Génocide de Gaza, la fable du crime de guerre dans le fascisme fossile

Kandisha

paru dans lundimatin#400, le 24 octobre 2023

Une des questions qui a été, peut-être, la plus mal comprise par le camp des progressistes – et, bien entendu, reçue avec la plus grande mauvaise foi par le camp fascisé – a été celle de savoir pourquoi une certaine gauche refusait, avec obstination et insistance, de désigner les indéniables atrocités commises par le Hamas – réelles pratiques de terreur – du terme de « terrorisme ». Le texte de Kandisha rappelle en quoi le concept de « terrorisme » implique la négation impériale de l’état de guerre décolonial, refoulé sous l’apparente « paix blanche » et son hypocrite statu-quo. Il revient sur la nature et les propriétés de cet Empire colonial polycidaire ou « éco-ethno-géno-cidaire », fondé en sous-main sur l’hégémonie de ses États fossiles et son extractiviste/destructiviste fascisme fossile. Une analyse historico-théorique du génocide en cours à Gaza.

De la matraque au génocide

Place de la République, le 12 octobre 2023 plusieurs milliers de personnes sont présentes pour manifester leur soutien à la dignité des gazaoui.es malgré l’interdiction préfectorale. Alors que le quadrillage policier commence et que les menaces de première sommation retentissent au bout de la première demi-heure du rassemblement, les slogans sur la responsabilité politique du gouvernement français face au mouvement génocidaire en train de se faire dans la bande de Gaza détonnent avec force. Nous sommes une grande majorité de jeunes français de moins de 30 ans. Les drapeaux palestiniens, français, algériens, marocains, turques, tunisiens, égyptiens, iraniens ou indonésiens sont brandis réunissant une histoire qu’ont su prendre en charge il y a 60 ans déjà, les mouvements des non-alignés et ses échecs. Par échecs, entendons la contre-réaction forgée par l’Empire pour placer des gouvernements clientélaires et dictatoriaux afin de garder la mainmise sur ce système que le Zetkin collective nomme le fascisme fossile [1].

Ainsi, pour aller plus vite, le fascisme fossile est la force éco-ethno-géno-CIDAIRE, en somme polycidaire qui a été généralisée dans l’Empire par son renforcement dans l’idée de système international et ses institutions (du FMI, à l’ONU à l’éducation nationale) et ses modes de vie. Le fascisme fossile, c’est donc ce qui va lier les eaux croupies balancées par les CRS, les gaz toxiques, les coups de matraque et les interpellations de la place de la République sur un appel à l’arrêt sans concession du génocide à Gaza en train d’opérer. Ici, c’est l’absence des visages palestiniens et l’hyper présence empathique pour les victimes civiles et militaires d’Israël dans le PAF qui viennent légitimer le droit naturel de l’état nation israélien à se défendre, c’est-à-dire raser Gaza et coloniser le reste du territoire palestinien. Là-bas, à Gaza, c’est le génocide soft (slow-motion genocide) qui s’est transformé en acte effectivement génocidaire depuis maintenant une semaine. Même auprès de nos amis les plus progressistes et pour la souveraineté du peuple palestien, c’est le terme de « guerre » ou sa juridiciarisation comme « crime de guerre » qui est scandé pour qualifier une situation qui aurait été celle de la paix avant l’intervention militaire du Hamas à la frontière palestinienne ; la paix blanche [2] qui est la forme du colonialisme de peuplement depuis 1492. Nous défendons que la disparition pure et simple d’un territoire et d’un peuple se pensant comme tel, lorsqu’il n’est pas reconnu par l’Empire, est l’inconscient collectif de ce dernier, c’est-à-dire sa production génocidaire. Cet article sera l’occasion de revenir sur la matrice polycidaire de l’Empire occidental au sein de l’histoire coloniale dans laquelle vient s’exprimer, dans sa production normalisatrice, le discours presque séculier de la guerre israelo-palestinienne.

De la fable du droit de la guerre

Pour que la guerre ait littéralement lieu - et en cela convoquer la fable du droit de la guerre – il faut une reconnaissance mutuelle des belligérants entre eux. L’accusation de terrorisme envers le parti élu démocratiquement du Hamas est illustratrice de l’acceptation d’une force coloniale qui pense sa contestation non pas comme guerre mais comme trouble et vulnérabilisation de l’ordre social : le terrorisme. Cette dénomination illustre la fonction polycidaire de l’Etat israélien, dans le sens que la non-reconnaissance du parti adverse a encouragé, voire façonné, la condition terroriste des terribles actions portées par les soldats palestiniens en ce jour du 9 octobre 2023 comme ultime solution.
Premièrement, le Hamas est un groupe dont les financements et la légitimité furent encouragés par le gouvernement israélien afin de diviser la demande de reconnaissance d’une unité nationale palestinienne et de prolonger la conquête des anciennes unités territoriales sous domination anglaise avant 1948.
Deuxièmement, le blocus israélien et international sur le libre déplacement des populations à Gaza et les revendications à la vie digne des jeunesses précarisées par le capitalisme d’apartheid n’a laissé que l’entrevue de la terreur, ce qui a provoqué le terrible massacre en cours, malgré toutes les tentatives politiques palestiniennes. Ainsi, à la suite du blocus de Gaza dont la liberté de circulation et de production économique est contrôlée par le marché israélien et les perfusions clientélaires de l’aide européenne au développement, son effacement est maintenant nécessaire. C’est en cela que l’universitaire théoricien libéral de la guerre Michael Walzer l’énonce aussi clairement, au nom de la guerre juste qui doit supprimer toute menace en dehors du fascisme fossile : « réduire la qualité de vie à Gaza, où elle est déjà faible, a pour objectif d’exercer une pression sur quiconque est politiquement responsable des habitants. Nous espérons que ces personnes responsables se retourneront alors contre ces forces indéfinies qui persistent à attaquer Israël. La même technique a été appliquée au Liban où ces forces ne sont pas aussi indistinctes » [3]. La stratégie du blocus israélien au sujet de Gaza est donc la continuité de la conquête coloniale de l’ensemble des frontières de l’ancienne Palestine.

Si nous énonçons ce constat, c’est d’abord pour faire entendre le partage entre civilisation et barbarie que pose le champ sémantique de la distinction entre la guerre et le terrorisme. Ce que vient ainsi tristement illustrer ce partage politique de la pensée nationaliste coloniale affirmé depuis 1492, c’est surtout l’absence du droit de la guerre dans le génocide en cours de la population gazaouie. A la suite des attaques de 2001, un des anthropologues les plus reconnus outre-Atlantique, Talal Asad, exprimait dans son ouvrage Attentats-suicides [4] la façon dont le droit de la guerre ne s’appliquait pas à la raison d’état.

« La violence étatique contre des civils peut précéder et outrepasser la guerre au sens formel du terme, en particulier lorsqu’il s’agit d’une guerre d’indépendance (…) définir le terrorisme en tant que catégorie légale particulière implique donc des choix politiques complexes quant aux limites de l’autorité étatique établie et des droits des mouvements qui la contestent. »

Ce que nous indique ici cette mise en terrorisme c’est ainsi la capacité de l’Empire à transgresser des cadres de sa propre énonciation du droit de la guerre pour se consolider au nom de sa mission universelle. Selon Asad, la dénomination terroriste permet « l’exercice violent de la liberté en dehors du cadre de la loi » alors que « cette même loi repose sur la violence coercitive et en dépend continûment ».

Le génocide dans ses productions paranoïaques s’exprime le 7 octobre à la suite des attaques dans les mots du ministre de la défense du gouvernement Netanyahou : « J’ai ordonné un siège complet de Gaza. Nous combattons des animaux-humains et agissons en conséquence ». Cette vulnérabilité portant sur la continuité de la paix civile en interne qui s’exprime par la déshumanisation, révèle en soubassement la culpabilité insoutenable de la production mortifère de l’Empire qui ne peut supporter, à partir d’un certain niveau d’ethnocide, l’existence des damnés. Le droit de la guerre ne s’applique alors qu’aux éléments internes des conditions de citoyenneté internationale, tout comme il n’inclut pas la guerre comme annihilation génocidaire. Pour autant, il n’y a de réelle condamnation de crime de guerre et de crime contre l’humanité que pour ceux qui sont en dehors de l’Empire fossile ethno-éco-génocidaire. L’acte inhumain devient humain car il empêche la profusion de sang à long terme pour le coté civilisé. Le reste rentre dans le domaine de la gestion sécuritaire expertisée du terrorisme et son économie politique dont les entreprises israéliennes, françaises, américaines, chinoises et russes en sont les leaders mondiaux. Ces formes de technique de mort convoquent ainsi une lutte contre les terroristes qui n’est d’autant pas une guerre, vue qu’elle se fait à distance via drones, géolocalisation et lancers de missiles. Ces « animaux-humains » sont sujets au même ordre qu’énonçait le théoricien de la démocratie Alexis de Tocqueville à propos de la conquête de l’Algérie : « Le second moyen en importance après l’interdiction du commerce est le ravage du pays. Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire » [5]. Cette forme de faire colonie de peuplement se retrouve ainsi en tension dès les débuts du mouvement sioniste.

Subversion du Kibboutz par l’Empire

Le jeu paranoïaque du gouvernement fasciste israélien sur la tragique histoire génocidaire de l’Europe vis-à-vis des assignés juifs rejoue les débats internes propres aux mouvements sionistes et kibboutzim captés et transformés par l’histoire impériale. Cette prise de terre qui est la suite des manœuvres de la création de l’Etat israélien aux jeux complexes post-coloniaux au sortir de la seconde guerre mondiale et aux violences du mandat britannique. La finalité du peuple juif doit trouver sa raison dans l’État civilisateur et pour se faire, il cherche plusieurs territoires à coloniser qui se trouvent majoritairement au sein de l’espace colonial britannique : Afrique de l’Est, le projet Ouganda au Kenya ou alors au Congo belge qui sera l’objet des débats du Congrès Mondial Sioniste de 1903. Or c’est en 1905 - et après le refus de l’établissement d’un Etat juif au sein de l’Empire ottoman en 1901 - que le Congrès mondial sioniste s’engage à créer un État national juif sur les anciens territoires des royaumes de Judas et d’Israël comme seule et unique résolution du climat antisémite propre à l’Europe. Cette raison d’état repose dans sa généalogie sur une idéologie progressiste et socialiste en particulier chez son théoricien sioniste Theodore Herzl qui s’exprimait en ces terme en 1896 : « Pour l’Europe, nous formerions là-bas [en Palestine] un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie. Comme État neutre, nous aurions des relations avec toute l’Europe, qui garantirait notre existence » [6] .

La conséquence de la reconnaissance, en répondant à l’interpellation de la communauté internationale, de la structure étatique pour les juifs par l’impérialisme ne se fait pas sans oubli et trahison des fondements même de la culture juive qui s’est trouvée être les kibboutzim. Attardons-nous un peu sur ce point. La culture juive – au même titre que la culture musulmane qui repose sur des grandes migrations et la non-référence au cadre étatico-national - n’est pas une culture fasciste. Le mouvement kibboutzim [7] qui apparaissait comme un idéal socialiste-anarchiste prônant un retour à la terre sur le mode de l’auto-organisation et de la coopérative agricole tendait justement à produire une utopie politique alternative à l’Etat-nation. Or, la décivilisation des jalons anarchistes de la culture juive qui s’exprimait dans les kibboutz via l’interpellation de la nécessité de la création d’un Etat-nation juif, a transformé cette utopie socialiste en force colonisatrice de peuplement et de remplacement des Palestiniens pour faire territoire national. C’est à partir d’un certain mythe de l’autonomie, déjà porté par la volonté de ne pas faire avec les populations arabes sur place que sa transformation en désir de nation forte peut quelque part expliquer que la première expérience de la formation du peuple juif en tant que nation éprouve encore sa jeune puissance impériale polycidaire par la violence en cours.

Ce que l’on peut justement y voir, c’est que la force agricole des kibboutz a été subvertie au travers de l’histoire coloniale occidentale dont on peut tracer la répétition qui s’exprime dans la colonisation de l’Amérique, puis de celle de l’Algérie - à travers la départementalisation - se mariant à l’appareil répressif et administratif national-colonial via sa reconnaissance officielle par l’ONU. Cette nécessité est à la fois interne au discours sioniste du dix-neuvième siècle avec pour slogan « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », mais elle sert aussi à se ranger derrière le jeu diplomatique et colonial du fascisme fossile de 1947 dans le jeu où les deux blocs œuvrent pour le maintien de la base fossile et pétrolière de leurs économies. Enfin, l’arrivée massive de capitaux pour accélérer la création de l’État d’Israël voit une prise du pouvoir par les maîtres de plantations venus s’installer sur la terre palestinienne après la guerre de 1947, faisant que les Israéliens récupèrent 80% du territoire après une guerre de résistance qui deviendra la Nakba : la catastrophe. Il faut préciser que cette catastrophe n’est pas seulement le fait du remplacement territorial des palestiniens par les israéliens - ce dont le mot d’ordre « quittez Gaza ou la mort » fait écho – mais que la colonie de peuplement trouve une aliénation de classe et de races, en employant par exemple des travailleurs arabes qui représentent une main d’œuvre moins chère à condition qu’elle relève de sa propre loi du travail. Cette polarité de tension se retrouve dans la mise en guerre raciale des classes subalternes internes à l’Etat d’Israël : arabes palestiniens, juifs arabes, chrétiens arabes sont ainsi institués par la fonction raciale du capital en groupes subalternes à exploiter dans une des économies les plus innovantes au sein des technologies sans qui le fascisme fossile ne peut fonctionner.

Quel autre dénouement pourrait être envisagé face à ce génocide en cours ? La demande évidente de l’arrêt des bombardements est une priorité. A terme, la première solution réside dans le refus des frontières et des nationalités, une notion que l’on retrouve dans les traditions juives et musulmanes, et qui s’exprime dans la demande de dignité du peuple palestinien, qui a subi la honte due à la conquête et à l’enfermement imposés par Israël. Comme toute répression, destruction délibérée ou génocide, cette situation révèle une vulnérabilité liée aux tensions et aux contradictions de cet État nationaliste, libéral et pseudo-démocratique. Par conséquent, l’État s’oriente vers la désignation floue de la figure du terroriste, insinuant que quiconque conteste est potentiellement un terroriste. Dans ce contexte, le génocide gazaouïs en cours est justifié au nom de l’histoire et de ses mythes de rédemption eschatologique.

L’Occident impérial favorise cette situation pour maintenir le statu quo et renforcer son arsenal répressif, sa sécurité nationale, et son nationalisme, ainsi que pour renforcer sa suprématie fasciste fossilisée. Cela soulève des questions sur l’éthique de l’urgence et de l’état d’urgence, la question du mal, l’identification et l’expiation des actes commis. Le polycide des espaces contestataires pourrait trouver une issue grâce à la prolongation des réseaux transnationaux capables de gérer des territoires d’évasion. Cependant, il est essentiel de choisir judicieusement ces voies d’évasion pour éviter que chaque acte de rébellion ne soit détourné, capturé et utilisé pour restreindre davantage les possibilités de vie meilleure. En cela, il est important de ne pas se laisser diviser et de ne pas céder à la pulsion nihiliste induite par le régime politique colonial et impérial, tourner le dos à un moment à l’Histoire pour regarder en face les crimes, les morts commis par notre civilisation raciste, impériale, sexiste, extractiviste…

Kandisha

[1Zetkin collective, Fascisme fossile  : l’extrême droite, l’énergie, le climat. Paris : la Fabrique éditions. Print.

[2Robert Jaulin, La paix blanche. Introduction à L’ethnocide, Paris, Editions du Seuil, 1970, 428

[3Michael Walzer, De la guerre et du terrorisme, Bayard, Paris, 2004

[4Talal Asad, Attentats-suicides  : questions anthropologiques. Bruxelles : Zones sensibles Pactum serva, 2018. Print.

[5Alexis de Tocqueville, Travail sur l’Algérie, 1841

[6Theodor Herzl,Terre ancienne, terre nouvelle, roman utopique de 1896

[7Yuval ACHOUCH et Yoann MORVAN , Kibboutz et « villes de développement » en Israël : Les utopies sionistes, des idéaux piégés par une histoire tourmentée, http://www.jssj.org/wp-content/uploads/2013/09/JSSJ5-5-fr3.pdf

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