Est-il légitime de parler d’« esclavage » à propos d’Amérindiens d’Amazonie ? La question mérite d’être posée, mais autant le savoir : y répondre positivement vous expose à la vindicte du fan-club de Pierre Clastres. L’ethnologue David Jabin en a fait l’amère expérience en découvrant la dernière livraison de lundimatin [1], où un compte-rendu d’Ivan Segré le prend à parti avec des propos et des arguments que je n’hésite pas à qualifier d’affligeants, et même indignes dans le cadre d’un débat universitaire. Il est vrai que Jabin assortit son crime de lèse-clastreté de circonstances aggravantes : il parle d’esclavage à propos des Yuqui, et ces derniers sont culturellement très proches des fameux Guayaki…
Segré se présente comme philosophe et spécialiste du Talmud. Et de fait, ses propos attestent clairement qu’il n’y connait pas grand-chose en anthropologie. Certes, le débat interdisciplinaire est éminemment désirable, et on ne peut que se réjouir que des collègues d’autres horizons honorent de leurs lumières les pauvres anthropologues dont ils critiquent les travaux. On attend cependant des auteurs de compte-rendu un minimum d’expertise dans le champ auquel ils prétendent contribuer, et tel n’est certainement pas le cas de quelqu’un qui laisse entendre, par exemple, que le sous-continent serait peuplé de « tribus de chasseurs-cueilleurs ». Le recours à une telle terminologie, outre ses relents évolutionnistes teintés d’un parfum suranné de suprématisme occidental, témoigne suffisamment d’un manque de familiarité avec l’anthropologie contemporaine. Parfois, les donneurs de leçon feraient bien d’en prendre eux-mêmes, au niveau élémentaire.
Il est assez courant que des écrits soient vivement contestés dès lors qu’ils mettent à mal, directement ou indirectement, des figures iconiques d’une discipline, comme Eduardo Viveiros de Castro, Eduardo Kohn ou Pierre Clastres, bien sûr, dont les travaux jouissent d’un retentissement qui dépasse largement le cercle étroit des spécialistes de l’ethnographie des basses-terres d’Amérique du sud. Sans doute est-ce parce que la renommée de ces collègues tient autant à l’indéniable excellence de leur ethnographie qu’à la portée politique des conclusions qui peuvent en être tirées. Pour le dire autrement, dans un monde où l’autoritarisme semble s’accroître aussi vite que se dégradent les ressources naturelles, comment ne pas être séduit par l’image de sociétés amérindiennes égalitaires, vivant « sans pouvoir » et « contre l’état », en harmonie avec leur environnement et en communion intime avec les forces du cosmos ? Même si ce poncif ne correspond guère à la réalité empirique, du moins est-il sympathique. Entre la Pacha Mama et le macho papa, le choix est vite fait. Il n’en demeure pas moins que l’opinion publique cautionne de tels clichés d’autant plus volontiers qu’ils collent parfaitement aux caricatures hollywoodiennes (comme celle du film Avatar) et à l’image invétérée, chère aux missionnaires d’antan, de peuples amérindiens « sans foi, ni loi, ni roi », rétifs à toute forme de soumission, qu’elle soit politique ou religieuse.
Du coup, qu’un auteur ose, dans le cadre d’un travail académique, exercer un regard critique sur l’œuvre des icônes, et gare à elle ou lui ! Il se trouvera immédiatement quelqu’un parmi les gardiens du temple de l’anthropologie anarchiste et/ou mystique pour s’insurger, et s’acharner non seulement contre les propos qui viennent briser leurs rêves ou leur idéologie, mais encore sur ceux qui les ont tenus. Et c’est ainsi qu’entre autres aménités, Jabin se voit traiter, à plusieurs reprises, de « blanc-bec », dont les conclusions pourraient être ignorées puisque fondées sur des enquêtes soi-disant superficielles. Avec une assurance et une morgue qui frôlent le pitoyable, Segré se permet de classer les ethnologues en deux catégories. Ceux qui, à l’instar de Boas, de Ricard Lanata ou de Clastres, font du vrai terrain avec de vrais Indiens, « s’appuyant sur une observation directe, impliquant de partager les conditions de vie des gens dont il s’agit d’analyser les pratiques sociales, les rites et les mythes, autrement dit exigeant un investissement corps et âme afin de pénétrer des formes de vie radicalement étrangères » et ceux qui, Jabin en tête, se contenteraient de soudoyer à la va-vite de pitoyables hères déplumés, vautrés dans le caniveau. Et pan dans le blanc-bec « se rendant en taxi dans la réserve indienne des faubourgs de la grande ville, magnétophone en main, et interrogeant un prétendu chef de tribu, lequel, coiffé d’une casquette Nike et cuvant sa bière sur un trottoir, accepte de répondre à ses questions en échange d’une Marlboro : ‘Vous les mangiez comment, vos prisonniers de guerre, au barbecue ou en steak tartare ?’ ; et le chef indien, sourire en coin, de lui répondre : ‘En pizza’. Et l’ethnologue en herbe de traduire en langage universitaire le propos recueilli… » Et ainsi de suite, ad nauseam.
L’ethnographie des Yuqui semble tellement contrarier les convictions profondes de Segré qu’il en vient à douter sinon de leur existence, du moins du bien-fondé du portrait qu’en brosse leur ethnologue. Du coup, en spéculant plutôt qu’en se renseignant sur la solidité des enquêtes de Jabin, il conteste sa légitimité scientifique au moyen d’arguments ad personam et d’indécentes caricatures des Yuqui contemporains. Or c’est là que le bât blesse, car n’en déplaise aux supputations de Segré, loin d’être un « blanc-bec », David Jabin est au contraire un des ethnographes les plus endurants et les plus courageux de sa génération, qui a fait du terrain au Panama, en Guyane française puis, depuis 2006, en Bolivie, où il a passé plus de quatre années, essentiellement consacrées à partager le quotidien des Yuqui, dont il a appris la langue. C’est ainsi, et non en leur offrant des Marlboro, qu’il a su gagner leur confiance, au point de se faire raconter, par des témoins oculaires, des mises à morts d’enfants pour l’accompagnement funéraire de leur défunt maître. Autant pour l’image du bon sauvage. Et lui-même, à l’instar du regretté Ricard Lanata que Segré lui propose comme soi-disant contre-modèle, a également risqué sa vie sur le terrain, à plusieurs reprises. Il est assez surprenant de postuler qu’on gagnerait en crédibilité pour avoir mis ses jours en danger, mais même si tel était le cas, Jabin remplit bien ce critère, comme il le raconte notamment dans sa remarquable thèse intitulée « Le service éternel. Ethnographie d’un esclavage amérindien (Yuqui, Amazonie bolivienne) ».
Par ailleurs, quelle naïveté de vouloir disqualifier le témoignage des Yuqui au prétexte qu’ils porteraient des casquettes Nike, et parce que leur aire de nomadisation actuelle les amène vers des zones urbaines au même titre qu’en forêt. Enfin – mais faut-il vraiment le rappeler ? –, rapporter les propos des missionnaires sur les pratiques yuqui du passé ne revient aucunement à adhérer à leurs partis-pris et présupposés évangélistes ! Pas plus que prendre au sérieux les propos des chamanes ne contraint à cantonner nos propos dans le registre de la diplomatie cosmique ! La critique des sources est toujours souhaitable et reste toujours possible, et Segré, spécialiste du Talmud, doit bien être le premier à le savoir.
Pour parler de David Jabin, au lieu de mettre en cause les compétences professionnelles et les qualités essentielles de sa personne sur la foi de spéculations de son propre aveu « quelque peu caricaturales », Segré aurait sûrement mieux fait de se donner la peine de consulter la thèse de plus de 500 pages qu’il a soutenue en 2016, fondée sur des données dont l’impressionnante solidité a été unanimement saluée par un prestigieux jury d’experts internationaux [2]. Peut-être se serait-il alors épargné le ridicule de l’accuser de mener ses enquêtes en dilettante, dans le bistrot du coin. Et sans doute aurait-il pu comprendre aussi que les Amérindiens d’aujourd’hui, à défaut de plumes, ne sont pas pour autant des « clochards » qui, empêchés d’incarner l’idéal du noble sauvage, raconteraient n’importe quoi aux anthropologues en échange d’une rasade de tafia. Eux aussi ont droit au respect, et à ce qu’on s’efforce de comprendre plutôt que de fantasmer leur réalité quotidienne.
Une conclusion s’impose. Segré doit lire Jabin puis, se rendant compte de l’énorme injustice commise à son encontre, s’efforcer de la réparer. Le débat, au demeurant fascinant, sur la qualification des relations serviles en Amérique autochtone pourra alors reprendre en toute sérénité.
Philippe Erikson, professeur d’anthropologie à l’université Paris Nanterre et rédacteur en chef du Journal de la Société des américanistes, travaille en Amazonie brésilienne (Matis) et bolivienne (Chacobo) depuis 1984.