La brute et la victime : un match truqué

(Notes sur la fascisation planétaire et les moyens de s’y opposer)
Serge Quadruppani

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#416, le 21 février 2024

Un président qui invite ses détracteurs à « venir le chercher ». Un membre de la sécurité rapprochée du chef d’Etat qui tabasse en civil des gauchistes dans le quartier Latin. Deux des plus grandes fortunes de la tech qui prévoient de s’affronter sur un ring de MMA. Pour Serge Quadruppani, « la brute se caractérise à la fois par l’exhibition de la force et l’imbécilité de son discours. » Dans cet article, il est (encore) question de fascisme, mais depuis la tendance récente à reprendre une modalité du fascisme historique, la mise en scène de la brute et de sa brutalité comme idéal politique.

Comment nommer ce qui nous arrive ? Tandis qu’en Occident, l’éventail des convictions légitimées par les médias se déplace de plus en plus vite vers l’extrême-droite, sur le reste de la planète, de la Chine à l’Iran, de la Turquie au Niger en passant par la Russie, la forme dictatoriale du gouvernement est présentée par les dirigeants comme une composante essentielle de l’affirmation identitaire. Le despotisme comme particularisme local à respecter : certes, l’argument est ancien, il a été seriné pendant des décennies par d’innombrables chefs d’Etat de ce qu’on appelait le Tiers Monde, et par leurs relais en Occident pratiquant un anti-impérialisme des imbéciles. Mais de nos jours, différence essentielle, certaines des puissances qui défendent cette position ont acquis un poids décisif dans le concert des nations et du commerce mondial. Le basculement global vers des modes de gouvernance autoritaire ne fait donc aucun doute. Analyser leurs variantes, leur présence hégémonique ou tendancielle dans les différentes contrées de la planète ne peut être qu’une entreprise collective qui nécessite, entre autres, de s’entendre sur le sens des mots. Dans l’effort de définition de nos malheurs présents et à venir, la question de l’emploi du terme « fascisme » se pose avec acuité.

Cinquante années de fréquentation des discours contestataires incitent à se méfier de l’usure des termes. La « fascisation du pouvoir » était un refrain obligé du gauchisme soixante-huitard. Thématique portée à son paroxisme quand des maoïstes français s’approprièrent sans vergogne l’imaginaire de la Résistance. Ils chantaient « Nous sommes les nouveaux partisans » pour mener des actions, certes souvent sympathiques, mais où ils risquaient au pire d’écoper de quelques mois de prison - et non pas d’être torturés à mort ou fusillés au Mont Valérien. Signalons quand même que, sans avoir eu jusque-là une telle centralité dans le discours, cet abus de langage n’était pas nouveau : ce sont les mineurs du Nord en grève en 1947, ceux-là même qui avaient mené un mouvement semblable sous l’Occupation, qui, confrontés aux Compagnies républicaines de sécurité à peine créées, ont lancé les premiers le slogan : « CRS-SS ». Et quand De Gaulle revint au pouvoir en 1958 dans les conditions qu’on sait (ou que Wikipédia vous dira), du Parti communiste aux cercles d’extrême-gauche, on parla de coup d’Etat fasciste. La dévaluation du terme s’accéléra par la suite quand, dans les relations interpersonnelles, tout comportement autoritaire ou accusé de l’être fut déclaré « facho ».

1. La brute

Il y a cependant un point, au moins, pour lequel la référence au fascisme historique et à son rejeton nazi, garde une vraie pertinence : c’est la mise en scène de la brute et de sa brutalité comme idéal politique. Relevons au passage que, par un mauvais tour de cette langue instituée sous domination masculine, le français attribue le genre féminin à un type humain presque uniquement incarné par des hommes. Mais nous ferons avec ce hiatus. Comme il faudra faire avec l’étymologie qui relie le mot à brutus, la bête, soit une animalité qui incarnerait à la fois la force et la stupidité. Epargnons aux bêtes les stigmates de la violence sans retenue et de la sottise, qui n’ont en ce qui les concerne aucun fondement scientifique, mais conservons-les pour cette figure politique d’aujourd’hui, la brute. La brute se caractérise à la fois par l’exhibition de la force et l’imbécilité de son discours. Il y aura bientôt dix ans que j’écrivais :

« C’est une question sur laquelle je reviens périodiquement sans jamais l’éclaircir d’une manière tout à fait satisfaisante : la part déterminante de l’imbécillité dans l’idéologie fasciste. Pour en avoir une illustration, il suffit de de lire La prise de Makkalè de Camilleri, ou de revoir ces bouts de films grotesques où Mussolini bombe le torse, discourt à grands gestes bouffons, défile, court et saute torse nu. Comment la grande majorité de la population italienne, y compris la grande majorité de l’intelligentsia, où les esprits fins et cultivés abondaient, a-t-elle pu s’accommoder de tant de sottises - en tout cas jusqu’à ce que les lois raciales et la guerre a casa viennent déranger le confort quotidien ? En réalité, il est à craindre que, tout comme une part notable de la population italienne a aimé plus tard Berlusconi non pas malgré sa vulgarité et sa corruption mais à cause d’elles, l’idiotie revendiquée du fascisme ait constitué un de ses plus puissants attraits. »

Bien sûr, il manque à ces considérations le rappel que le triomphe de l’imbécillité ne s’est pas accompli sans la terreur squadriste, l’emprisonnement et l’exil intérieur des opposants, le meurtre et l’huile de ricin. Néanmoins, c’est un fait peu discutable qu’une grande partie de la population italienne ne s’est pas seulement accommodée du fascisme, mais que, jusqu’à la guerre au moins, elle y a adhéré.

En dix ans, l’invasion de l’espace public par les Hanounâneries aura bien fait reculer l’étonnement du commentateur devant les errances du passé. Il faut dire que les berlusconeries qui s’étalaient sur les écrans d’outre-Alpes à la fin du siècle dernier indiquaient déjà la transformation en cours. Sans avoir à mobiliser les bataillons du CNRS pour enquêter, on peut avancer que les puissants ont su de tous temps utiliser à leur profit les dispositions humaines à l’idiotie. Celles-ci n’ont pas augmenté ces dernières décennies, elles ont simplement fait l’objet, par le truchement des écrans, d’une organisation industrielle de plus en plus développée. L’économie de l’attention est d’abord une économie de l’idiotie : ce moment où le réflexe critique s’éteint dans l’attrait de la secousse sensationnelle est au fondement de la fortune des Gafam. Hormis le porno, (provisoirement ?) écarté pour des raisons à creuser, quoi de plus sensationnel qu’une brute qui éructe ? Au cœur du fascisme du XXe siècle, il y avait une exhibition physique, génialement caricaturée par Chaplin, et dont la prégnance sur les foules fut inséparable du développement de l’industrie cinématographique – et plus généralement des techniques permettant d’envahir les champs sonores et visuels. Au XXIe siècle, d’Hanouna tout en plastron à Macron en manches de chemise dans ses performances de communicant, de Trump levant le menton à Poutine torse nu sur son cheval ou écrasant ses interlocuteurs par la longueur de sa table, la mise en scène des corps garde une place centrale dans les formes de domination par les écrans. Si on ne peut certes pas l’assimiler à un régime fasciste, la fascination de la Macronie pour les brutes est frappante. Sans s’attarder sur Darmanin et son amour des gros tonfas, qui aurait pu imaginer, au siècle dernier, qu’il pût exister un président de l’auguste République française parlant en public comme une brute au coin de la rue : « qu’ils viennent me chercher ! », un président fasciné par une petite frappe de quartier monté en graine comme Benalla ?

Gérer la société comme une entreprise est le projet de la révolution du capital que s’efforce d’incarner Macron. Or, rien n’est plus proche de la brutalité organisée que le monde de l’entreprise. Et rien n’est moins étranger à l’organisation officielle de la violence que l’organisation du travail. D’où l’importance du modèle militaire dans la naissance au XIXe siècle du métier d’ingénieur conseil [1]. Ce n’est pas un hasard si les Ressources humaines ont vu passer tant d’anciens officiers. Et pas un hasard non plus s’il y a, comme l’a montré Johann Chapoutot, une continuité essentielle dans la transformation de tant de dirigeants nazis en managers. Mais si, dans l’après-guerre, les anciens gouverneurs coloniaux ou ex-SS avaient troqué les bottes et la cravache pour le trois-pièces et la cravate, à partir des années 80, quand triomphe l’idéologie néo-libérale de la concurrence généralisée, le sport de compétition, que les classes dirigeantes approuvaient comme opium du peuple mais regardaient de loin, a fait une entrée spectaculaire dans la culture des dominants, avec ses carrés VIP dans les stades, tandis que triomphait le coaching traitant le corps de qui peut se le payer comme un capital à développer. Tout cela a beaucoup fait pour que le modèle du manager enrichisse son personnage de capitaine avec une forme ou une autre d’exhibition corporelle visant à subjuguer – jusqu’aux terrifiants patrons de la Silicon Valley cultivant leur ressemblance avec des images de synthèse. Elon Musk défiant Mark Zuckerberg dans un combat de MMA offre un raccourci saisissant du rapport au monde que l’un et l’autre promeuvent.

Après le 11 septembre 2001, les Etats Unis se sont sciemment affichés, de Guantanamo aux drones tueurs, en Etat tortionnaire et serial killer. Ce faisant, ils ont assumé une rupture éthique qui a essaimé partout et fait entrer la planète dans une ère nouvelle [2]. Depuis deux décennies, la présence massive au niveau mondial de l’antiterrorisme comme mode de gouvernement, et avec elle, la valorisation de la brute tueuse des Shoot ‘em up accompagnent et renforcent la brutalisation de la vie publique. L’Etat d’urgence s’installant pour l’éternité, sois toujours du côté de la bonne Brute : tel est le commandement adressé aux humains apeurés du troisième millénaire. Tel est le cœur du fascisme qui vient.

Poutine ne s’y est pas trompé puisqu’il a su reprendre avec un certain talent ce rôle de Brute planétaire que les Etats-Unis ont installé pour longtemps au sommet des modes de gouvernance, mais qu’ils ont du mal à tenir pour des raisons internes (la fragmentation de la société nord-américaine), et externes (la multiplicité des fronts). Modi avec son parti pogromiste et ses tueurs à moto, Xi Jin Ping et ses séides éliminant spectaculairement ses oppositions se font pour l’heure moins remarquer que le gangster du Kremlin qui tue tout ce qui bouge, d’Anna Politikovskaïa à Navalny en passant par Prigojine. Mais le despote indien et le dictateur chinois sont tout autant que lui représentatifs du triomphe de la politique de la Brute. Dans ce contexte mondial, caractérisé, après un Grand Renfermement censé sauver des vies, par un retour des guerres qui vont de plus en plus en supprimer, Macron jouant au commandant en chef avec son Conseil de défense chargé de gérer autoritairement la crise de la Covid, puis lui et son clone premier ministre répétant de manière toujours plus grotesque le mantra du « réarmement » à propos de tout et de n’importe quoi, ces gesticulations et ce psittacisme peuvent aussi bien être compris comme de sinistre augure. Le fascisme et la guerre sont des frères jumeaux.

La deuxième partie de ce texte consacrée à la figure de « La victime » sera publiée dans le prochain numéro de lundimatin.

Serge Quadruppani

[1Cf Odile Henry, Les Guérisseurs de l’économie, Sociogenèse du métier de consultant (1900-1944), CNRS Editions, 2012

[2cf mon article dans le numéro de février de CQFD, « L’antiterrorisme : brève histoire d’une technique de gouvernement »

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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