La brute et la victime : un match truqué (2)

(Notes sur la fascisation planétaire et les moyens de s’y opposer)
Serge Quadruppani

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#421, le 25 mars 2024

Ce texte, dont la parution fut retardée par des circonstances indépendantes de notre volonté, est la deuxième partie annoncée de l’article La brute et la victime : un match truqué. Ce sont des notes dans un certain désordre, mais dont la logique souterraine ne devrait pas laisser indifférent.e. Y sont exposées quelques idées sur la manière d’affronter les formes très anciennes et très nouvelles du fascisme contemporain, en sortant de l’assignation au rôle de Victime sidérée par la puissance de la Brute.

2. La Victime

La politique du corps fasciste hypostasie une incarnation socio-historique ultra-genrée, celle du mâle dominant hétéro et viriliste. Pour la contrer, la pensée queer nous fournit abondance de munitions. Son texte fondateur, selon son autrice même, n’appelle-t-il pas « à subvertir le genre par une confusion et par une prolifération des genres, au profit de l’adoption et de l’exploration de multiples identités » ? Mais d’où vient alors que les courants militants qui ont adopté cette théorie, en particulier dans la jeunesse étudiante, ne pèsent d’à peu près aucun poids face à la puissance des représentations sur lesquelles s’appuie la corporéité fasciste ? Car il faut bien constater qu’en terme d’influence, les maigres troupes woke [1], ne pèsent à peu près rien face à la très nombreuse et très puissante armada des influenceuses défendant les stéréotypes d’une féminité marchandisée et des mecs qui promeuvent une masculinité toxique, de la fachosphère à la scène rap ? Plus généralement, alors même que l’interrogation sur le genre assigné croît chez les rejetons de la petite bourgeoisie intellectuelle, comment expliquer que Marine Le Pen progresse à ce point-là dans l’électorat jeune  ?

« Nous faisons de notre souffrance une identité et de cette identité une politique. » disait un texte parodique mais qui n’a pas été perçu comme tel par la plupart de celleux qui l’ont lu – et cette cécité elle-même interroge. Peut-être l’impuissance à fonder une politique antifasciste efficace réside-t-elle en partie dans la tendance que cette parodie expose : à mettre en avant la souffrance et elle seule pour fonder une politique. C’est une tendance très ancienne. Sans remonter jusqu’au christianisme, on pourrait en trouver des prémices dans la théorie du prolétariat élaborée par Marx dès 1843. Ne repose-t-elle pas sur l’identification d’une classe souffrante ? Mais, en cette première moitié du XIXe siècle, dans le panel des souffrances offertes par l’essor du capitalisme industriel, la classe ouvrière ne serait pas une victime parmi tant d’autres : cette victime-là incarnerait la victime par excellence, soit « une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi ». Aujourd’hui, tout l’effort des marxologues survivants de l’ultragauche historique porte désormais sur la tentative de donner une consistance à cette classe qui serait seule capable d’abolir toutes les classes, malgré les transformations contemporaines du travail [2]. On connaît les critiques des pensées postcoloniales et intersectionnelles à la notion d’universalité, à son irrémédiable compromission avec les oppressions coloniales, patriarcales, etc. et ces critiques sont pertinentes. Mais plutôt que d’abandonner la démarche marxienne aux poubelles de l’histoire, on pourrait revenir à ses origines historiques : elle se fonde en effet à la fois sur une révolte éthique, intime, du jeune Marx devant les souffrances de la condition ouvrière, et, indissociablement, sur sa découverte, à travers les soulèvements que ces souffrances provoquent, de la spontanéité révolutionnaire des masses. C’est ce diptyque, souffrances et luttes, qui va fonder sa critique du travail comme activité aliénée séparant le producteur de son produit, vidant le travail de tout sens pour le travailleur. On pourrait alors lire la démarche marxienne comme une incitation à ne pas se centrer sur la seule dénonciation des souffrances, mais à identifier aux origines de la souffrance un tort en soi et dans le même mouvement, à tirer des leçons de la manière dont ce tort est combattu par celles et ceux qui en sont victimes. Il s’agit d’un tort dont l’intersectionnalité ne pourrait épuiser la compréhension, c’est-à-dire qui ne serait pas seulement situé dans une intersection particulière (par exemple femme, noire, ouvrière, non hétéro), mais en-deça ou au-delà, dans ce que ce tort pourrait avoir de commun avec toutes les autres catégories d’opprimés.

La victime, le commun et le plurivers

C’est en saisissant à la fois ce tort en soi et la manière de le combattre qu’on atteindrait une forme d’universalité en opposition radicale à l’universalisme occidental : un pluriversalisme [3] qui rassemblerait « des visions du monde et des pratiques radicalement différentes qui, de tous les continents, pointent vers des futurs écologiquement sages et socialement justes ». En luttant contre les souffrances qu’infligent « la modernité, le capitalisme, l’industrialisme, la domination de l’Etat et les valeurs masculinistes », quelque chose de l’ordre du commun émergerait qui permettrait de dépasser la figure de la victime en conservant l’énergie émotionnelle qu’elle véhicule, mais au profit de la transformation – de la victime et du monde. Démarche à l’opposé de la dénonciation de « l’idéologie victimaire », thème de prédilection de la pensée réactionnaire contemporaine, encore une fois recyclé dans le dernier livre d’un philosophe de croisières. Entre un séjour de ski à Megève et une conférence à quelques milliers d’euros, Bruckner y mélange la mémoire de l’esclavage des Noirs américains et l’insatisfaction du consommateur occidental entretenue par le commerce, pour nous proposer ce programme : « l’effacement des déconvenues, des humiliations, abandonnées au trou noir du passé ». Chers noirs américains, on a fait vivre et mourir vos ancêtres dans des conditions ignominieuses, on s’efforce, peu ou prou, de vous y maintenir ? Je comprends votre déconvenue et votre humiliation, mais voyez, moi-même, Pascal Bruckner, je n’ai pas pu être élu à l’Académie française, eh bien, je ne vais pas pour autant céder à la « sacralisation du malheur » et je n’hésite pas à « me projeter vers un avenir d’inconnu et de surprises ». Tout ce qu’on souhaite, en le lisant, c’est que les surprises qui l’attendent, sous forme de tarte à la crème ou de révolution mondiale, soient de celles qui contrecarrent l’envahissement de l’espace public par ce genre de prêche. Les déplorations sur l’amollissement de l’époque, sur la sensibilité de princesse au petit pois qui serait caractéristiques d’une population trop abrutie de plaisirs et de facilités sont typiques des périodes préfascistes.

Mais face à la Brute qui vient, la position de la victime est d’une faiblesse criante. C’est peu dire qu’elle ne séduit guère. Le refus de l’identité de victime est aussi bien ancré dans les quartiers populaires, où le mot est perçu comme une insulte, qu’explicité par beaucoup de personnes en rébellion contre ce qui les fait souffrir. C’est le cas, par exemple, de l’auteur de Les Luttes des putes, (La Fabrique), Thierry Schaffauser pour qui « les travailleurSes du sexe, (…) rejettent ce concept de victimes désespérées, impuissantes et passives, et refusent le statut d’inadaptées sociales institué par la loi ». Désespoir, impuissance et passivité : telle est la position à laquelle la Brute veut réduire la Victime.

Sortir de cette position signifie ne pas en faire une posture, mais bien entrer dans une dynamique qui, partant de la souffrance particulière déboucherait sur la remise en cause d’une souffrance générale, en se gagnant au passage d’innombrables allié.e.s. Telle est la dynamique qui permet de réveiller l’espoir en sortant de l’impuissance et de la passivité, comme l’ont démontré tant de rébellion prolétariennes parties d’un tort particulier et débouchant sur la remise en cause d’un tort général. Comme l’expérimentèrent par exemple en 1905, à Limoges, les ouvrières du sabot et de la porcelaine quand leur révolte contre le droit de cuissage exercé par les patrons et les contremaîtres déboucha sur une série de grèves insurrectionnelles au cours desquelles l’armée fut déployée et la prison attaquée. Comme l’ont montré les combats des Noirs américains qui, partis de la dénonciation des meurtres policiers, ont donné naissance à une remise en cause de l’existence même de la police au profit de nous tous et toutes, ou comme l’ont imposé les luttes des femmes qui à partir du refus de la domination masculine, aboutissent à une remise en cause générale des rôles sociaux de sexe aussi bienvenue pour elles que pour les vieux hommes blancs hétéros cisgenres dans mon genre. Comme l’ont éprouvé naguère les Gilets Jaunes.

Mon hypothèse est que le dépassement de la position de victime implique de saisir sous la domination, l’exploitation. Comme je l’ai écrit ailleurs « Pour nommer la racine de nos malheurs, il me semble en effet que la notion d’exploitation est plus précise que celle de domination, car elle désigne bien davantage qu’un rapport de soumission passive imposée par la violence du dominant au dominé. L’exploitation est une relation de domination où le dominant s’approprie l’activité du dominé. (…) C’est la perversité particulière de ce rapport que de faire participer le ou la dominée à sa propre aliénation, c’est-à-dire à la production d’une puissance qui lui est absolument étrangère, mais c’est aussi sa faiblesse en ce qu’il rend le dominant dépendant de l’activité du ou de la dominée, ouvrant par là une possibilité d’émancipation par la révolte. ».

Etre victime en Palestine

Avec le nettoyage ethnique à l’œuvre à Gaza, et son interminable suite d’atrocités, l’Etat israélien poursuit dans la voie d’une banalisation de la brutalité absolue dans la guerre contre des populations entières, telle qu’elle a été ré-ouverte par le régime syrien il y a dix ans et si bien illustrée par les armées de Poutine [4]. Mais à la différence de ce dernier, Israël dispose d’une tolérance quasi-totale de la part des puissances occidentales. Exposés à la brutalité absolue de l’occupant israélien, les gazaouis sont en position de victimes absolues. Les vidéos d’enfants tremblants de peur et les photos de ruines et de cadavres déchiquetés resteront à jamais comme preuves de l’infamie dans quoi a versé le colonialisme sioniste. Des corps réduits à l’impuissance, à la passivité et au désespoir : c’est ainsi que les gazaouis apparaissent sur les écrans. Mais est-ce ainsi seulement que nous devons les percevoir ? Une solidarité authentique avec les victimes exigerait de comprendre ce qui depuis si longtemps s’efforce de les réduire à un absolu de désespoir, d’impuissance et de passivité- ce qui impliquerait de comprendre aussi la place qu’occupe le Hamas, cette organisation longtemps favorisée par les Israéliens, dans ce dispositif d’absolue dépossession. La solidarité passe évidemment d’abord par l’exigence de l’arrêt sans condition de la guerre exterminatrice menée par Israël contre la population de Gaza. Mais sauver les corps signifierait aussi les aider à s’extirper de ce qui les réduit à n’être que des corps de victimes, des corps exhibés à titre d’exemple des punitions terribles que l’Occident inflige aux barbares, ou des corps de martyres de la Cause. Sauver les corps serait leur restituer une autonomie suffisante pour se construire eux-mêmes un avenir vivable. Quoiqu’avec des intentions diamétralement opposées, la contemplation en boucle des images du « martyre du peuple palestinien » participe de la même réduction ad victimam que celle des photos d’otages israéliens ou des vidéos des crimes de guerre du Hamas.

La destruction de l’Etat d’apartheid israélien est une condition indispensable au retour de la paix au Moyen-Orient. Mais personne ne peut souhaiter, et à ma connaissance hormis quelques minorités fanatiques, personne ne souhaite réellement « rejeter les juifs à la mer ». Sur la terre aujourd’hui dominée par Israël, il me semble qu’on ne peut pas faire autrement qu’appliquer un slogan des années 80 – une des rares choses intelligentes qu’ait dit feu une organisation maoïste française, dans un tout autre contexte : « tous ceux qui sont ici sont d’ici ». Il faudra bien que celles et ceux qui sont de cet ici-là cohabitent et cette cohabitation ne sera vivable que s’ils et elles sortent du statut de victimes, en s’attaquant à ce qui s’emploie à les y réduire. Ce qui implique des conflits de classe, de genre, antiracistes, etc. en commun, c’est-à-dire en alliance avec cette partie de la société israélienne qui, avant le 7 octobre, avait entamé une remise en cause de la domination des brutes… Ce n’est qu’en en allant chercher, sous la domination coloniale et patriarcale, l’exploitation capitaliste, impérialiste, masculiniste et raciste, que les exploité.e.s pourront enrayer cette fabrique de la haine pour des millénaires qu’a construit l’Occident dans l’ancienne Palestine. Que cette perspective apparaisse pour l’heure à la fois absolument indispensable et totalement irréalisable ne fait que signaler la profondeur de la catastrophe dans laquelle nous sommes entrés.

Serge Quadruppani

[1Le mot n’est évidemment pas utilisé ici comme dans la rhétorique réactionnaire qui en a fait un équivalent de ce qu’était le « gauchiste » chez les conservateurs des années 70 ou de ce qu’est l’« islamo-gauchiste » chez les récents républicains laïcards qui cachent si mal leur racisme anti-arabe. Son sens est ici explicité.

[2Voir mon Une histoire personnelle de l’ultragauche, Ed. Divergences, 2023

[3Notion proposée ici en s’appuyant sur Plurivers, un dictionnaire du post-développement, Wildproject Ed., 2022

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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