La compensation écologique contre la planète

« La compensation est manifestement un échec. »

paru dans lundimatin#282, le 16 avril 2021

Le capitalisme est souvent considéré comme le principal responsable de la crise écologique que nous traversons. Mais ses représentants n’ont jamais cessé de proposer des outils pour résoudre les crises environnementales, parmi lesquels nous trouvons la compensation écologique [1]. Selon ce principe, analogue au « pollueur-payeur », l’aménageur qui détruit un écosystème doit en recréer un autre, similaire, dans un autre lieu, par exemple sur un site dégradé.

En France, la compensation a été introduite dès la loi de protection de la nature de 1976, au sein de la fameuse triade éviter-réduire-compenser. Dans l’esprit de la loi, la compensation est la solution de dernier recours, après que l’on ait évité et réduit au maximum les impacts environnementaux d’un projet d’aménagement, et elle n’est pas forcément liée à une approche libérale des problèmes environnementaux. Pourtant, aujourd’hui, la compensation est la principale approche mise en œuvre par les aménageurs face aux dégradations causées par leur activité [2]. Par ailleurs, une approche de la compensation écologique par le marché s’est développée autour du concept de « réserve d’actifs naturels », précisé par la loi sur la biodiversité de 2016. Il prévoit que des acteurs économiques (jusqu’à maintenant, essentiellement une filiale de la Caisse des Dépôts et Consignation), mettent en œuvre des opérations de restauration écologiques préalablement à toute destruction d’écosystème, pour ensuite revendre ces « actifs » à des aménageurs en recherche de compensation [3]. Une telle réserve a ainsi été créée dans la plaine de la Crau, en restaurant des prairies steppiques [4].

Tous les projets d’aménagement impactant des écosystèmes protégés sont concernés par la compensation. Pour prendre un exemple connu, et important en termes de superficie concernée, considérons le cas du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Les 1 650 ha qui auraient dû être impactés par le projet étaient largement composés de zones humides, protégées au titre de la loi sur l’eau. Ils étaient habités par 14 espèces protégées (dont les triton marbrés et crêtés), comprenaient 11 habitats protégés par la directive du même nom, et 2 Zones Naturelles d’Intérêt Ecologique, Faunistique et Floristique. Pour compenser ces destructions, il était prévu de trouver 2 300 ha sur lesquels recréer les écosystèmes disparus (prairies, bocages, zones humides, mares…). Le plus grand projet de compensation jamais entrepris en France.

Pourtant l’efficacité des mesures de compensation, en termes de conservation de la biodiversité, est très critiquée de la part des écologues, sur des bases scientifiques et techniques [5]. Une critique qui s’est retrouvée à Notre-Dame-des-Landes [6]. Mais on peut supposer qu’un autre objectif de la compensation est d’éviter les conflits environnementaux [7], qui en France donnent souvent lieu à des affrontements physiques (Sivens, Bure, Caussade…), en plus de batailles judiciaires acharnées.

Sur ce plan aussi, la compensation est manifestement un échec. La conflictualité environnementale en France semble augmenter plutôt que diminuer [8]. Et cet échec est probablement dû à un des principes centraux de la compensation environnementale : l’idée que les écosystèmes sont substituables les uns aux autres. L’idée qu’il est possible de fabriquer un écosystème qui soit équivalent à un autre écosystème.

Un des enseignements des luttes autour de Notre-Dame-des-Landes est justement la manière dont les militant ont mobilisé, ou créé, leur attachement à un écosystème particulier comme motivation pour le défendre [9]. Un attachement qui se mue en identification entre l’habitant et son environnement. Un attachement qui se retrouve dans un slogan comme « nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend », dans l’utilisation de déguisements personnifiant le bocage, dans la justification des violences au-cours des manifestations nantaises par des formules comme « l’énergie du bocage s’invite en ville », et surtout par les masques et les déguisements de tritons crêtés et le slogan « Tritons crété-e-s contre béton armé ». Les tritons crêtés qui justement devaient être retirés des mares de la ZAD pour être introduits dans les nouvelles mares créées ailleurs par la compensation).

Il est également intéressant de voir que l’époque de la victoire contre le projet d’aéroport (2018) coïncide avec le moment où des chercheurs des sciences de la conservation identifient la valeur accordée à la relation avec les éléments naturels (relation value) et l’attachement aux lieux (sense of place) comme élément motivant des humains pour leur défense et leur conservation [10].

Par ailleurs, les opposants ont mené une bataille d’obstruction systématique aux projets de compensation, les identifiants comme un ennemi. Cette bataille a été menée à la fois au travers du recensement de la biodiversité de la ZAD par les naturalistes en lutte, qui visait à montrer que la biodiversité avait été sous-estimée et donc que le coût de la compensation était plus élevé que prévu. Et d’autres part acquérant du foncier et en faisant pression sur les propriétaires dans les zones où les projets de compensation auraient pu se dérouler [11].

Pour les militants, le paysage de la ZAD était un lieu unique, comme est unique chaque écosystème. Dans ce sens, les écosystèmes sont similaires aux monuments historiques. Chaque monument est considéré comme unique et authentique. Il peut être restauré, mais il ne pas être détruit et reconstruit par des techniques modernes dans un autre lieu. Ce serait alors un autre monument, avec une autre histoire.

Mais cet attachement à un écosystème se justifie également par l’écologie. Comme un monument historique, chaque écosystème est unique et possède une histoire que l’on peut reconstituer. Si, après une perturbation, la végétation et les populations animales peuvent se reconstituer à l’identique (ou presque), il n’en est pas de même des sols. Les sols conservent les traces des changement climatiques qui les ont affectés, des espèces qui les ont habités, des pratiques des humains qui les ont occupés et de toute perturbation importante. Ils constituent une véritable mémoire de l’écosystème. Les sols dont nous disposons et que nous détruisons actuellement sont le fruit d’une longue histoire, souvent commencée il y a 12 000 ans, à la fin de la dernière glaciation. En France, certaines forêts se sont mises en place il y a 1 600 ans, sur des terres qui avaient été mises en culture sous l’Empire Romain. Ces forêts présentent aujourd’hui une biodiversité végétale et microbienne qui dépend de l’intensité des pratiques agricoles romaines, en raison de la modification de la teneur en azote et en phosphore des sols par l’agriculture, et qui est différente de celle de forêts qui n’ont jamais été cultivées [12]. C’est pourquoi il est presque impossible de recréer un sol par génie écologique car il manque toujours cette longue histoire d’évolution qui modifie profondément leur structure.

Dans ces conditions, chaque écosystème représente un héritage unique et non-substituable. En refusant de considérer la nature unique et historique des écosystèmes, la compensation écologique est probablement une solution sans avenir car il est difficile d’imaginer qu’elle puisse gagner en acceptabilité auprès des populations humaines qui habitent un écosystème. Ni à Notre-Dame-des-Landes, ni ailleurs. Apostolopoulou et Adams [13] montrent ainsi qu’en Grande-Bretagne, les projets de développements et les projets de compensation qui les accompagnent ont été confrontés à une forte opposition. Pour les habitants et les riverains, leur environnement, avec lequel ils ont des liens émotionnels forts, n’est pas substituable.

De plus, en postulant la possibilité de recréer ailleurs les écosystèmes détruits, la compensation écologique ne se soucie pas du fait que la superficie de la Terre est limitée et que la destruction des sols diminue chaque jour l’espace disponible pour la réalisation des compensations. Il est symptomatique qu’en Grande-Bretagne, la compensation écologique ait été pensée comme un outil permettant de faciliter l’urbanisation dans le contexte de récession post-2008, évacuant toute réflexion sur l’espace disponible [14]. En persistant dans cette voie, les projets de compensation entreront tôt ou tard en conflit pour l’usage des terres avec les autres activités humaines. A Notre-Dame-des-Landes, les promoteurs n’ont par exemple jamais réussi à trouver les 2 300 ha nécessaires à la compensation [14].

En ce sens, la compensation écologique apparaît comme une approche essentiellement « moderne », au sens de Bruno Latour. Dans Où atterrir [15], Latour insiste sur le fait que « la planète est bien trop étroite et limitée pour le globe de la mondialisation » car elle n’a tout simplement pas les ressources pour supporter tous les projets de développement. En ce sens aussi, la compensation semble plus une voie vers le désastre qu’une voie vers la sortie de la crise.

Nicolas Romillac

[1E. Apostolopoulou and W. M. Adams, “Forum Biodiversity offsetting and conservation : reframing nature to save it,” Oryx, vol. 51, no. 1, pp. 23–31, 2017.

C. Bonneuil, “Tell me where you come from , I will tell you who you are  : A genealogy of biodiversity offsetting mechanisms in historical context,” Biol. Conserv., vol. 192, pp. 485–491, 2015.

[2R. Petitimbert and C. Guimont, “Les conséquences politiques de la traduction néomanagériale de la compensation  : l ’ impensé systémique,” Développement durable Territ., vol. 9, pp. 0–18, 2018.

[3C. Aubertin, “Loi biodiversité et choix de société,” Natures Sci. Sociétés, vol. 23, pp. 215–216, 2015.

[4C. Calvet, L. Harold, and T. Dutoit, “La Réserve d ’ actifs naturels  : une nouvelle forme d ’ organisation pour la préservation de la biodiversité en France,” in Restaurer la nature pour atténuer les impacts du développement  : Analyse des mesures compensatoires pour la biodiversité, Quae, 2015, p. 320.

[5K. N. Suding, “Toward an Era of Restoration in Ecology  : Successes , Failures , and Opportunities Ahead,” Annu. Rev., vol. 42, pp. 465–487, 2011.

S. O. S. E. zu Ermgassen, J. Baker, R. A. Griffiths, N. Strange, M. J. Struebig, and J. W. Bull, “The ecological outcomes of biodiversity offsets under ‘ no net loss ’ policies  : A global review,” Conserv. Lett., pp. 1–17, 2019.

L. Bezombes, C. Kerbiriou, and T. Spiegelberger, “Do biodiversity offsets achieve No Net Loss  ? An evaluation of o ff sets in a French department,” Biol. Conserv., vol. 231, pp. 24–29, 2019.

J. Dorrough, S. J. Sinclair, and I. Oliver, “Expert predictions of changes in vegetation condition reveal perceived risks in biodiversity offsetting,” PLoS One, vol. 14, no. 5, pp. 1–21, 2019.

[6Le Monde, 12/05/2017, “Notre-Dame-des-Landes : l’impossible compensation écologique de l’aéroport

[7C. Kermagoret, H. Levrel, and A. Carlier, “La compensation au service de l ’ acceptabilité sociale  : un état de l ’ art des apports empiriques et du débat scientifique,” [VertigO], vol. 15, no. 3, pp. 2–13, 2015.

[8P. Subra, “De Notre-Dame-des-Landes à Bure, la folle décennie des «  zones à défendre  » (2008-2017),” Hérodote, vol. 2, no. 165, pp. 11–30, 2017.

[9P. Corroyer, “«  Faunes sauvages  » en politique . Tisser et mettre en scène un territoire contestataire  : de la ZAD de Notre-Dame-des- Landes à Bure,” L’esp. Polit., vol. 37, pp. 1–23, 2019.

[10A. Hausmann, R. Slotow, J. K. Burns, and E. di Minin, “The ecosystem service of sense of place  : benefits for human well-being and biodiversity conservation,” Environ. Conserv., vol. 43, no. 2, pp. 117–127, 2016.

S. C. Klain, P. Olmsted, K. M. A. Chan, and T. Satterfield, “Relational values resonate broadly and differently than intrinsic or instrumental values , or the New Ecological Paradigm,” PLoS One, pp. 1–21, 2017.

A. De Vos, J. C. Bezerra, and D. Roux, “Relational values about nature in protected area research,” Curr. Opin. Environ. Sustain., vol. 35, pp. 89–99, 2018.

R. Muradian and U. Pascual, “A typology of elementary forms of human-nature relations  : a contribution to the valuation debate,” Curr. Opin. Environ. Sustain., vol. 35, pp. 8–14, 2018.

H. J. K. Clermont, A. Dale, M. G. Reed, and L. King, “Sense of Place as a Source of Tension in Canada ’ s West Coast Energy Conflicts,” Coast. Manag., vol. 47, no. 2, pp. 189–206, 2019.

[11C. Rialland-Juin, “Le conflit de Notre-Dame-des-Landes  : les terres agricoles , entre réalités agraires et utopies foncières,” Norois. Environnement, aménagement, société, vol. 238–239, pp. 133–145, 2016.

Sciences et Avenir, 25/01/2016, “5 espèces végétales et animales qu’on avait oubliées à Notre-Dame-des-Landes”

[12J. L. Dupouey, E. Dambrine, J. D. Laffite, and C. Moares, “Irreversible Impact of past Land Use on Forest Soils and Biodiversity,” Ecology, vol. 83, no. 11, pp. 2978–2984, 2002.

A. E. Dambrine, J. Dupouey, L. Laüt, L. Humbert, M. Thinon, T. Beaufils, E. Dambrine, J. Dupouey, L. Laut, L. Humbert, M. Thinon, T. Beaufils, and H. Richard, “Present Forest Biodiversity Patterns in France Related to Former Roman Agriculture,” Ecology, vol. 88, no. 6, pp. 1430–1439, 2007.

A. G. Diedhiou, J. Dupouey, M. Buée, E. Dambrine, L. Laüt, and J. Garbaye, “Response of ectomycorrhizal communities to past Roman occupation in an oak forest,” Soil Biol. Biochem., vol. 41, pp. 2206–2213, 2009.

Les Naturalistes en Lutte, ’L’usage des communs à Notre-Dame-des-Landes d’hier à aujourd’hui’, 2014, https://naturalistesenlutte.wordpress.com/2014/06/24/lusage-des-communs-a-notre-dame-des-landes-dhier-a-aujourdhui/

[13E. Apostolopoulou and W. M. Adams, “Cutting nature to fit  : Urbanization , neoliberalism and biodiversity offsetting in England,” Geoforum, vol. 98, pp. 214–225, 2019.

[14Reporterre, 25/05/2017, “Notre-Dame-des-Landes : la compensation écologique du projet d’aéroport serait très compliquée”

[15B. Latour, Où atterrir  ? Comment s’orienter en politique. La Découverte, 2017.

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