La décennie qui vainc

« Dès mercredi, les forêts brûleront, les vers de terre mourront, les villes phagocyteront les marges, les hommes s’engouffreront dans les mers, les fascistes prendront le pouvoir, les contestations seront écrasées... »

paru dans lundimatin#223, le 30 décembre 2019

« Le chemin pour monter est le chemin pour descendre. »
Trois Stèles de Seth, VII, 5

Ce que cette décennie mit en lumière c’est l’hégémonie de la lumière. Nous vivons le calvaire d’une lumière absolue, où chaque ombre se change en reflet. Partout où nous nous sommes réfugiés nous avons amené l’ardeur dévoilée des rayons, nous avons répandu sur l’oasis le sable du désert resté dans nos chaussures. Il ne suffit pas de changer d’oasis tous les deux ans comme on consomme du cortège de tête, de l’occupation, du rond-point, de la grève. En tous lieux l’acédie l’a emporté.

Nous n’avons pas planté de forêt et n’avons pas su vivre dans son feuillage ombreux. Aux premiers siècles de notre ère, plusieurs y sont montés pour y vivre tous les jours de leur vie et sont projetés de tous côtés par la violence des vents (Georges, Poème sur les Moines). La décennie a perdu ses dendrites mais ce qui reste : la violence des vents. Nous ne sommes pas projetés de tous côtés par cette violence, mais projetés dans des ergs dont les vents ne remodèlent que la surface. La forme des dunes se transforme, le paysage est bouleversé ; le sable est identique. Ces vents sont les événements qui peuplent véritablement la décennie, et qui se font passer pour le monde. Lorsque la lumière se plaît à inonder le vent, ce que nous voyons : la poussière du monde. Cette décennie nous a rendu malades, vieux et allergiques – nos bronches sont encrassées et nos yeux plissés. Certains ont cru que la solution était d’être soi-même le khamsin, ceux-là ont été balayés par la tempête de l’histoire.

Nous préférons être cet illuminé qui donne l’impression de s’apprêter à s’éloigner de quelque chose qu’il regarde fixement (Benjamin). La décennie se clôt et nous sommes ainsi figés, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les ailes déployées, comme avant l’éclipse. Nous sommes depuis trop longtemps dans ce temps messianique d’avant l’éclipse. S’éclipser maintenant. Ekleípō : laisser hors de, délaisser, quitter, abandonner. Les Grecs savaient ce que c’est que l’éclipse. Thucydide, dans son histoire de la guerre du Péloponnèse, dit de ceux qui fuient la guerre qu’ils éclipsent la ville, la Béotie et ce qu’ils possèdent. Hérodote, dans ses Historíai, dit de celui qui renonce à la royauté absolue qu’il s’éclipse ; mais éclipser est également passer sans entrer. L’ékleipsis est la reddition, au sixième livre, et la ruine des villes, au septième. Elle est mouvement hors de la vie chez Antiphon. C’est Xénophon, enfin, dans l’Anabase, qui donne au verbe ekleipō son sens de déserter - c’est ailleurs la disparition de la neige. Lucien de Samosate, dans Nigrinos, écrit que la voix s’éclipsa pour signifier qu’elle manqua. Dans les Moralia de Plutarque, l’éclipse est arrêt et renoncement. Elle désigne aussi le desséchement des lacs et des fleuves. Polybe fait usage du mot pour désigner la disparition d’un roi. Dans le traité d’observations cliniques d’Arétée de Cappadoce, le terme qualifie la cessation ou disparition des forces, l’affaiblissement.

S’éclipser c’est non seulement refuser la lumière, mais la mettre hors de portée, l’annuler. Nous n’ignorons pas les éclipses partielles et quotidiennes que, par définition, nous ne voyons pas – dorénavant il s’agit de faire durer l’éclipse, c’est-à-dire aller contre la nature, s’opposer au mouvement naturel des révolutions. Quelques grévistes prirent acte de ce signifiait faire grève en cette fin de décennie, en coupant le courant des stades, des centres commerciaux, des logements et des bureaux. Là où les révolutionnaires de juillet 1830, en tirant des coups de feu sur les horloges de Paris, agissaient sur la mesure du temps, les grévistes de décembre 2019 agissent directement sur le temps. De ce temps qui s’écoule en lueurs et s’effondre en pénombres. Rendre à la nuit sa primitivité revient à recréer les conditions d’une rencontre proprement libératrice, celle d’un temps sans avènement autre que celui du temps même. Nous ne connaissons pas la nuit et nous voudrions révolutionner la vie !

La décennie est venue, et elle ne s’arrêtera pas de venir. Dès mercredi, les forêts brûleront, les vers de terre mourront, les villes phagocyteront les marges, les hommes s’engouffreront dans les mers, les fascistes prendront le pouvoir, les contestations seront écrasées, la révolution sera cybernétique, les crises gouverneront l’état des choses, les mensonges tisseront l’événement du monde, la victoire durera le temps d’une émeute. Nous sommes défaits : parce que nous sommes en guerre avec la décennie, parce que chacun de ses lointains tropismes nous affecte. Il faut savoir s’éclipser. Autrement dit, faire l’effort du renoncement, jouir de l’affaiblissement, se rendre. Pour peu que nous soyons, nous serons tout si nous nous rendons entièrement (Barrett). Nous sommes à la croisée des chemins : soit la lumière éclipse le ciel qui reste, fait disparaître la neige et dessèche les fleuves soit nous éclipsons la décennie et le monde qu’elle couve. Et nous le savons désormais, cette éclipse peut être ruine des villes et disparition d’un roi. Changer la triste joie d’être défait en heureuse tristesse de la reddition.

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