L’utopie véritable

Agustín García Calvo

paru dans lundimatin#258, le 12 octobre 2020

Nous avions publié en février dernier, à l’occasion de la parution de l’essai Histoire contre tradition. Tradition contre Histoire aux éditions La Tempête, un entretien avec son auteur, Agustín García Calvo, intitulé « Contre le Temps et le Pouvoir ». En guise de prolongement, voici un court texte initialement paru dans le numéro 2 de la revue espagnole Tres al cuarto, en mai 1997, et repris dans le recueil Contra la Realidad. Estudios de lenguas y de cosas (Lucina, Zamora, 2002), où il était sobrement précédé de la phrase « Pour ceux qui se posaient des questions sur les utopies ».

Si chacun était capable de regarder attentivement en soi, il se rendrait compte que chacun par en dessous est fou, que nous sommes tous fous, et que nous vivons, par en bas, dans une folie très secrète qui nous permet là les plus insolites audaces, sauts et liens avec les autres et le monde. Et nous sentons donc, par en dessous, mais avec clarté, la condition de démence de la normalité, la simplification et la misère de l’organisation et de la vie sociales à laquelle, par au-dessus, chacun participe. Ainsi, ce qui se passe par au-dessus, c’est que nous faisons comme si nous y croyons, alors qu’en ce sens nous savons (par en dessous) que nous menons une vie de fiction et de mauvais théâtre (la vie réelle), soutenue uniquement par la « peur de vivre » qui s’est établie dans le commencement des temps (avec l’Histoire) de tous et de chacun. Là est l’utopie véritable, le lieu sans lieu du désir, tandis que les utopies idéales ordinaires, qui veulent épouser la Réalité, sont de ce fait condamnées à se situer dans le Futur, espace de l’illusion dominante qui a pour nom Réalité. Mais l’utopie véritable est ici, maintenant, en moi où je ne suis personne de réel. Et il se peut que la seule différence entre les uns et les autres soit dans le degré de foi, dans la mesure où chacun s’identifie avec son personnage réel (fictif) et devient, par conséquent, insensible à la divine folie qui court en lui, par en dessous, entre les chairs.

Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez, avec la collaboration de Marjolaine François.

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