réussi à droguer et élever des meutes de sangliers et de laies sanguinaires mais ça ne suffisait pas à renverser le rapport de force avec l’Etat. Pour gagner, il aurait fallu qu’ils aient le monde sauvage entier avec eux. Autant rêver. Il prit un troisième comprimé de Ritaline pour rester concentré.
Un cri s’échappa du haut de la mairie mais ce n’était pas un cri de désespoir, ni un cri de souffrance. C’était un cri de guerre. Un hurlement sauvage lui répondit de l’extérieur, tout aussi terrible. Lionel eut un frisson dans tout le corps. Il se sentit de nouveau dans la peau d’un rongeur en situation de prédation. Cela faisait des mois que ça ne lui était pas arrivé. Cette peur primitive qui foudroie les tripes. Saloperie. Il serra les dents pour qu’elles cessent de claquer entre elles et saisit en tremblant ses jumelles pour voir qui était l’imbécile qui osait les défier.

Une petite femme trapue montée sur une énorme laie hurlait depuis le toit d’un immeuble au-dessus des forces de l’ordre. Elle était entourée d’autres militants cagoulés qui se mirent à hurler à leur tour. Puis une centaine de sangliers apparut dans toutes les rues adjacentes. La panique gagna Lionel. Ils sortaient d’où ? Un carreau d’arbalète le frôla. D’un bond, il se jeta sous sa voiture. Son arme n’était pas rechargée. Les flèches pleuvaient autour de lui. Encore d’autres terroristes, c’est impossible ! Il entendit le pare-brise au-dessus de lui exploser, puis le pneu à sa gauche. Ses oreilles bourdonnaient. Ses collègues étaient fauchés les uns après les autres. Son tour allait venir s’il ne réagissait pas. Lionel prit son talkie-walkie :
« A toutes les unités, repliez- vous ! Tireurs d’élites, qu’est-ce que vous foutez ? Tirez bon sang ! »
Il tremblait à un tel point qu’il mit plusieurs minutes à introduire les balles dans le magasin de son fusil à pompe. La sueur de son front commença à dégouliner et à brûler ses yeux. Il gémissait comme une bête traquée. Une salive chaude et métallique remontait dans sa bouche mais son doigt pressa enfin la dé- tente, une fois, deux fois, trois fois. Les détonations le sortirent d’un seul coup de son état second. Les forces de l’ordre perdaient le contrôle de la situation. Encore une fois.


D’un seul coup, il sentit le carreau d’arbalète lui rentrer profondément dans le haut du bras gauche. C’était la deuxième fois qu’il était blessé. Lionel hurla de douleur en lâchant le fusil à pompe sur le sol. C’est absurde, c’est un cauchemar. Il se dégagea du dessous de la voiture pour se réfugier dans une agence bancaire qui n’avait plus de vitrine, ni de porte d’entrée. Miraculeusement, le local n’avait pas encore été incendié. Lionel se traîna jusqu’au fond d’une des pièces et se cacha derrière un bureau renversé. Il ne pouvait pas se reposer. La Ritaline lui faisait ressentir de manière aigüe toutes les douleurs de son corps, il était épuisé et survolté à la fois. La fureur avait pris le pas sur la peur mais il était coincé. Il savait qu’il ne pouvait rien faire. Pour l’instant.

Toute la nuit, il entendit la bataille faire rage de- hors. Plusieurs fois, il distingua le bruit caractéristique du verre pilé de la vitrine en morceaux qu’écrasaient des personnes en rentrant dans l’agence - mais elles ne restaient pas. Qui serait venu à sa rescousse ?
Lionel finit par se retrouver dans un état de conscience modifié. Il flottait au-dessus de la bataille nocturne. Il voyait ses collègues fuir, se faire tuer, même les forces spéciales n’arrivaient pas à tenir tête à ces sauvages. Les membres du RAID fuyaient. Qui avait déjà vu ça ? Personne ne le voyait. Il n’entendait aucun son. Il n’avait plus mal. Son corps était léger...
Soudain, il ressentit une douleur foudroyante, sa chaussure commençait à brûler, il revint violemment dans son corps, ses orteils et le dessus de son pied étaient en train de griller. Toute l’agence prenait feu. L’adrénaline se répandit d’un trait dans ses veines. Lionel se leva d’un bond et courut vers l’extérieur, échappant de justesse à l’effondrement du faux-plafond en feu. A l’extérieur, il tomba à la renverse sur des cadavres qui jonchaient le trottoir. Il se releva comme il put, en essayant d’éviter de voir le visage des victimes mais l’incendie de la banque éclairait toute la scène.

Il vit d’abord Michèle. Celle qui avait toujours une flasque de whisky à partager. Continuellement ivre mais tellement drôle. Michèle n’avait peur de rien, première à taper dans les interventions musclées. Une vraie copine.
Puis Lionel trouva ce qui restait de son autre collègue de la BAC, José, le visage mutilé de toutes parts par les becs d’oiseaux. José le méticuleux. Toujours habillé et rasé parfaitement. Ses vestes de cuir superbes. Ses histoires de cul qu’il partageait avec eux.
Lionel devint comme fou en découvrant le corps de Fred. Fred, le petit dernier de la brigade.

Fred, le fils qu’il n’avait pas eu.

Fred, ses doutes, ses questions et son sourire.
Lionel se mit debout, exposé à tous les tirs, les yeux injectés de sang. Le sol trembla d’un seul coup sous ses pieds. Il se tourna vers les étoiles.

« C’EST UN CAUCHEMAR ! EST-CE QU’IL FAUT EN APPELER AU CIEL POUR QUE CES FOUS FURIEUX S’ARRÊTENT ? LES SANGLIERS, LES OISEAUX SE LIENT CONTRE NOUS. MAIS NOUS SOMMES LES FORCES DE L’ORDRE ! L’ORDRE ! C’EST... »

Lionel n’eut pas le temps de finir sa phrase. Une bête rousse le percuta et le projeta dans les airs. En tombant, une douleur monstrueuse mordit toute sa poitrine et remonta dans sa mâchoire. Sa clavicule droite venait de se fracturer. Il n’avait plus aucune force. Il se roula en boule pour se protéger, les décharges de douleur s’entremêlaient à des vertiges et une nausée terrible. Il avait l’impression que le sol basculait de gauche à droite, et de haut en bas. L’animal allait lui déchiqueter la gorge. C’était fini. Lionel perdit brutalement connaissance.

Quelques heures après, il se réveilla en vomissant sur l’asphalte. La nausée et les vertiges se calmèrent aussitôt. Pas la douleur. Le visage déformé par la souffrance, il regarda autour de lui mais tout était flou. Il faisait jour. Il ne savait pas combien de temps il était resté inconscient. Le sol tremblait bizarrement par à-coup sous ses pieds mais il n’y avait plus de combats. Plus d’oiseaux. Plus de sangliers. Plus de terroristes. Que s’est-il passé ?
Une dizaine de soldats de l’armée de terre arrivèrent d’un coup autour de lui. Un médecin en tenue militaire s’agenouilla et regarda ses blessures. Lionel se sentit soulagé un instant, avant d’entendre un bruit assourdissant. Paniqué, il releva la tête vers le ciel.
Un énorme hélicoptère de guerre PUMA se posait à une vingtaine de mètres de lui. Le médecin lui toucha le bras. « On va vous soigner, tout va bien, vous êtes en sécurité. »
Dieu l’avait entendu.


L’hélicoptère PUMA décolla dans un vrombissement assourdissant. Lionel ne s’était pas trompé, malgré tous les rebondissements et tous ces morts, c’était bien eux les vainqueurs. Il n’était pas le seul blessé grave à profiter de l’évacuation par les airs. Dans l’habitacle, ils étaient une dizaine de gradés avec de sévères hémorragies : membres et peaux arrachés, yeux crevés, plaies béantes, brûlures au quatrième degré.
Lionel avait la tête tournée vers le cockpit de l’appareil. Quelques instants après avoir décollé, il vit dans son champ de vision le haut de la mairie qui basculait vers le bas. Il crut qu’il délirait mais le médecin militaire à ses côtés se leva d’un coup en hurlant et en pointant du doigt le sol. Dans un sursaut de panique, Lionel rassembla ses dernières forces pour s’accrocher au hublot à sa portée et regarder vers le bas. Ce qu’il vit l’épouvanta. Des crevasses gigantesques s’ouvraient dans le sol de la place. Un séisme. Des canalisations éventrées crachaient des gerbes d’eau énormes. Les bâtiments autour de la place commençaient à s’effondrer. Un nuage de débris monstrueux fondit sur eux.

Avant que tout ne soit plus que poussière, Lionel vit la foule de militaires, dont il avait béni l’arrivée, qui couraient dans tous les sens comme des souris piégées. La plupart étaient écrasés ou enterrés vivants par les éboulis, les autres étaient avalés par les fissures immenses qui s’ouvraient dans le sol. Personne à terre ne survivrait. C’était l’apocalypse. Qu’avaient-ils fait pour être punis ainsi ?
L’hélicoptère s’envola à toute vitesse, talonné par le nuage de poussière qui s’élevait du sol. En moins d’une minute, ils furent en sûreté dans le ciel, sur-plombant la ville à plusieurs centaines de mètres de hauteur. Sur terre, c’était l’enfer. Les quartiers disparaissaient les uns après les autres sous des marées de débris, de particules et de cendres.

Toute la ville était en train de s’effondrer.

Cette dernière vision acheva Lionel. Il perdit connaissance encore une fois, tombant violemment à la renverse sur son brancard.

Damiens Meaudre

La Grande Souille est disponible en précommande ici.

[1Au début du mois de septembre, dans l’Oise, le collectif d’écolos « Sanglier.e.s Radicalisé.e.s » avaient saboté les greens du golf de Monchy-Humières. https://www.radiofrance.fr/franceinter/un-groupe-de-sangliers-radicalise-es-vandalise-un-golf-de-l-oise-2833403

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