La comédie et le monde fatigué

Sur Hebel et Molière
Frédéric Metz

paru dans lundimatin#337, le 2 mai 2022

« J’ai l’humeur enjouée, et sans cesse je ris... »
Zerbinette

1.

« C’est le rire de Marinette dans Le Dépit amoureux, de Nicole et de Covielle dans Le Bourgeois Gentilhomme, de Zerbinette dans Les Fourberies de Scapin. Où trouve-t-on ce rire-là chez Aristote, Hobbes, Baudelaire, Bergson, chez tous les théoriciens du rire malheureux  [1] ? » Certes la comédie commence sur fond de situation malheureuse  [2]. Mais aussitôt surgit un rusé – le plus souvent un être de basse extraction, un valet (ein Knecht) – qui, en jobardant, en mystifiant, s’emploie à remettre le monde sur ses gonds. Alors la comédie se fait « artifice, [...] astuce pour l’emporter sur un monde corrompu, désaccordé  [3] ». Arrive Mascarille, Sganarelle ou Scapin... Et chez Hebel, de même, s’avancera un valet, un domestique  [4]. Il s’agit d’ « affronter » l’ordre injuste des choses, l’ordre des maîtres  [5]. « On comprend que la comédie [...] est finalement l’intuition qu’il y a autre chose que le malheur, qui n’épuise pas les ressources du réel [6] ». À condition, devant l’adversaire, de savoir lui « jouer pièce », « lui chanter sa gamme » – c’est-à-dire de savoir « faire supercherie [7] » ; à condition de stratagèmes et d’inventions, d’efforts joyeux [8] ; à condition de comédie – le malheur est évitable. La comédie, la farce, n’est rien moins, à ce niveau d’exigence (celui de Molière, celui de Hebel) qu’une « tentative de salut  [9] ». En langue allemande, le « genre littéraire » du « schwank », dont relèvent, pour partie, les historiettes de Hebel, et que l’on traduit en français avec le mot de « farce », avait commencé par désigner le tour (voire le coup), avant de désigner le récit de ce tour (le récit de ce coup) : « Schwank (m. 1u) derb-komische Erzählung, derb-komisches Bühnenstück [mhd. < swanc “Schlag, Hieb ; lustiger Streich ; Erzählung davon”]  [10] ». La farce est « invention », ruse qui doit être « sur le champ bâtie  [11] ». Et l’invention est le plus souvent textuelle, c’est l’invention d’un récit : voir tous ceux admirables de Scapin ; de Sganarelle ; de Mascarille. C’est chez Hebel l’invention du « hussard rusé », qui brode une histoire de croyance en un saint pour y envelopper le riche paysan (qu’il veut dépouiller), comme en une toile (textum). Une fois bien emmitonné dans le récit, le paysan n’agit plus que selon sa croyance en ce texte ; et le hussard le mène alors où il veut le mener : au pied du saint, pour un partage entre frères – c’est-à-dire pour un vol en bonne et due forme (l’argent, d’abord toujours inégalement réparti, étant alors réparti à égalité, ou presque [12]). Le récit, l’invention, est en ce sens aussi efficace et aussi prévisible que roues et ressorts de machine. La décision de mettre en scène une pièce de théâtre dans « Annonce d’une victoire à Brassenheim  [13] » relève d’une machination, théâtrale, scénique – et finalement aussi textuelle : quand le nom « Victoria », nom propre, nom d’un personnage fictif de la pièce, résonne, une fois prononcé sur scène, aussi comme un nom très commun : et rend soudain un écho dans le monde réel, en-deçà des planches, devant tous (et à la barbe des édiles et censeurs). Alors le mot, très simplement, annonce à tous une victoire.

« Le stratagème comique serait une folie qui rend heureux, car la comédie vise, au plus profond, non pas un résultat raisonnable – correction des vices, expulsion des personnes inaptes à la vie en société, confirmation des vues d’une coterie –, mais la joie  [14]. » Chez Fredo et Riton l’Allumette, les deux frères voleurs de Hebel, la joie prise au stratagème l’emporte sur celle que procure le gain. D’où vient qu’après avoir eu raison de leur adversaire ils lui rendent la proie artistement larronnée pour en jouir avec lui, un instant, entre frères (bons morceaux d’un porc cuit au feu crépitant d’une cuisine  [15]). « Il est temps de rétablir le lien entre le rire et le bonheur, car c’est là que la comédie commence  [16] ».

2.



3.

« Molière ne présente certainement pas Lélie comme un démoniaque, un possédé, mais on dirait que la lutte entre l’invention et l’étourderie cache un combat plus radical entre la création et le chaos, entre l’élaboration d’un bonheur général – d’un “espoir” – et le démon “brouillon” et anti-comique qui s’y oppose  [17]. » « En augmentant les preuves d’inventivité par rapport à sa source (L’Inavvertito de Niccolo Barbieri), Molière donne à l’invention un sens existentiel  [18]. »

4.

Ou bien la ruse vient chez Hebel interrompre une série, une répétition malencontreuse, malheureuse, productrice de tristesse ou de rire mauvais. Dans « Glimpf geht über Schimpf  [19] », à chacun de ses passages en cette localité, un juif est conspué et moqué par les petits enfants – garnements malicieux. « – Youpin ! Youpin ! Sale Youpin ! » Il lui faut, par la ruse, faire l’invention capable d’empêcher la répétition du malheur et de l’humiliation. Le juif décide qu’il récompensera d’un liard, à chaque insulte, l’enfant ayant proférée celle-ci. La comédie, la ruse, la farce, est « ressource contre le malheur  [20] », mais ressource active – car le monde doit être changé. Molière, « devant le succès de l’inventivité comique », provoquait « un rire de jubilation  [21] ». Or ce rire, précisément, n’est pas le rire qui moque. Puisque c’est au contraire la moquerie qui se complaît dans l’ordre du monde, qu’elle moque ; et qu’elle se plaît à moquer [22]. Mais cela ne veut pas dire pour autant que l’auteur fasse rire du rire naïf du benêt (der Einfältige), rire qui laisserait les choses en l’état (en l’état du malheur ; en l’état « plié ») : « ... le rire jaillit de l’aperçu d’un au-delà du malheur  [23]. » Dès lors, n’est-il pas « très raisonnable », en effet, « d’embrasser la joie d’une imagination qui sert le réel  [24] » ? Fredo l’Allumette, à l’auberge, vole le voleur de tabatière ; ailleurs, plus tard, il se fera donner par la maréchaussée une monture excellente pour se mettre à la recherche (traque) d’un prisonnier évadé (qui n’est nul autre que lui-même) ; et sur ce cheval se sauve – part au galop en direction de la Hollande, traverse des villages où partout il alerte  [25]. L’espace étriqué des auberges, des études de notaires, des comptoirs de marchands, qui est l’espace de mainte historiette hébélienne, soudainement s’ouvre sur un paysage. L’horizon s’élargit. On approche des rives du Rhin, fleuve déjà immense, et au-delà s’étend l’étranger, la plaine de Hollande jusqu’à la mer... Fredo, à la fin, d’un léger coup de badine donné à son cheval, passe la frontière, comme en rêve. Il est en fuite. Quelque chose commence. Le comique, toujours, est « éclairan[t], réjouissan[t] et riche d’avenir  [26] ». C’est le contraire du sarcasme et de la satire, propre au vieux monde, au monde fatigué  [27].

Drancy, Île-de-France,

décembre 2021.

N. B. L’image reproduite en [2.] est extraite d’un portrait de Hebel par Philipp Jakob Becker, 1810  [28].

[1Michael Edwards, Le Rire de Molière, Éditions de Fallois, 2012, p. 221. Tout ce que nous allons dire ici, sur Hebel, provient de ce livre sur Molière. (Ce livre est partout noté « EdwMo » dans ce qui suit.)

[2« Il faut avouer que je suis le plus malheureux de tous les hommes » (La Jalousie du Barbouillé, incipit, cité in EdwMo, p. 22).

[3EdwMo, p. 26, à propos du Barbouillé.

[4Voir notamment, parmi les textes traduits du Hebel-Kolportage : « Le Déjeuner dans la cour » [#2], « Bizarrerie » [#22]. « Il existe des maîtres à ce point bizarres que personne ne pourrait supporter de travailler chez eux, n’étaient des serviteurs madrés à proportion. » (in [#22]) / Pour une liste des publications du Hebel-Kolportage, à ce jour, voir dans le lundimatin du 11 octobre 2021 : « Hebel. Le Levier » [https://lundi.am/Hebel-Le-levier].

[5« Affronter quelqu’un », en un sens donné par les dictionnaires de la langue classique, c’est : le tromper (cf. Furetière). Par exemple, dans le Dépit amoureux  : Acte II, scène IV, v. 588.

[6EdwMo, p. 29.

[7Mots des personnages de Molière, respectivement : in L’Étourdi, v. 615 ; L’École des Maris, v. 660.

[8Marinette à Éraste (joyeusement) : « Pour vous on emploiera toutes sortes d’efforts. » (Le Dépit amoureux, I, 2)

[9« En ramenant le merveilleux des contes dans le quotidien et dans le grivois, dans la crainte du cocuage qui anime la farce, il ne dissipe pas l’atmosphère du dénouement. Il rappelle le monde ordinaire où le théâtre met en œuvre – le temps d’une représentation et dans la mémoire du spectateur – sa tentative de salut. » (EdwMo, p. 40) / Cf. Pl., Ps., v. 71.

[10Deutsches Wörterbuch Wahrig, 1994, p. 1408. « Schwank n. m. (pluriel : Schwänke) : histoire, ou pièce pour les planches, comique ou grossière. [du moyen-haut-allemand swanc : “coup, horion ; tour amusant ; récit qu’on en fait” » (n. t.). / « Die List ist auf der Seite des sozial Unterlegenen ; der Schwank schafft einen erzählerischen Ausgleich  » (Hermann Bausinger, « Bermerkungen zum Schwank und seinen Formtypen », in Fabula, 9, 1967, p. 130).

[11« Mascarille crée en quelque sorte la pièce en essayant continuellement de résoudre la difficulté par une série de ruses dont chacune, comme le voit bien un autre valet, Ergaste, est “dessus le champ bâtie”. Molière réfléchit ainsi sur la comédie, et sur lui-même en train de la produire. » (EdwMo, p. 32)

[12« Ce que le saint nous offrira aujourd’hui, nous le partagerons en frères. » (in « Le hussard rusé » [#10])

[13Cf. Hebel, « Annonce de la victoire à Brassenheim en l’an 1813 », in Hebel-Kolportage [# 34].

[14EdwMo, p. 217.

[15Cf. Hebel, « Les trois voleurs », in Hebel-Kolportage [#56].

[16EdwMo, p. 19.

[17EdwMo, p. 34.

[18EdwMo, p. 33.

[19Cf. Hebel, « L’indulgence l’emporte sur l’outrage », in Hebel-Kolportage [#17].

[20EdwMo, p. 31, à propos de L’Étourdi. / Sur la question des séries et suites – au sens même mathématique – chez Hebel (obsédé par la répétition), voir notre article : « Suites de Hebel [1, 2,…, 11]. Une circulation », in Revue Incise, n° 4, septembre 2017, p. 160-169.

[21EdwMo, p. 237.

[22« En choisissant de jouer lui-même les “personnages ridicules”, les Orgon, George Dandin, ou Harpagon, il se transformait [...] en souffre-douleur, il prenait sur lui la raillerie des spectateurs, et en se réjouissant à leur donner du plaisir, il rachetait en quelque sorte le mauvais rire de la moquerie. En jouant les valets entreprenants, tels Scapin et Mascarille, en imaginant au fur et à mesure des stratagèmes pour résoudre une situation embrouillée, il mettait en scène, en un sens, son travail de dramaturge, et il manifestait l’œuvre de la comédie, la manière dont elle triomphe enfin du malheur. Il provoquait un rire de jubilation devant le succès de l’inventivité comique. » (EdwMo, p. 237) / « Notre rire n’est pas un châtiment, comme le voulait Bergson ; il n’élimine rien et ne réprime personne. » (EdwMo, p. 48).

[23EdwMo, p. 200.

[24EdwMo, p. 194. / « On supposerait que les incapables sont capables, qu’il n’y a aucun secret de la machine qui les tienne enfermés dans leur position. On supposerait qu’il n’y a aucun mécanisme fatal transformant la réalité en image, aucune bête monstrueuse absorbant tous désirs et énergies dans son estomac [...]. Ce qu’il y a, c’est simplement des scènes [...] susceptibles de survenir n’importe où, n’importe quand. » (Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La Fabrique, 2008, p. 55, n. s.). / « Quisquis in scenam prodierit, ait praetor, infamis est. » / « La comédie du mariage entre Lucile et “le fils du Grand Turc” a pour fin sérieuse de permettre à Lucile d’épouser Cléonte ; toute la turquerie a pour objet encore plus sérieux d’irradier le réel d’imagination et de musique. Même la réplique désopilante de M. Jourdain en apprenant que Mme Jourdain accepte, comme sa fille, la mascarade : “Ah ! Voilà tout le monde raisonnable !”, renferme, pour Molière et pour nous, une sens profondément judicieux. Il est très raisonnable d’embrasser la joie d’une imagination qui sert le réel. » (EdwMo, p. 194)

[25Cf. « La Tabatière » [Hebel-Kolportage #57] ; et « Comment Fredo l’Allumette se fit donner une monture » [#58].

[26EdwMo, p. 163.

[27« Ce défaut n’apparaît pas seulement chez les Français : de nombreux critiques anglo-saxons découvrent de l’ironie partout dans les comédies de Shakespeare et prennent un plaisir évident à déconstruire tout ce qui pourrait enthousiasmer le spectateur. Il s’agit du problème, déjà évoqué, d’une lecture au second degré, par les “têtes grises” (Nietzsche) d’un monde moderne et vieux – lecture qui étouffe le rire spontané par une vigilance soupçonneuse, et le rire généreux par défiance, ou peur. » (EdwMo, p. 233)

[28{{}}«  On raconte [...] que lorsque Gall, le célèbre fondateur de la phrénologie, était venu au pays de Bade, on lui avait présenté Hebel. On attendait son avis, mais, marmonnant quelque chose d’indistinct, Gall, après l’avoir touché, n’aurait dit que deux mots : “extraordinairement développé”. Hebel lui aurait demandé : “l’organe du chapardeur ?” » (Walter Benjamin, « Johann Peter Hebel », in GS II, 2, p. 639, trad. fr. Rainer Rochlitz, in Œuvres, Gallimard, coll. Folio, 2000, t. II, p. 167-168).

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