La convention citoyenne pour le climat : généalogie d’une illusion

Annette Czekaj

paru dans lundimatin#252, le 3 septembre 2020

Devant la crise de la représentation et le malaise social manifestés par le mouvement des Gilets jaunes, l’ex-premier ministre Édouard Philippe a institué, à la demande du Président de la République et en guise de clôture du grand débat national, une convention citoyenne pour le climat. Pour la composer, cent cinquante citoyens tirés au sort – et méticuleusement sélectionnés suivant des critères sociologiques afin de « représenter » au mieux la diversité de la société civile française – ont été chargés de proposer des mesures concrètes pour « réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici 2030, dans un esprit de justice sociale ».
Mission accomplie !

La convention a présenté au gouvernement, le 21 juin 2020, cent quarante-neuf propositions pour « atteindre » cet objectif que d’aucuns qualifiaient de démesurément ambitieux. Si le Président de la République et le gouvernement saluent cette avancée démocratique sur un sujet aussi essentiel que l’écologie (au point de vouloir réitérer l’expérience sur d’autres questions de politiques publiques), certains la dénigrent dénonçant, quant à la forme d’une part, le caractère populiste d’une telle procédure, et quant au fond d’autre part, le triomphe de l’idéologie écolo-gauchiste (ou gaucho-écologiste, au choix) et de son armée de « Khmers verts décroissantistes ».

Rassurons immédiatement les plus inquiets : la convention ne va nullement faire la pluie et le beau temps en matière écologique. Les mesures proposées – que le gouvernement s’est engagé à adopter par voie parlementaire et même référendaire pour certaines d’entre elles – ne contiennent que de légères réformes du système économique existant. Le monde ne connaîtra aucune amélioration substantielle. Tout au plus cette question verra-t-elle la perspective d’être un jour abordée convenablement – avec toute la radicalité qu’elle mérite – s’éloigner encore davantage.

Et pour cause, une telle expérimentation institutionnelle – dans la forme même qu’elle prend – ne peut, nous le verrons, que voiler les fondements du problème, laissant entendre, qu’armé de sa bonne volonté individuelle, tout un chacun peut, par de petites actions, accomplir une révolution sur les plans politique, social et écologique. Or, tout projet conséquent visant honnêtement « la préservation de la biodiversité, de l’environnement et [la] lutte contre le dérèglement climatique » (ce sont là des termes qui pourraient bien être inscrits au premier article de la Constitution) se doit de saisir l’origine logique de la dégradation de l’environnement et tenter d’agir sur elle. La convention citoyenne n’a malheureusement saisi la question écologique que de manière dérivée, visant le traitement des symptômes plutôt que des causes. Mais pouvait-il en aller autrement dès lors qu’elle parlait le langage des institutions – langage qui pérennise ce qu’elle prétend combattre ?

Cet article entend pointer les carences de fond qui affectent l’ensemble des mesures proposées, davantage focalisées sur le soin des feuilles pourries de l’arbre lors même que la maladie se propage depuis les racines. L’inanité d’une telle réponse n’est cependant pas fortuite et découle vraisemblablement de l’approche de l’objet qui ne pouvait se situer qu’en deçà de ses enjeux.

Concilier l’inconciliable : à l’origine d’une impasse éco-logique

Emmanuel Macron a chaleureusement accueilli le rapport de la convention, satisfait que celle-ci soit parvenue à replacer « l’ambition écologique au cœur du modèle productif », conciliant ainsi « croissance et écologie ». Un tel compromis est pourtant parfaitement illusoire, car notre « modèle productif » est absolument inconciliable avec la préservation de la nature, sa dynamique ne conduisant qu’à son sempiternel pillage.

Comment l’expliquer ? Anselm Jappe (dont la pensée fondée sur Marx abonde contre le marxisme traditionnel) rappelle que la production, dans un monde capitaliste, est complètement déliée des besoins concrets des individus. La quantité de marchandises produites n’est pas déterminée par les besoins sociaux et individuels, mais par la production de valeur abstraite (l’argent). La logique capitaliste – celle de la production de survaleur – est uniquement quantitative et en cela parfaitement indifférente à la dégradation qualitative de l’environnement. Ici réside la source de phénomènes qui semblent échapper à l’entendement, tels que les crises de surproduction ou encore le gaspillage de marchandises – détruites faute de preneurs sans que cela remette en cause leur processus de production. Or, si la création de survaleur est, dans son abstraction, infinie, ce sur quoi elle s’appuie – le monde concret – est quant à lui essentiellement limité. Néanmoins, le concret étant, dans un cadre capitaliste, complètement subsumé sous la logique abstraite de la valeur, l’épuisement des ressources naturelles ne saurait constituer une entrave à sa dynamique effrénée.

Afin de saisir les ressorts essentiels de cette logique, il nous faut revenir à la cellule germinale du capitalisme : le travail abstrait. Dans un système capitaliste, ce qui fait la valeur des marchandises, c’est la quantité de travail abstrait qu’elles contiennent, estimée à partir du temps de travail socialement nécessaire à leur réalisation. C’est la quantité de travail contenue dans les marchandises qui les rend commensurables entre elles et donc échangeables. C’est elle qui détermine leur valeur d’échange. Or, « la course à la technologie, indique Anselm Jappe, inévitable à cause de la concurrence, a comme effet de diminuer toujours plus la quantité de travail vivant et de plus-value dans la marchandise » [1]. De fait, avec la mécanisation et la numérisation du travail, la productivité augmente réduisant ainsi le temps de travail nécessaire à la production des marchandises. La valeur de chaque marchandise représentant toujours moins de temps de travail, la valeur diminue.

Pour compenser cette perte, on compte parmi « les contre-stratégies possibles des capitalistes […] l’augmentation de la production, un fait avéré historiquement. Lorsqu’une chemise ne contient plus que 6 minutes de travail au lieu d’une heure […], il faut vendre six chemises là où il ne fallait en vendre qu’une. Si bien que toute l’histoire du capitalisme est l’histoire d’une augmentation continuelle de la production matérielle ». C’est là, conclut Anselm Jappe, l’une « des raisons principales de la crise écologique ». L’augmentation de la quantité de marchandises produites ne trouve pas son origine dans un accroissement des besoins concrets, mais dans la nécessité de compenser la perte de plus-value induite par les avancées technologiques. Et le fait qu’une telle augmentation entraîne concrètement une exploitation intensive de la nature est absolument insignifiant dans un univers capitaliste.

Dès lors, comment ne pas déplorer l’inconséquence des mesures proposées par la convention citoyenne visant avant tout les émissions de gaz à effet de serre des ménages ? Que représente la diminution de la vitesse sur les autoroutes, la suppression du chauffage sur les terrasses en hiver devant ce que nous venons d’esquisser ? Proposer de « réduire les incitations à la surconsommation » dans la publicité ne constitue-t-il pas une énième ganacherie ? Faute d’avoir interrogé les causes de la destruction de la nature, le rapport de la convention se limite à de vaines tentatives de conciliation de la croissance et de l’écologie.

Pas de panique dès lors ! Ce n’est pas aujourd’hui que les Khmers verts ou même les décroissantistes vont imposer leur diktat à l’économie et à l’Etat qui la soutient.

L’aliénation sociale : à l’origine des méandres d’une approche politique

Les faiblesses du rapport de la convention découlent essentiellement de la manière dont celle-ci s’est rapportée au problème posé. Contrainte de faire sien le discours institutionnel, elle n’a pas présenté une nouvelle approche de la question écologique. Cela étant, même si les citoyens désignés avaient été en mesure de s’extraire du cadre institutionnel, il est certain que leurs propositions auraient souffert des mêmes écueils. Comment l’expliquer ? Par le fait qu’inféodés à un modèle productif naturalisé, les institutions comme les citoyens ne peuvent immédiatement saisir et vouloir agir sur les causes véritables de la dévastation du monde. Seul un cheminement critique permet de les appréhender authentiquement. Déployons ici ces considérations.

Rappelons d’abord que la convention citoyenne a été créée afin de promouvoir la démocratie participative face à la démocratie représentative jugée défaillante suite au mouvement des Gilets jaunes. Elle n’est en ce sens pas fondée sur le mythe politique de la représentation nationale, mais sur le nouveau mythe « scientifique » de la représentativité du peuple par échantillonnage – l’idée étant de reconstituer, à partir d’individus sélectionnés suivant des variables sociologiques, l’esprit général du peuple. Cependant, l’expression d’un tel esprit n’est pas vraiment souhaitée au sein de la convention, puisque les participants sont d’emblée formés au langage institutionnel, informés par des spécialistes formulant des propositions, auxquelles (curieux hasard) le rapport final de la convention semble fidèlement se conformer. Un tel encadrement institutionnel des cent cinquante citoyens, qui voyaient leurs échanges médiés par la langue de l’expert et du droit, suffisait à prédire qu’ils n’avanceraient aucune solution radicale.

Et pour cause, comme nous l’avons énoncé en amont, toute démarche visant la préservation de la nature suppose a minima la remise en cause de notre modèle productif. Or, l’Etat n’est pas maître de ce modèle. « Bien au contraire, précise Jean-Marie Vincent, il doit se plier à ses conditions pour se maintenir en tant qu’appareil séparé susceptible de compenser a posteriori les déséquilibres les plus criants ». Ainsi l’idée, communément admise, qu’il suffirait d’une politique interventionniste pour contrôler l’économie renferme un véritable fétichisme de l’Etat, qui est au contraire soumis à ses règles et garant de leur pérennité. Le travail de la convention, inscrit dans un cadre institutionnel lui-même inféodé au modèle productif, ne pouvait donc qu’être insuffisant.

Une fois de plus, pas de panique ! Ce n’est pas avec la convention que le peuple va mettre la main sur le pouvoir politique pour imposer une dictature verte.

Loin de nous toutefois l’idée de sacraliser la bonne parole du peuple. Si les institutions ne sont logiquement pas en mesure de contester les principes sur lesquels elles se fondent, le peuple n’en est en l’état pas plus capable. Il est au contraire plus vraisemblable que son expression directe ne lui soit guère favorable. Elle ne le serait pas plus pour la planète. Il n’y a qu’à observer, pour s’en convaincre, les réclamations portées par les Gilets jaunes : démunis ou enclins à la paupérisation à cause d’un système économique mortifère, ils se sont unis pour réclamer davantage de pouvoir d’achat et entretenir ainsi ce qui génère leur appauvrissement et l’avilissement de la nature. C’est ici la marque d’une aliénation sans précédent vis-à-vis de la société marchande, dont on ne peut immédiatement s’extraire et qui façonne toute expression politique qu’elle soit institutionnelle ou populaire.

La préservation de l’environnement et la lutte contre le dérèglement climatique ne pourront advenir par conséquent que par une émancipation, une dés-aliénation collective de ce qui les engendre. La pensée critique essaie de favoriser cet élan en déconstruisant les évidences pour faire jaillir de nouveaux possibles, absolument autres, et tendanciellement porteurs d’un plus juste rapport entre l’homme et la nature. « Il n’y a pas de vraie vie dans la fausse vie », disait Adorno.

Les apôtres de l’orthodoxie capitaliste peuvent être rassurés, le temps est donc venu de paniquer !

[1Jappe Anselm, « Pourquoi l’effondrement écologique est dû à la dynamique de la valeur : une critique des « objecteurs de croissance » », Palim psao, 29 Novembre 2009 [article en ligne].

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