L’ingénieur, le désert et la politique

Notes sur les ingénieurs sortis trop tôt du doute

paru dans lundimatin#397, le 5 octobre 2023

La semaine dernière, nous avons accueilli Olivier Lefebvre, ingénieur et déserteur, pour discuter de cette étrange classe (les ingénieurs), des doutes qui l’assaillent (pour certains) et de la possibilité de bifurquer, y compris depuis une cage dorée. Alors que nous nous apprêtions à boucler l’édition de cette semaine, nous avons reçu in extremis ces notes et impressions de Luki Fair : il a détesté l’entretien et nous explique pourquoi.

Interview d’Olivier Lefebvre dans lundi matin : « sortir les ingénieurs de leur cage ». A écrit Lettre aux ingénieurs qui doutent, sorte de développement personnel à destination des élites.

Accompli une moralisation et individualisation (deux revers d’une même pièce) complètes de la politique. Son but : que les ingénieurs « ne fassent plus de mal ». Un impératif moral pourrait-il nous « sauver » d’un système qui a inventé la morale pour camoufler sa vérité ? Ultime rappel avant auto-destruction de l’appareil : la morale n’a jamais résolu aucune question politique que pour les dominants. La morale est ce qui dépolitise et déresponsabilise. La morale chrétienne, enfin, est notre ennemie. Si c’est pour que les ingénieurs se fabriquent une meilleure image d’eux-mêmes, on appelle ça un ego, dispositif très agissant dans la sphère politique, en particulier chez l’homme cis-het blanc. La désertion semble partie d’un mauvais pas.

Dans « désertion » il y a désert, associé ici à la « cage » dans laquelle les ingénieurs seraient enfermés. Ce champ lexical nous plonge dans un autre problème majeur, éternel, de (l’ingénieur) cis blanc : l’orientalisme. C’est la fiction de l’ailleurs enchanté qui fait tenir l’ingénieur dans sa vie-de-mort. Lui est mort mais il y a un ailleurs qu’il peut toucher du doigt, souvent incarné par une femme, censée être restée en relation avec le « monde réel » et sa sensualité, appelez ça l’expérience de l’oppression et de la minorisation qui conduit bien à entretenir quelques pratiques mineurs. Si cette femme vient d’un « ailleurs », alors on peut multiplier l’agrément par la dose d’inconnu et d’exotisme.

L’ingénieur peut aussi se déplacer temporairement dans cet ailleurs, par le biais du voyage touristique, d’affaires ou « autour du monde ». Il en reviendra soit profondément altéré, entendez : il a pris conscience qu’il existait d’autres sujets, ce qui peut avoir des conséquences plus ou moins heureuses, de l’intérêt sincère et ingénue pour d’autres pratiques, systèmes, cultures, métaphysiques, jusqu’à la capitalisation sur ces pratiques populaires et racialisées, en passant par la confusion identitaire (ces blanc·hes qui deviennent hindous ou se croient africain·es, rastafaras et cetera) ; soit plus dépressif qu’il ne l’était avant car partout, il n’aura rencontré que spectacle et coupure produite par les rapports impérialistes. Mais l’ailleurs peut aussi très prosaïquement être représenté par l’escapade à vélo, en forêt, au ski, en bateau, et la force du mouvement de métropolisation est telle qu’il aura même constitué un ailleurs de ses propres espaces ruraux nationaux, ou d’un arbre. Tout cela aussi lui est exotique et l’idée de pouvoir s’y réfugier l’apaise de sa « dissonance cognitive ».

Cage = l’endroit où par « servitude volontaire », il est forcé à exercer le mal.
L’ailleurs = l’endroit qui subit l’emprise de son mal.

Puisque c’est bien dans les (ex-)colonies que l’extractivisme est le plus violent ; puisque c’est aussi la ruralité que la raison technocrate disloque, que ce soit par la métropolisation, la « rationalisation » de l’agriculture ou la construction de nouvelles infrastructures de transports ultra-rapides pour accélérer la circulation des capitaux, les gens étant eux-mêmes réduits à du capital ambulant. De nombreux espaces ruraux entre les hubs deviennent des espaces complètement engloutis, même plus « de passage » (on n’y passe plus), mais simple support physique d’un mouvement bien plus spirituel et essentiel. Circulez, fermez les yeux. Monde non occidental et ruralité : l’ailleurs de l’ingénieur acculturé à la raison métropolitaine.

Le mouvement de « désertion » (désert donc parce que la ruralité est vue comme un espace où il n’y a rien, où tout est à apporter ?) est clair : quand les élites se sentent menacées par la voix et la colère politique qui s’expriment, ils s’empressent de se victimiser et de se placer en position d’opprimés. Tous les agresseurs, confrontés à leurs torts, réagissent ainsi, mécanisme classique de décompensation de la culpabilité. « Nous étions en cage ». #procèsEichmann : « nous avons obéi aux ordres ». Se rappeler combien la pensée d’Hannah Arendt nous dessert pour penser la violence et la responsabilité.

Très bien si certain·es ingénieurs se désolidarisent de la raison métropolitaine, par peur, par désir, par dépression, par abandon, un peu de tout cela, mais c’est seulement grâce à l’écoute d’une voix politique, qui n’est certainement pas une voix technicienne (en mode : « nos compteurs sont tout rouges » ; mais qui a su imposer qu’on change les compteurs ?). Une voix politique, des sous-sols, non d’un mastermind, qui a réussi en premier lieu à résister à ou refuser la raison métropolitaine.

Maintenant, que l’ingénieur pense pouvoir fanfaronner à si bons frais par le pouvoir magique d’être tombé dans la marmite... politique, tel l’Astérix des temps modernes (petit, keuss mais très puissant), c’est une vaste blague d’un mauvais goût classiste. On l’a vu, l’ailleurs d’après la désertion est cet espace fantasmatique où l’ingénieur espère cesser d’être un nuisible, ou du moins tirer les bénéfices égotiques et sociaux d’un métier « qui a du sens ». Qu’il y croit profondément n’est pas un problème, car la conscience de l’ingénieur, il faut le dire, n’est pas notre problème. On se demande d’ailleurs pourquoi tant s’attarder sur cette question de sa conscience alors qu’il appartient à l’une des catégories de personnes les plus privilégiées au monde, sur tous les plans. L’enjeu politique n’est-il pas la conscience des opprimés ? L’ingénieur n’est pas un leader, c’est un suiveur. Cet espace fantasmatique est, de par sa nature, impossible à atteindre et conduit parfois à une course en avant vers l’autosuffisance (terme éloquent) énergétique et alimentaire, idéal qui se décline de nombreuses façons et à de nombreuses échelles, comme le reflet inversé de notre dépendance fondamentale à la terre, au ciel et aux vivant.es, niée depuis des centaines d’années par le mouvement de la modernité dont la course se poursuit désormais dans le vide.

La frontière entre désertion et fuite, voire dénégation, devient très floue. Quelques exemples de choses auxquelles un ingénieur pourrait renoncer afin de réellement toucher un ailleurs : son héritage, à se marier, le TGV, l’ordinateur, les Adidas, son langage, sa bite.

Je finirai sur le point le plus problématique de cette interview dans l’ensemble bien urticante : sa vision rance de « la politique ». Cette conception de la politique salvatrice (qui sauve des péchés là, clairement) est non seulement ringarde, mais aussi patriarcale et issue d’une mauvaise conscience blanche et de classe. Selon Olivier Lefebvre, il faut être sorti de sa cage pour devenir un sujet politique. Or l’ingénieur avant sa « désertion » avait déjà une vie politique, quant bien même il ne la pensait pas comme telle, ce qui on le sait donne toujours la pire politique possible. Surtout, le sujet qui a le luxe de pouvoir « sortir » de quoi que ce soit n’est pas le sujet opprimé et exploité. La politique, on ne tombe pas dedans, pas plus qu’elle n’est cette sphère qui transcende nos positionnements matériels, la politique on nous enferme, on nous enserre dedans, c’est ce qui détermine la vie et la mort. Ce n’est pas un luxe, et précisément parce que la politique reste un luxe pour les ingénieurs, ils restent les sujets les moins politiques qui soient, dans notre sens de la politique, bien que partout ailleurs et depuis longtemps, nous le voyons, ils capturent la scène politique.

Luki Fair

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