1.
« C’est le rire de Marinette dans Le Dépit amoureux, de Nicole et de Covielle dans Le Bourgeois Gentilhomme, de Zerbinette dans Les Fourberies de Scapin. Où trouve-t-on ce rire-là chez Aristote, Hobbes, Baudelaire, Bergson, chez tous les théoriciens du rire malheureux [1] ? » Certes la comédie commence sur fond de situation malheureuse [2]. Mais aussitôt surgit un rusé – le plus souvent un être de basse extraction, un valet (ein Knecht) – qui, en jobardant, en mystifiant, s’emploie à remettre le monde sur ses gonds. Alors la comédie se fait « artifice, [...] astuce pour l’emporter sur un monde corrompu, désaccordé [3] ». Arrive Mascarille, Sganarelle ou Scapin... Et chez Hebel, de même, s’avancera un valet, un domestique [4]. Il s’agit d’ « affronter » l’ordre injuste des choses, l’ordre des maîtres [5]. « On comprend que la comédie [...] est finalement l’intuition qu’il y a autre chose que le malheur, qui n’épuise pas les ressources du réel [6] ». À condition, devant l’adversaire, de savoir lui « jouer pièce », « lui chanter sa gamme » – c’est-à-dire de savoir « faire supercherie [7] » ; à condition de stratagèmes et d’inventions, d’efforts joyeux [8] ; à condition de comédie – le malheur est évitable. La comédie, la farce, n’est rien moins, à ce niveau d’exigence (celui de Molière, celui de Hebel) qu’une « tentative de salut [9] ». En langue allemande, le « genre littéraire » du « schwank », dont relèvent, pour partie, les historiettes de Hebel, et que l’on traduit en français avec le mot de « farce », avait commencé par désigner le tour (voire le coup), avant de désigner le récit de ce tour (le récit de ce coup) : « Schwank (m. 1u) derb-komische Erzählung, derb-komisches Bühnenstück [mhd. < swanc “Schlag, Hieb ; lustiger Streich ; Erzählung davon”] [10] ». La farce est « invention », ruse qui doit être « sur le champ bâtie [11] ». Et l’invention est le plus souvent textuelle, c’est l’invention d’un récit : voir tous ceux admirables de Scapin ; de Sganarelle ; de Mascarille. C’est chez Hebel l’invention du « hussard rusé », qui brode une histoire de croyance en un saint pour y envelopper le riche paysan (qu’il veut dépouiller), comme en une toile (textum). Une fois bien emmitonné dans le récit, le paysan n’agit plus que selon sa croyance en ce texte ; et le hussard le mène alors où il veut le mener : au pied du saint, pour un partage entre frères – c’est-à-dire pour un vol en bonne et due forme (l’argent, d’abord toujours inégalement réparti, étant alors réparti à égalité, ou presque [12]). Le récit, l’invention, est en ce sens aussi efficace et aussi prévisible que roues et ressorts de machine. La décision de mettre en scène une pièce de théâtre dans « Annonce d’une victoire à Brassenheim [13] » relève d’une machination, théâtrale, scénique – et finalement aussi textuelle : quand le nom « Victoria », nom propre, nom d’un personnage fictif de la pièce, résonne, une fois prononcé sur scène, aussi comme un nom très commun : et rend soudain un écho dans le monde réel, en-deçà des planches, devant tous (et à la barbe des édiles et censeurs). Alors le mot, très simplement, annonce à tous une victoire.
« Le stratagème comique serait une folie qui rend heureux, car la comédie vise, au plus profond, non pas un résultat raisonnable – correction des vices, expulsion des personnes inaptes à la vie en société, confirmation des vues d’une coterie –, mais la joie [14]. » Chez Fredo et Riton l’Allumette, les deux frères voleurs de Hebel, la joie prise au stratagème l’emporte sur celle que procure le gain. D’où vient qu’après avoir eu raison de leur adversaire ils lui rendent la proie artistement larronnée pour en jouir avec lui, un instant, entre frères (bons morceaux d’un porc cuit au feu crépitant d’une cuisine [15]). « Il est temps de rétablir le lien entre le rire et le bonheur, car c’est là que la comédie commence [16] ».
2.
3.
« Molière ne présente certainement pas Lélie comme un démoniaque, un possédé, mais on dirait que la lutte entre l’invention et l’étourderie cache un combat plus radical entre la création et le chaos, entre l’élaboration d’un bonheur général – d’un “espoir” – et le démon “brouillon” et anti-comique qui s’y oppose [17]. » « En augmentant les preuves d’inventivité par rapport à sa source (L’Inavvertito de Niccolo Barbieri), Molière donne à l’invention un sens existentiel [18]. »
4.
Ou bien la ruse vient chez Hebel interrompre une série, une répétition malencontreuse, malheureuse, productrice de tristesse ou de rire mauvais. Dans « Glimpf geht über Schimpf [19] », à chacun de ses passages en cette localité, un juif est conspué et moqué par les petits enfants – garnements malicieux. « – Youpin ! Youpin ! Sale Youpin ! » Il lui faut, par la ruse, faire l’invention capable d’empêcher la répétition du malheur et de l’humiliation. Le juif décide qu’il récompensera d’un liard, à chaque insulte, l’enfant ayant proférée celle-ci. La comédie, la ruse, la farce, est « ressource contre le malheur [20] », mais ressource active – car le monde doit être changé. Molière, « devant le succès de l’inventivité comique », provoquait « un rire de jubilation [21] ». Or ce rire, précisément, n’est pas le rire qui moque. Puisque c’est au contraire la moquerie qui se complaît dans l’ordre du monde, qu’elle moque ; et qu’elle se plaît à moquer [22]. Mais cela ne veut pas dire pour autant que l’auteur fasse rire du rire naïf du benêt (der Einfältige), rire qui laisserait les choses en l’état (en l’état du malheur ; en l’état « plié ») : « ... le rire jaillit de l’aperçu d’un au-delà du malheur [23]. » Dès lors, n’est-il pas « très raisonnable », en effet, « d’embrasser la joie d’une imagination qui sert le réel [24] » ? Fredo l’Allumette, à l’auberge, vole le voleur de tabatière ; ailleurs, plus tard, il se fera donner par la maréchaussée une monture excellente pour se mettre à la recherche (traque) d’un prisonnier évadé (qui n’est nul autre que lui-même) ; et sur ce cheval se sauve – part au galop en direction de la Hollande, traverse des villages où partout il alerte [25]. L’espace étriqué des auberges, des études de notaires, des comptoirs de marchands, qui est l’espace de mainte historiette hébélienne, soudainement s’ouvre sur un paysage. L’horizon s’élargit. On approche des rives du Rhin, fleuve déjà immense, et au-delà s’étend l’étranger, la plaine de Hollande jusqu’à la mer... Fredo, à la fin, d’un léger coup de badine donné à son cheval, passe la frontière, comme en rêve. Il est en fuite. Quelque chose commence. Le comique, toujours, est « éclairan[t], réjouissan[t] et riche d’avenir [26] ». C’est le contraire du sarcasme et de la satire, propre au vieux monde, au monde fatigué [27].
Drancy, Île-de-France,
décembre 2021.
N. B. L’image reproduite en [2.] est extraite d’un portrait de Hebel par Philipp Jakob Becker, 1810 [28].