Mexique : L’horizon s’incandescente

Victor Taranne

paru dans lundimatin#262, le 9 novembre 2020

Le bus va-t-il tomber dans le précipice ? Ou bien est-ce la montagne qui va l’avaler ? Depuis là où je suis, situé dans cet entre-deux maléfique, entre deux mondes (vie, mort), la question se pose, et même s’impose : ne pas mourir d’un côté comme de l’autre.

Car il est toujours possible de mourir du côté vivant du précipice, celui où le corps bouge toujours : on appelle cela mourir les yeux ouverts, c’est à dire cesser de réfléchir, s’aplatir dans le pur néant bêtifié, la bouche ouverte, vaseuse, liquide - béate. Alors ne pas mourir, en moins en pensée. Le bus s’extirpe de ces virages en lacet avec l’agilité d’un jaguar : au Mexique, c’est un animal-roi - c’est l’âme présente en chaque habitant.e dans son pur potentiel de bourreau et de victime - les deux à la fois, comme si chacun était fort d’abord de ses propres vulnérabilités - comme si le sacrifice, après tout, n’était que les deux faces d’une même médaille : vie-mort - on en revient toujours un peu à ça, finalement. Jaguar : anima, comme un petit esprit qui bouge en chacun de nous et qu’on ne peut attraper qu’en fermant les yeux, en le sentant taper délicatement aux portes ouvertes du coeur, ce coeur comme lien absolu de la vie-mort qui nous constitue tous, sans distinction. Mais n’est-ce pas là syncoeuriser deux évidences ?

Le jaguar maya est avant tout une arme pour le coeur au sens étymologique le plus ancien, indo-européen : ar-m-, arme comme jointure ; ou grec comme armos : assemblage. Force duale de l’arme-jaguar, donc. Une arme, oui, mais sans coups de feux, une arme intérieure - une arme corporelle, enracinée dans le corps-même : une arme aux rameaux féconds - comme une espèce d’arbre qu’on laisse croître en soi sans y toucher pour ensuite la voir s’épaissir de tous les siècles à venir - une arme déclarante, en un sens, comme le bras (arm) sert à désigner le monde et à l’embrasser (embrazos). N’est-ce pas ce qu’est la parole, justement ? Et le verbe ? Et l’écorce de cet arbre ? Et le savoir, alors, qu’en faire ? Le jaguar et le bus traversent l’espace avec l’insolence d’une évidence - leur capacité commune à transpercer chaque petite parcelle de mystère, chaque portion de route, leur effort commun pour enclencher un mouvement dans cette autre parcelle que constitue notre existence mondifiée, la nôtre et celle de tous les autres, leur capacité d’embrassement-embrasement de l’univers lui-même : le jaguar du coeur et le bus de fer filent terre en choeur.

Le paysage défile devant mes yeux ébahis - non, finalement, je ne vais pas mourir dans ce bus, quoique : oups, croiser un autre bus sur une route minuscule, lui faire un appel de phare, le frôler en serrant les dents - les poils qui se hérissent, manquer de chuter - et finalement rouvrir les yeux, s’apercevoir qu’on est encore , bien vivant - et même encore un peu plus. Frôler la mort pour sur-vivre - excessivement - ou plutôt comprendre qu’une vie n’est qu’un fil, apprendre à marcher dessus avec l’agilité d’un funambule - le jaguar a pris forme humaine, maintenant, et se promène sur ce fil qu’est la vie - en douceur, le pas délicat comme s’il s’avançait sur les pétales d’une fleur. En bas, la montagne est un vide immense. Et moi, qu’aurais-je été tout au fond ? Une flaque de consistance ? Un don gratuit aux mondes des montagnes ? Une matière de plus ? Ou peut-être un souvenir ? Encore aurait-il fallu une autre mémoire pour me transmettre dans l’éternité d’un monde qui a presque déjà tout oublié - qui a transmis ses mémoires à des logiciels biométriques, à des systèmes informatiques, à des serveurs numérisés, à des formules mathématiques - un monde fait de chiffres, un monde chiffonné, un monstre aux affiches déchirés, le monde - leur monde. L’heure gronde. Et les symboles, que montrent-ils ? De la cendre indécente. Eux aussi ont brûlés, et nous avec. Brûlé, le nous. Alors qu’il nous faudrait souffler dessus, en répandre la flamme - Olympe, où es-tu ? Et toi, Hermès, que feras-tu cette fois-ci ? Où donc sont nos réponses ? Où sont nos lois ? Et où sommes-nous ? Questions assommantes pour âmes perdue - pourtant que la montagne est belle, clame le poète.

Dans un monde qui s’embrase, il s’agit de souffler sur les braises. Non pour faire tout brûler, mais pour brûler tout ce qu’il reste à défaire - impatience, obscénité, uniformité, indécence, probabilité, calcul, pulsions. Dans ce bus qui traverse l’État de Oaxaca, quelque part dans les montagnes, sur la route, la fatigue méditative et les muscles endoloris, ouvert au monde qui m’entoure, je prends conscience qu’il va falloir retourner la logique de la flamme pour lui faire dire ce qu’elle signifie en creux : car le feu n’est jamais qu’une arme elle aussi - une arme de défense - Ejército Nacional de Liberación Nacional - une arme d’attaque - Narco-Politicos - une arme ambidextre. Une arme aux mains de celles et ceux qui savent manier le feu comme il faut est une arme de plus ajoutée à l’étendard de leurs puissances. Le bus circule en toute puissance, lui aussi - on lui demande d’être ce qu’il est, après tout : une carcasse de fer remplie de bactéries qui écrase l’espace de ses pneus - et pourtant il est déjà toujours plus que ce qu’il est : il est de l’ordre du mouvement, de l’improbable, pas seulement du délimité par la route, le goudron, la terre ou la poussière. Par là, le bus est lui aussi un événement, ou plutôt un surgissement : voici cette vieille dame au visage ridé par le soleil et les longues marches désertiques, le dos courbé par le poids des étoiles, voici cette vieille dame qui, malgré toutes ses peines, s’élève au milieu du bus, s’empare d’un sourire pour nous le transmettre en retour, chante l’amour, se grandit par la voix, passe parmi nous puis se rassoit - improbabilité du chemin - ajout d’une pierre de plus à l’édifice de nos incertitude : la route n’est jamais aussi droite qu’elle n’y paraît.

Le voyage est un risque en même temps qu’une dérive. C’est une vie portée à son paroxysme. C’est une vie composée aussi sur la variation de la vérité : le bus, la montagne, le jaguar, la flamme - tout ça est une variante de la même composition, celle tissée dans les filigranes de l’incertitude donnant naissance à un certain type de vérité - une vérité livresque en ce sens qu’elle embrasse plusieurs mondes et les fonde d’une seule et même langue, et par là embrase ce qu’il y avait à défaire en même temps que tout ce qu’il reste à faire. Feu en fusion. Un voyage n’est-il vécu qu’après coup, par les mots ? Et le feu, quelle est sa vérité ? Les mots sont-ils des pavés brûlants ? La vérité du feu est unicité démultipliée et le voyage fleurit sur la route de l’imprévisible à la manière d’un feu de joie (ou d’un sacré foutoir, il faut bien le dire). Il y a des pierres qui tombent de la montagne. Mais qui saura où elles tomberont ? Et sur quoi s’écraseront-elles ? Plouf, boum, crac - plusieurs sons. Le bus ralentit : nous arrivons, plus vivants que morts - beaucoup plus vivants que morts. Où sommes-nous ? A priori, dans un village.

Ce village est d’un tout autre type que celui dont je foulerai les pieds plus tard et que j’ai décrit ailleurs. Ce village, déjà, est au Mexique, pas en Colombie - et pas n’importe où au Mexique : à Oaxaca, territoire zapotèque, mixtèque, mixe parmi tant d’autres peuples - Huaxyacac - peuples héritiers du nahuatl et de ses tissages langagiers multiséculaires - de cette langue qui ne distingue pas le genre et dont le verbe se fonde dans le nom, comme si chaque chose bougeait d’elle-même, agissait et n’avait pas besoin d’un créateur pour se mouvoir - et que l’humain, ainsi, n’était qu’un intercesseur des mouvements longs du vivant, de la Terre - de certaines puissances, de certains mystères... Je vais m’arrêter là, je ne connais pas cette langue et je ne veux pas la surinterpréter : je respecte trop le langage pour vouloir introduire en lui mes propres fantasmes d’écriture - je ne suis qu’un simple passeur encore muet, après tout. Et puis pour le fantasme des motifs d’écriture demeurera toujours, pour moi, la langue maternelle : cette syntaxe d’Oedipe en complexe de mots. La langue française est une patrie esthétique à laquelle je n’ai pas choisi d’appartenir et qui me permet pourtant de vivre toutes mes vies passées, présentes et à venir. Est-elle aussi ma famille, cette langue ? En face, le paysage ne parle pas - et pourtant, que de choses a-t-il à nous dire ! Va-t-il succomber par les flammes ce paysage, un jour ? Les méga-feux anthropiques auront-ils raison de lui ? Des graines sauront toujours se cacher sous les cendres, rassurons-nous.

Ce village est traversé par la route qui va de la capitale de l’Etat - Oaxaca de Juarez - à Puerto Escondido - à toute cette côte Pacifique qui donne une physionomie toute différente si on la compare au Mexique des montagnes et des déserts - une côte Pacifique envahie par l’Occident dont les post-habitants ont construit leurs grandes maisons à même la plage ou bien ont surinvestis des villages en y établissant centres de méditation et de yoga, surf shop et petits bars - toute une myriade de Californiens et d’Européens partis là en voyage et qui ne sont jamais revenus : la vie est plus douce en devises occidentales, mais après tout, que faut-il penser d’eux ? Certains connaissent la puissance du feu, sa signification, son histoire - d’autres non : au Mexique, il faut connaître le feu pour se fondre dans son territoire lumineux - faire parler la fumée, c’est à dire s’élever et se dissoudre dans les cieux. En un autre sens : affronter la vision. Et ceci n’a rien à voir avec l’ayahuasca ou le peyotl consommés comme une nouvelle distinction, spirituelle celle-là.

Gravir une pente, regarder en bas - oui, il faut encore monter. Gravir la pente - cette fois-ci, elle est incorporée, ce n’est plus une pente parmi d’autres, c’est la pente, celle dont il va falloir attendre patiemment l’aboutissement - une pente sous forme d’attente, comme un effort patient, une figure faite de sueur qui hante la marche jusqu’à son but ultime : atteindre la fin du chemin, s’élever en haut de la pente, regarder en bas, regarder en haut - c’est ça, il n’y a plus rien : je suis arrivé en haut du chemin. Et en haut du chemin, il y a des maisons sans cheminées - les jours sont chauds quasiment toute l’année - mais les nuits, elles… Ici, dans les montagnes de la côte Pacifique, les nuits sont froides, vraiment froides - pas glaciales, c’est le Mexique - mais froides, vraiment froides - de l’ordre du zéro. Il y a quelque chose d’étrange dans ce pays particulier qu’est ce village : les jours sont éprouvants par la chaleur qu’ils contiennent - le corps est en quelque sorte soumis à l’épreuve du chaud en permanence et il doit lutter pour ne pas se liquéfier, s’anéantiser comme flaque. Puis vient la nuit et alors il doit lutter pour retrouver la chaleur : le corps, ici, est une bataille cosmique que les éléments malaxent comme pâte d’argile.

La nuit - en ella vivimos y en ella moriremos - et avec elle le défi du froid : alors se réchauffer, d’émuler l’atome, l’étau glacé, d’activer molécules - il s’agit de faire feu - quel mot agréable, le feu… Il déploie son univers avec la simplicité d’une évidence. Et pourtant… Nous nous installons auprès du feu. Il prend vite, déploie sa flamme. Aucune parole n’est prononcée - aucune ne peut l’être, d’ailleurs. A quoi bon ? Le feu implique le silence - tout le reste n’est que futilité - car les mots sont un fardeau pour la flamme. Et nous, nous sommes captivés par cette flamme qui rayonne au centre du foyer - el hogon de la vida - et tous ces regards, alors, prennent les traits de la flamme - il y a au fond de leurs yeux qui brillent quelque chose d’inédit qui traverse les âges - le feu est un héritage précieux transmis par le temps - passer la flamme d’une main à l’autre, n’est-ce pas là symbole remarquable du temps qui file et qui demeure en même temps ? Nous sommes quatre ou peut-être cinq autour de ce feu - la mémoire flanche, je sais juste qu’il y a le feu au milieu et qu’il est unique. Vraiment ? Quelle est cette flamme qui resplendit ? N’est-elle pas plusieurs ? Le feu est un insaisissable : il y a ce qui brille de mille feux, mais alors c’est déjà d’un multiple que l’on parle - et pourtant tous les regards sont unanimement tournés vers lui : il oriente tous les regards, tous sont tournés vers lui (le feu) ou elle (la flamme) - il convoque l’unicité du regard et unifie l’énergie des uns et des autres - la flamme fait le même, le semblable - flammèche insatiable.

El fuego habla de su propio ser - no puedes traducir con tus palabras : solo puedes mirar. Il prononce cette phrase le regard fixé sur la flamme - le feu a cette faculté d’être un archi-visible in-visualisant le monde qui l’entoure - faire du feu, n’est-ce pas repousser les bêtes, et par là les exclure du campement : les rendre invisibles pour s’invincibiliser. Le feu est un repoussoir - et pourtant… Qui sommes-nous, perchés sur la cime de notre montagne, digérant dans nos corps ce que le feu a fait - tortillas de maïs con huevos -, qui sommes-nous à part des êtres-flammes dont les regards tout à coup s’embrasent face à l’insondable du rouge foyer ? Ne somme-nous pas, nous aussi, l’archi-visible ? Le feu est dans nos regards - nos regards prennent les couleurs de la flamme - bientôt, nous aussi, nous cracherons du feu dans nos rêves - le feu alors s’immisce dans le sommeil et la flamme déborde dans les abysses nocturnes - Eros sort de son sommeil et dans sa main gauche prononce un mot en forme de rose : une rose rouge.

Face à cette flamme solitaire, face à cette montagne elle-même solitaire, je revoie mon grand-père opérant devant son barbecue - il m’a toujours fait rire, il le prononce barbe-cul (“car la broche entre par la barbe et ressort par le cul”). J’ai toujours trouvé cette image fantastique par tout ce qu’elle convoque de vie et de mort en elle - comme une espèce d’asado en route vers Hadès - comme un.e Argentin.e qui aurait fait trop cuire sa viande le dimanche, ce que tous les autres convives lui auraient reproché - asado sagrado : ne jamais blaguer avec ce rite (note pour l’avenir). De mon grand-père, je pense à ce qu’il pouvait lui-même penser du feu, lui qui a connu les bombes, les balles et les corps calcinés sur les places des villages du sud-ouest à la Libération - ces corps qui étaient ceux de ses oncles et des parents de ses ami.e.s, mais aussi ceux des envahisseurs allemands et des collaborateurs français - ces corps soumis à l’épreuve de la flamme - ces corps barbarisés par l’incendie passés sous l’axe destructeur des viseurs de l’aviation - Messerschmitt contre Spitfire - guerre des cieux - derniers soirs - Antoine de Saint-Exupéry, Romain Gary, Maryse Hislz - figures du feu et de la vitesse - figures de l’air et des excès - figures fulgurantes du mouvement. Et, par là, de l’inévitable mort.

Alors mon grand-père me revient en souvenir face à cette flamme : de quel côté de la flamme se trouvait-il ? De la flamme nourricière ou de la flamme meurtrière ? Je le revois tourner ses viandes, jamais assez tendres pour lui, je le vois manier la flamme comme un pyromane avec l’agilité du jaguar - et les viandes cuisent, passent elles aussi l’épreuve de la flamme avant d’atteindre les frontières de la lèvre, des dents, du gosier - la viande grillée par le feu pénètre le corps, lui fournit une consistance, s’intègre à l’équilibre des âges - la viande nourrit quelque chose qui n’est finalement qu’une location - le corps est l’ultime location nous rappelle le poète (Népal, reste en paix) - le corps comme échange de chairs à la manière des Indiens du Grand Nord Sibérien - la flamme comme axe spiralique de transmission de cette chair d’un corps animé à un autre corps animé : la flamme dans son élan pyrique ouvre alors aux dimensions de l’esprit poétique car elle ouvre aussi aux dimensions du goût, de l’esthétique - la flamme est vive comme lyre. Du pyrique au lyrique, il y a toute une anthropie qui côtoie d’abord et avant tout les dimensions du vivant - et par là cette insatiable, inépuisable, inarrêtable entropie - une anthropométrique entropoétique. Je regarde les cieux. Eux aussi, ils flambent. Je me frotte les yeux. Non, je ne rêve pas.

¿Qué hace el fuego al cuerpo ? ¿Quién puede saber ? Quemar todo, quemar todo. Y después ? ¿Qué podemos quedar ? Dans le feu et par le feu. Dans le feu comme Jeanne d’Arc, comme François Mackandal, dans le feu comme Kimpa Vita, comme Hatuey de Quisqueya. Et par le feu, leurs esprits qui reviennent sans cesse, hantent les mondes auxquels ils appartiennent - la fumée est un appel à eux, par le feu : brûler pour voir, brûler pour sentir, brûler comme un miroir qui renvoie au monde l’image d’un double déjà au-delà du monde - kolossos de petit bois dans l’âtre des songes endormis - et par là toujours déjà revenant, en un sens. Il faut dormir pour se réveiller, le processus est entendu. Mais dormir dans son propre rêve, est-ce possible ? Toutes ces figures brûlées ne sont jamais que des potentiels de revenance et c’est par le feu qu’elles révèlent toutes leurs présences endormies - ultime limite du sensible : le sommeil. Ils auront beau brûler notre histoire, notre mémoire - nos livres, nos savoirs - il y aura toujours l’incommensurable puissance du feu pour marquer l’esprit à tout jamais : le feu, c’est ce qu’on ne peut pas ne pas voir. C’est un monstre. Et c’est aussi l’immense savoir. La flamme est-elle à jamais éteinte ? Le monde tourne, le feu avec. C’est ainsi. El fuego sabe todo. El fuego de los astros y los pájaros que se rían de nosotros miran del otro lado - adelante al río aguaoro.

Je place mes mains sur le feu. Certaines personnes murmurent des mots que je ne comprends pas : l’espagnol, langue des mes ancêtres, ne m’est paradoxalement pas encore familière, surtout lorsqu’elle se murmure à bas-mots : c’est une langue encore un peu étrangère, mais une un-peu-étrangère dont j’ai ôté la dimension barbare de l’inconnu - le processus de la langue est déjà en moi, quelque part, et cette langue nouvelle remémore un savoir enfoui - focus comme feu : étymologie alternative - quelque chose qui s’ajoute à mon affection, à ma perception, à ma conception, à mon attention : quelque chose comme un nouveau monde, une nouvelle dimension - j’appelle ça une focalisation pré-consciente. Apprendre une langue comme entretenir une flamme - les braises sont déjà là, inconsciemment, il suffit juste de souffler dessus, patiemment, pour que le feu prenne, inlassablement - la connaissance est un foyer à chérir comme une terre nourricière - et cette Terre, c’est justement la langue, cette langue qui nomme la Terre, qui la fait exister pour soi et peut-être pour tous les autres. En passant mes mains sur le feu - au moins en imagination par l’écriture (et par là revivre quelque chose d’avant, faire revenir le phénomène par l’esprit, mais le sentir comme un phénomène car s’impliquer dedans à fond) - en passant mes mains sur le feu, donc, je ressens le processus qui conduit l’autre à parler, à verbaliser : n’est-ce pas là agir, justement ? Et s’enflammer, n’est-ce pas vivre à fond ?

Au Mexique, la poésie est précieuse. C’est avec elle et par elle qu’il convient de parler avant tout. Ceci est un immense mystère. Certain.e.s ont senti la dimension magique du Mexique, d’autres non. Et pourtant, la magie rôde, inexplicable, comme toute bonne magie. Serait-ce dû l’architecture des langues précolombiennes - nahuatl, notamment, dont les mots ici résonnent - en animant les êtres et les choses d’une toute autre nature que les langues latines, germaniques ou saxonnes peuvent se le permettre dans les limites de leurs grammaires - les langues coloniales, pour ainsi dire, avec cette grammatologie de la domination, de l’exclusion et de l’aliénation ? Serait-ce alors ces langues indigènes différentes de celles qui ont façonné l’Occident et ses excès, puis ensuite l’Amérique par voie coloniale, qui auraient diffusé par-delà tout le territoire cette magie inexplicable car indicible ? Si la langue officielle du Mexique est l’espagnol, sa langue spirituelle, en revanche, est définitivement indigène - nahuatl, et toutes les autres. Et avec la langue s’introduit la transmission des générations passées, présentes et à venir - indigène, ce qui génère l’indivisible… Autre sens, fantasmatique celui-là. Laissez-moi donc rêver parfois.

La nuit s’étend, les spectres entrent en scène. Certains avalent des champignons hallucinogènes - los hongos magicos para entrar el en otro mundo. J’attends que la fatigue agisse d’elle-même, qu’elle et ses alliées - détente, repos, relâchement - me pénètrent, m’entraînent à la limite de mon être, dans cette douce plénitude qu’est l’à peine d’un être : c’est ce moment sous tension où tout semble se dissoudre quelque part, ailleurs, dans le méso-cosmos. Apenas han llegado las criaturas mágicas del otro mundo... La flamme aide à garder la présence - et avec cette flamme se présentent celles et ceux qui sont restés enfouis dans les souvenirs - celles et ceux dont il convient de se rappeler - celles et ceux qui, immanquablement, reviennent à nous - et qui, par là, dénouent les tissages mentaux qui étaient restés étrangement noués quelque part dans les tentacules internes de l’être. La flamme comme farandole fantastique : une flamme qui hante et entre sans déranger. Et qui laisse ses chaussures dans l’entrée - flamme domestiquée.

Tout à coup les rires de mes compagnons : leurs rires déployés à gorges dénouées - c’est à dire qu’ils ont déjà cet aspect maléfique, comme s’ils venaient d’un infra-monde - Xibalba, Mictlan ? - et c’est vrai qu’ils ont des gueules ténébreuses, des rires sarcastiques, des rires alambiqués, des rires antiréniques - des flammes noires qui brillent en croissant de lune. Je regarde leurs têtes : ils ressemblent aux chiens des enfers, à ces molosses à trois têtes ou à ces corbeaux qui mangent l’esprit des morts. Et pourtant qu’ils rient ! Et que la flamme frémit, elle aussi ! Il y a cette dimension du rire qui provient de la mort et qui l’esquive : le rire est intimement lié à la mort - c’est une disposition psychologique qui vient l’apprivoiser, la contenir. Le rire est un intraduisible, c’est à dire qu’il ne peut être traduit autrement que par le rire lui-même et qu’il renvoie immanquablement à la vie : en déjouant la trame de la mort, au moins pour un petit moment. Rire, c’est provoquer l’ire des Dieux, et alors leur courroux - c’est se moquer d’eux et de leur immortalité - c’est montrer qu’on déjoue la marche normale du monde, au moins pour le temps, toujours localisé (donc humain), du rire. Le rire est un improbable - et en fait c’est l’improbable lui-même : le rire n’est-il pas règne de l’inattendu, justement ? Donald Trump ne fait plus rire, ses blagues sont surfaites, surjouées, sans surprises - alors viendra peut-être le temps, pour lui, de sortir les armes - et avec elles cerbères et faucons - les armes à feu - et toute la furie d’une bêtise sans limite, excessive. Perdre le rire, c’est alors entrer les yeux fermés dans l’ordre du pire. Regardez cette flamme, n’est-elle pas drôle dans ce qu’elle a d’insaisissable ? Et le jour, quand va-t-il succéder à la nuit ? Quand va-t-on enfin saisir la lumière ? L’horizon va-t-il paraître cette fois encore ? Luz, paz, fuego. Encore un peu d’attente, le monde n’est pas tout à fait à faire (il l’a déjà trop été). Mais que reste-t-il à défaire ? Fiat lux comme vérité divine. C’est un bon début.

El fuego permite eso : deshacer. Lo tienes en la mano - últimamente tu mano desaparece y con ella todo lo que fue construyendo. Fácil. L’ultime moment d’ouvrir les yeux : la nuit s’évapore doucement : il y a des couvertures étendues près du feu - un couple s’embrasse, les fluides se monnaient sans argent sous les tissus - seules l’or et la sève s’insinuent en sous-marin - l’orfèvre d’une passion heureuse - alors des petits gémissements et puis s’en vont, disparaissent : bras dessus, bras dessous - l’amour. Je les regarde s’éloigner complices et comprend que leur empire n’est ni celui d’Héphaïstos ni celui de Prométhée mais bel et bien celui d’Eros : la force de leur faire relève du non-faire absolu - il est celui des flammes infinies d’un désir lui-même infini pour le monde des signes - et par là des traductions en creux, parfois amoureuses, en tout cas toujours plus profondes que ce qu’elles paraissent être - mais n’est-pas justement cela, l’amour ? L’amour est la fascination réciproque de deux êtres pour tout ce qu’ils ont, l’un pour l’autre, de plus indicible - l’amour est donc partout puisque le monde dans sa beauté parfaite est l’indicible même qu’aucun mot ne parviendra jamais à dire totalement - le mot n’est qu’une courroie déjà tronquée par les âges, les lèvres, l’esprit - le mot n’est qu’une étincelle qui parfois s’embrase - mais le feu, toujours, revient aux cendres, aux braises. Il s’agit alors de souffler, toujours - de toujours souffler pour capter ce petit quelque chose qui infuse le règne de l’amour, qui le fait être-monde - mot-monde, mappemonde et autres rondeurs qui n’appartiennent qu’à l’amour - l’amour est toujours histoire de détour, de rond, de cercles, de spirales - jamais de ligne droite : l’amour est une cyclo-route spiralique. La fatigue me fait claquer les dents - ou alors est-ce le froid ? Le feu trahit sa propre faiblesse : il disparaît, faiblit, s’éteint presque. Est-ce le moment du jour ? Il semblerait.

En bas, la route passe et avec elle les premiers camions chargés de présences mystérieuses, de femmes et d’hommes indistincts, de quelques animaux immobiles - tout un tissage de vie silencieuse qui entre dans le champ de nos premières impressions. La nuit, règne silencieux, fait place à autre chose. Le jour s’anime en petites fumées qui montent du sol, le feu s’éteint et l’aurore grimpe. C’est l’heure des premiers éveils et de la vision sublime. C’est l’heure du grand signe et des rêves épiphaniques.

Alors flamme devient fumée :
El humo del humano
Se mêle à l’âme
De tous les animaux.

Alors fumée devient nuage :
Instant évanescent,
Quasi-féerique,
Del sol mágico.

Alors le voile se lève,
L’horizon s’incandescente.
Arc-en-ciel oro, bleu,
rojo, jaune  : fuego.

Et là,
Présent comme feu l’est,
Aquí acá :
Feu follet.

Là, feux de joies,
Là, flammes de cieux :
Ô comme le ciel est bleu
A l’abri des étoiles.

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Raoul Tarez, octobre 2020

Photos : Daniela Castrillón

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