La Magie Planétaire de Alf Hornborg

Technologies d’Appropriation De la Rome Antique à Wall Street
[Note de lecture]

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#280, le 22 mars 2021

Voilà un très grand et bel ouvrage ; voilà l’ouvrage que nous attendions.
Un grand ouvrage d’anthropologie générale critique.
Critique, c’est-à-dire réflexif (lire l’introduction, pp. 5-17).
Un grand ouvrage qui s’inscrit dans la lignée des théories critiques (depuis l’école de Francfort) et qui renouvelle la pensée critique.

Ou encore, un ouvrage qui repense le matérialisme historique. Et, exactement, la théorie des Systèmes Mondes, depuis Arghiri Emmanuel, Immanuel Wallerstein et André Gunder Frank (tous ces auteurs qui ont bercé notre jeunesse) [1].

Précisons : un grand ouvrage d’anthropologie critique du monde (world system and earth system) qui intègre toute la pensée critique des systèmes mondes en la déplaçant vers la critique écologique (style Nicholas Georgescu-Roegen et son analyse thermodynamique de l’économie [2]).
Avec l’idée centrale du transfert d’entropie.
Transfert d’entropie défini par l’usage des ex-colonies comme zones d’approvisionnement agricole ou énergétique on comme poubelles de la modernité occidentale.

Renouvellement de l’idée d’échange inégal, idée déjà retravaillée par Arghiri Emmanuel, l’inventeur du concept d’échange inégal (voir note 1).
Incitons le lecteur, après avoir lu l’introduction de l’ouvrage, à se précipiter sur la section remarquable : la technologie comme transfert de l’esclavage (pp. 41-44).
Comme il est impossible de résumer un tel magnifique ouvrage, qu’il faut lire crayon à la main, nous n’en indiquerons que quelques lignes directrices ; pour conclure brièvement par une critique de la pensée critique ou de la politique censée découler de cette pensée critique.
Mais nous recommandons de lire tout l’ouvrage avec attention, qui est la plus formidable introduction à l’analyse critique du monde (économique).
Partons d’un point clé qui définit l’économie monde : l’inégalité (nous avons toujours affirmé que le grand principe de l’économie était l’inégalité : dans le monde de l’économie tous les humains sont inégaux).
Le système monde est caractérisé par l’inégalité.
Et cette inégalité s’exprime de manière « écologique » (thermodynamique) par le transfert d’entropie.
Le centre occidental, riche, développé, technologiquement organisé, ne peut « se soutenir » que par la prédation énergétique (ou le contrôle de l’agriculture), prédation qui renouvelle l’économie esclavagiste (triangulaire) et sa « mondialisation », la forme caractéristique de l’accumulation primitive (répétée).
Cette accumulation primitive se poursuivant sans cesse, aujourd’hui même, au moyen de l’échange inégal écologique (le cas du Congo, RDC ex-Zaïre, étant emblématique).
L’inégalité peut être pensée dans les termes d’un modèle énergétique, reconfigurant les analyses de Georgescu-Roegen.
Et, là, nous renvoyons au travail méticuleux, d’Alf Hornborg, de critique de l’analyse de la valeur (lire le chapitre 2, Terres, énergie et valeur dans le Technocène, pp. 31-63, et le chapitre 5, Quand la monnaie était conçue comme une forme d’énergie fictive : quelles relations entre l’économie et les sciences physiques ? pp. 125-152).
La valeur économique, le prix de marché, n’a aucun rapport avec les relations physiques (ou thermodynamiques) qui soutiennent les productions (l’entropie : lire les pages 252 à 256).
Il est possible de développer une sorte de double comptabilité, la comptabilité monétaire d’une part (celle de la profitabilité), et la comptabilité thermodynamique d’autre part (celle de la dégradation de l’énergie). Non seulement ces deux comptabilités ne se correspondent pas, mais elle signalent une sorte de « contradiction », repérée par le terme d’échange inégal.
Comment penser le profit si « rien ne se crée », mais au contraire « tout se dégrade » ?
Le profit ne peut donc n’être qu’un transfert asymétrique (profit upon alienation).
Sur cette base, déjà remarquable d’un renouvellement des thèses d’Arghiri Emmanuel, peut se déployer une pensée critique de la technologie comme transfert d’esclavage.
Et sans doute le thème le plus important de l’ouvrage est-il la critique de la technologie.
Mais cette critique ne peut se penser hors du schéma général de l’inégalité ou de la prédation écologique. Aucune technique n’étant pensable en dehors du cadre social-symbolique qui la rend possible, de l’esclavage antique à l’extorsion énergétique contemporaine.

Essayons de suivre Alf Hornborg.

« La technologie se réfère ici non pas aux plans ni aux connaissances en ingénierie servant à construire une machine ou une infrastructure particulière, mais à cette machine ou à cette infrastructure comme à une entité matérielle qui nécessite des investissements récurrents en carburants et en travail de maintenance pour fonctionner sur une longue durée.
J’ai consacré la majeure partie de cet ouvrage à démontrer que l’opération continue d’une technologie dépend de flux asymétriques d’énergie, de temps de travail et/ou d’autres ressources.
La technologie moderne dépend inévitablement des tarifs des flux de ressources organisés par l’économie. » (p. 244)

« Le progrès technologique peut donc être davantage conçu comme une forme d’économie et de libération du temps de travail humain et des espaces naturels dans les régions au cœur du système monde, aux dépens du temps et de l’espace perdus dans la périphérie » (p.245)

« L’existence de flux asymétriques de temps de travail dans les économies modernes a été démontrée par les économistes travaillant dans la tradition marxienne (Arghiri Emmanuel) tandis que les flux asymétriques de terres signalent la présence de ce que j’ai appelé un échange inégal écologique. Le facteur de production auquel je donne le nom de « terre » pouvant être subdivisé en matières premières, en énergie et en espaces écoproductifs. » (p. 245).

Bien entendu en nous centrant sur la question (cruciale) de l’inégalité, nous négligeons une grande part de la richesse de l’ouvrage (mais nous incitons fortement le lecteur à la découvrir) :
L’anthropologie générale des systèmes symboliques ; ces systèmes symboliques qui soutiennent les technologies.
L’ouvrage est alors particulièrement intéressant par son analyse de la monnaie comme objet social-symbolique (la sémiotique de la monnaie).

« Comme d’autres systèmes de signes, la gestion de l’argent a fini par devenir un jeu à part, dont les règles sont constamment réécrites. Les créateurs humains de l’argent sont désormais subordonnés à la logique de leurs artefacts. » (p. 248)

Le fétichisme de la marchandise ne peut être compris qu’en pensant le fétichisme de la monnaie.

« L’innovation technologique que représente le moteur à vapeur de James Watt n’aurait jamais eu lieu, ou n’aurait jamais été utile, sans l’existence d’une forte demande mondiale pour des étoffes de coton bon marché parmi les marchands d’esclaves venant d’Afrique de l’Ouest et des propriétaires d’esclaves américains.
L’esclavage, les plantations esclavagistes et le commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques ont été au fondement de la révolution industrielle. » (p. 250)

« La machinerie industrielle et les infrastructures sont des formes de cristallisation des relations de pouvoir et des relations sociales d’échange. Une machine opérationnelle n’est pas moins dépendante des flux continus de ressources que ne l’est un organisme. » (p. 250)

« Si la technologie est une question d’accès à l’énergie et si l’accès à l’énergie est une question monétaire, alors la technologie est une question monétaire.
Cette déduction pose la question de savoir comment distinguer entre technologie et magie, étant donné qu’elle nous mène au constat que l’agentivité matérielle des artefacts technologiques repose sur des stratégies sociales de pouvoir ou d’échange, tandis que cette contingence, comme dans toute forme de magie, est dissimulée à nos yeux. » (p. 250)

Nous avons donc un immense ouvrage de critique, d’analyse critique du monde, qu’il faut mâcher, méditer, dont il faut s’imprégner.
Et qui peut être placé dans une constellation d’analyses critiques.
Et notons bien : il s’agit d’un ouvrage de « sociologie générale critique ».
Qui ne se place que du point de vue du monde ; même si ce point de vue est déconstructif.
Nous avons une théorie critique du monde.
Et qui pose de nouveau la question de la critique : la critique est nécessaire, tout à fait nécessaire (mais maintenant foisonnante), mais la critique est insuffisante.
La critique de la critique ayant montré que la déconstruction nécessaire ne suffisait jamais pour rendre « la sortie » effective.
La critique, par pente assurée, pousse à la condamnation morale, certes nécessaire (lire pp. 248-249, puis reprendre le chapitre 8, Repenser la monnaie pour freiner et résister à la mondialisation, pp. 209-242), mais qui ne définit jamais une « stratégie politique ».
Si l’économie doit être bordée par la critique morale, si Gaïa est infectée par le virus de la monnaie, et si la monnaie est une construction symbolique historique, un simulacre, il n’en résulte pas pour autant que nous puissions refaire un monde sans monnaie (méditer et critiquer les pp. 258 à 262).
La question est beaucoup plus redoutable.
Et il y a une sorte « d’asymétrie » (idéaliste) dans les développements critiques d’Alf Hornborg : autant la théorie critique du monde est développée dans des détails historiques de « longue durée », autant « le programme de sortie » de ce monde (économique et monétaire) est privé de toute dimension historique.
On le sait bien, l’indignation morale ne supporte pas l’attente.
Toute génération nouvelle voudrait bien (et imagine) que la « libération » sera pour elle. Et trépigne d’impatience.
Si l’ouvrage d’Alf Hornborg peut nous aider, et de beaucoup, à accéder à la question redoutable de « la sortie » (hors de l’économie monétaire), il est cependant nécessaire d’aller, beaucoup, plus loin. Autrement « la sortie » ne restera qu’un vœux.
La déconstruction doit s’appuyer sur une anthropologie critique comme celle que développe Alf Hornborg, doit s’appuyer sur une telle magnifique analyse critique, néanmoins elle exige beaucoup plus.
Alf Hornborg reste enfermé dans le monde qu’il critique. En témoigne sa proximité avec l’analyse économique (en nos termes Alf Hornborg ne sort pas de « l’économie générale », version Georgescu-Roegen, voir la note 2 sur la trajectoire économiste, bien que critique ou déviante, de l’auteur de l’analyse thermodynamique de l’économie).
Le livre d’Alf Hornborg est magnifique. Mais en tant que demi-analyse critique.
Par contre le poncif, de la pensée critique, « la pensée de Hornborg a le mérite de rendre cette sortie [de l’économie] non seulement réaliste mais réalisable – ce qui nourrira sans nul doute les débats comme les stratégies politiques de la critique radicale », ce stéréotype (idéaliste) n’est pas recevable.

La critique de la critique, qui est maintenant développée depuis longtemps [3], doit s’adjoindre à la critique. Comme une analyse théorique des « coupures événementielles » doit s’adjoindre à la théorie critique du monde [4].

[1Lire André Gunder Frank, Entropy generation and displacement, the nineteenth century multilateral network of world trade ;
In Alf Hornborg and Carole Crumley, The World System and the Earth System, Global Socioenvironmental Change and Sustainability since the Neolithic, 2007.

[2Bien sûr tout le monde connaît bien Nicholas Georgescu-Roegen ; rappelons seulement que son premier ouvrage, préfacé par Paul A. Samuelson, était un ouvrage de de critique de l’économie.
Analytical Economics, Issues and Problems, Harvard UP, 1967 ;
Voir le dernier article de l’ouvrage :
Mathematical Proofs of the Breakdown of Capitalism, 1960.
L’ouvrage de Georgescu-Roegen, mobilisé par Alf Hornborg, étant le plus connu : The Entropy Law and the Economic Process, Harvard UP, 1971.

[3Fixons arbitrairement le point de départ de cette critique (matérialiste) de la critique (idéaliste) dans l’ouvrage de Sloterdijk, Critique de la raison cynique, 1983.

[4En complément de l’analyse critique, lire :
Sept Thèses sur la Destitution (Après Endnotes), LM 279, 14 mars 2021 ;
Punk Anarchism, LM 277, 1er mars 2021 et LM 279.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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