La danse de la mort

Ghassan Salhab

Ghassan Salhab - paru dans lundimatin#421, le 25 mars 2024

Non, nous ne voulons rattraper personne. Mais nous voulons marcher tout le temps, la nuit et le jour, en compagnie de l’homme, de tous les hommes.
Franz Fanon, Les damnés de la terre

Comment ne pas s’interroger chaque jour encore plus face à la sanguinaire et insensée fuite en avant d’Israël, cette surenchère sans fin. Quel que soit le mot pour définir, extermination, carnage, boucherie, ethnocide, déportation, génocide, « en voie de … », la volonté de cet État d’en finir avec la population Palestinienne est désormais sans plus le moindre doute ni détour.

Que cela se fasse à petite, moyenne (en Cisjordanie), ou grande échelle (à Gaza), il est impossible aujourd’hui de ne pas s’en rendre compte. Impossible de ne pas voir ce que les Palestiniens filment jour et nuit, témoins de leur propre anéantissement, impossible de ne pas tomber sur les nombreuses vidéos des soldats Israéliens, ou des colons jusqu’au-boutistes, ne cachant rien de leurs crimes, allant même jusqu’à les revendiquer haut et fort. Impossible de ne pas les voir, de ne pas entendre ce qu’ils proclament, ce qu’ils invoquent. Impossible, même à continuer d’user de la fameuse date que l’on connait, à continuer de prétendre que Hamas et consort sont à l’origine de … et non la conséquence directe du refus délibéré du mouvement sioniste (aussi divers fût-il) de prendre lieu, temps et place sur cette terre. Aux dépends des indigènes, bien évidemment. Depuis le tout début, ce mouvement a toujours su se jouer et déjouer toute négociation ou tout projet pour parvenir à un quelconque accord, fût-il plus qu’au rabais pour la partie adverse.

Faut-il croire que, à force de se dire et de redire, de se répéter et de répéter à tout va, à toute assemblée, tout regroupement, toute foule, à tout micro et caméra tendus, qu’ils sont les purs et directs descendants des douze tribus d’Israël, qu’il s’agit encore et toujours de cette terre où coulaient le lait et le miel, cette terre promise par le Dieu unique aux descendants du patriarche Abraham, qu’ils la retrouvent enfin après des siècles d’errance, d’éparpillement, de désastres et de tragédies — et il importe peu désormais, nous le savons, que l’Europe soit la seule responsable de ce qui a failli être leur extinction, dont elle (l’Europe) n’en finit plus de se laver les mains aux dépends d’une autre population inférieure, des ex-colonisés de surcroît —, de se répéter et de répéter ainsi à tout bout de champ qu’ils sont les purs descendants du peuple élu (ces deux mots tout de même : pur, élu !) ; qu’à force donc de s’en persuader, bien plus que de vouloir en persuader les autres, ils ont fini par y croire dur comme fer. Qu’ils soient croyants ou non, ils ne dégrisent pas de cette fable. Et que le déluge advienne pour les autres, ceux en trop ! La victime désignée, le Juif, la victime de toujours serait enfin récompensée.

Bientôt six mois que les Palestiniens filment, enregistrent, en continu, leur propre mort, leur propre martyr, et que de même leurs bourreaux, dans un effet miroir qu’eux-mêmes ne réalisent toujours pas, tant ils sont pris de frénésie, enivrés par leur disproportionnée puissance de feu, filment, enregistrent, mettent en scène, leurs propres crimes. Que ces bourreaux soient dans un messianisme plus exacerbé que jamais, sous l’emprise d’une vengeance aveugle — que le récit du sept-octobre ait été sur-dramatisé, qu’il ait été entaché d’énormités, de semi ou contre-vérités, d’omissions, d’aucune véritable enquête pour tout dire, ne change rien à cette furie, la rumeur et la légende ont toujours été plus fortes que les faits, et bien entendu tout allait au mieux avant cette fameuse date — ou qu’ils veuillent simplement revenir à leur normalité « d’avant », militaires de métiers et réservistes, responsables politiques et simples citoyens confondus, quelle que soit leur classe sociale, quelle que soit leur fonction, pour ne pas dire l’écrasante majorité de la population Israélienne, ils ne réalisent toujours pas qu’ils enregistrent leur propre mort aussi, leur propre anéantissement. Ils ne le réaliseront que trop tard, et il est déjà trop tard.

J’avais publié ici même, le 13 décembre de l’année précédente, un texte, où j’écrivais que cette boucherie sans nom, ce régime d’apartheid maintenu coûte que coûte, s’apparente plus à une forme de suicide qu’à cet aveuglement propre à toute puissance trop sûre d’elle-même, que ce suicide pouvait nous emporter tous dans une mort sans fin. J’avais écrit encore — et nous sommes plus d’un à penser de la sorte — que nous n’avons d’autre choix que de vivre ou de mourir ensemble. Il s’agit de parvenir non pas à ce fumeux « deux États », mais à une véritable confédération. Il faudra assurément plus d’une génération, passer par une coexistence à deux fédérations donc, avec pour claire ligne d’horizon une confédération. Les différents habitants concernés décideront des lignes et des règles à établir. Mais je ne peux que répéter les derniers mots du texte évoqué : n’est-il pas plus que trop tard, tant les sionistes sont pleins d’eux-mêmes.

Ghassan Salhab
Peinture de Marwan Rechmaoui

Ghassan Salhab Ghassan Salhab est cinéaste. Depuis Beyrouth, il nous informe sur la situation du Liban et au-delà.
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