L’histoire d’une catégorie

Contre-récit, féminicide & tiers-victime - hommage à Loan Bernède

paru dans lundimatin#410, le 8 janvier 2024

Le 21 nov. 2023, Loan Bernede est porté disparu. Un mois après, l’assassin est arrêté. Des journaux ont relaté cette histoire comme un fait-divers, invisibilisant ainsi les enjeux qui relient ce crime aux féminicides, nous privant de perspectives pour agir. Ce texte les met en lumière sous la forme d’une lettre qui est un hommage et une réparation pour faire entendre des valeurs qui comptaient pour lui.

Je ne veux pas que les journaux soient les seuls à pouvoir écrire sur toi
Je ne veux pas qu’en plus de nous voler ton corps ta vie ta jeunesse ta lumière
On nous vole aussi le récit de ta mort
Je ne veux pas que Le Progrès France 3 Le Parisien Closer TF1 L’Est Républicain aient le monopole de ton histoire
Je ne veux pas que ta mort soit rangée dans les faits-divers
CATÉGORIE JURA CATÉGORIE DISPARITION CATÉGORIE JUSTICE
CATÉGORIE INDIGNITÉ

Ton histoire n’est pas l’histoire d’une catégorie
Ton histoire n’est pas l’histoire d’une conférence de presse au parquet de Besançon ce vendredi matin
Ton histoire n’est pas qu’une enquête criminelle
Un hashtag jeté à la béquée

Je ne veux pas qu’on fasse de toi une bouillie à sucer le morbide
La jouissance dégueulasse des curiosités obscènes quand les proches sont dévasté·es
Et surtout je ne veux pas que ta mort ne serve à rien d’autre qu’à perpétuer l’existant
Qu’elle continue à nourrir des histoires sans cause
Des histoires sans motif
Autre que passionnel
Autre que celui de la rivalité

Cette histoire ne m’intéresse pas
Elle a été mal dite
Elle nous laisse sans prise sans espoir
Et sans voix
Elle nous laisse seul·es et démuni·es dans le tunnel de cette version du crime

Non ta mort n’est pas un fait-divers
Ta mort n’est pas un accident
Ta mort est le fruit d’un mécanisme de destruction qui élève les hommes
En codant leur relation selon un fonctionnement dominateur
Un mode de relation et de socialisation qui permet aux masculinités alpha de se perpétuer
Cette même masculinité qui érotise la violence
Cette même masculinité qui butte des PD
Qui bousille les vies trans
Cette même masculinité qui viole les gouines pour les corriger
Cette même masculinité qui décroche des mâchoires
Qui casse des arcades qui traite d’enculé
Cette même masculinité qui jouit dans ses attributs
Qui se distribue des Césars
Qui tient des ministères
Qui s’excuse de peu
Cette même masculinité
Qui écrit des bouquins pour s’autocélébrer
Qui euphémise ses crimes
Et jouit tranquillement de la liberté d’importuner
Cette même masculinité qui se moque des trop maigres des trop petits des trop doux des trop tendres des trop grands des trop gros
De ceux qui ne veulent pas se battre de ceux qui ne veulent pas la win de celleux qui brouillent le nuancier des couleurs prédigérées
Cette même masculinité qui donne à papa la tronçonneuse à maman l’artichaut
Cette même masculinité qui fait que maman parle et que papa se tait
Que maman range quand papa joue à la Play
Que papa protège et que maman attend
Que maman pleure et que papa tient
Cette même masculinité qui passe la tondeuse qui passe la 5e qui double dans les ronds-points qui joue au rodéo qui lèche ses armes aux poings
Cette masculinité de la conformité
Cette vieille caste qui se gratte l’entrecouille
Ce vieux monde des maîtres qui n’en finit pas de mourir et qui traîne avec lui des coups et des cadavres
La grande farandole des ouins ouins qui rayonnent pour la F/Rance

Tu es mort d’une balle dans la tête
Voilà ce que j’apprends ce matin dans le journal
Une balle dans la tête
Qui n’est pas un accident
Qui est l’histoire de la violence des corps brisés par d’autres

Je refuse l’histoire de France 3
J’abolis l’histoire écrite par Détective et par Le Progrès
Cette histoire sans double-fond
Cette histoire de raclure et de caniveau
Cette histoire sans perspective

C’est la virilité hégémonique qui ce 21 novembre au soir t’a tiré une balle dans la tête
C’est ce monde-là codé en fort et en faible en tendre et en costaud
Ce monde-là qui croit dur comme fer à la binarité
Qui croit dur comme fer qu’une histoire d’amour se règle comme un combat
Qu’une femme est une possession qu’on peut s’arracher
Que l’amour se code en exclusion et en exclusivité

C’est ce monde-là ce 21 novembre au soir qui t’a tiré une balle
Le même qui a envoyé 19 coups dans la gueule de Marie Trintignant
Le même qui a laissé Nancy Spungen mourir d’un coup de couteau dans le ventre dans sa chambre d’hôtel
Le même qui a étranglé Hélène Rytmann
Le même qui a perpétré un attentat antiféministe à l’école polytechnique de Montréal
Le même qui fait qu’en janvier 23 Sihem est morte étouffée que Magdalena a été abattue avec un pistolet que Mongia a été battue à mort avec une casserole que Manon a été abattue avec un fusil que Catherine est morte empoisonnée au mercure que Valérie est morte égorgée que Catherine est morte étranglée avec une rallonge électrique qu’Angélique a été abattue avec sa fille Eva

Je ne veux pas que tu sois mort pour rien
Je ne veux pas que ta mort soit engloutie dans le néant des obscénités
Des détails sordides du récit des monstruosités
De ce récit qui n’est que perpétuation de la violence
Alors oui
OUI
Je m’en fous de Guillaume Dubois
Comme
Je me fous de cet éleveur et de ces charolaises
Comme
Je me fous de savoir qu’il était bosseur et discret
Comme
Je me fous de savoir qu’il était seul et déprimé
Comme
Je me fous de ses tourments et de sa jalousie
Comme
Je me fous de la carabine 22 long rifle
Comme
Je me fous de son amour pour les pouliches comtoises
Comme
Je me fous de savoir qu’il a fait faire de fausses plaques
Comme
Je me fous de connaître la marque de la voiture qui a servi à transporter le corps

Savoir cela ne te ramènera pas
Savoir cela ne fera que dépolitiser ou pire disculper
Savoir cela ne fera qu’occulter les violences masculines contre les femmes et les minorités
Savoir cela ne t’offrira pas la douceur et l’amour que tu chérissais

Si ça n’avait pas été lui ça aurait été un autre
Un autre ailleurs et autrement
Un autre ailleurs un autre jour
Et le plus souvent sur une femme une ex ou une conjointe

Je ne veux pas que tu sois mort pour rien
Je ne veux pas qu’en plus de te perdre
Nous perdions des raisons de croire des raisons d’espérer
Pour savoir quoi changer

Toi
Tu avais choisi le parti de la douceur le parti de la tendresse le parti de celles et ceux qui ne tiennent pas le centre dans les cours de récrée
Toi qui tentais des formes d’amour qui s’écrivent autrement que par la conquête
Toi qui tentais de prendre soin
Des vivants de la terre des manières dont on vit
Tu ouvrais d’autres chemins

Je veux qu’avec ta mort on puisse entendre d’où vient la cause
Et cette cause elle n’est pas dans la folie dans la monstruosité
Cette cause elle n’est pas dans l’histoire personnelle ou dans la boîte crânienne de GD qu’on va poncer jusqu’à la faire saigner d’anecdotes douloureuses
Cette cause elle est sociale elle est structurelle
Cette cause elle est dans ces modèles de masculinités
Cette cause elle est dans le désespoir convertit en violence
Cette cause elle est dans le coût de la virilité
Elle est dans l’imaginaire relationnel des histoires d’amour avec lesquelles on nous bassine depuis l’enfance
Elle est dans ce qui relie la crise écologique aux pétromasculinités

Cette histoire n’est pas une fatalité
Elle n’est pas écrite une fois pour toute
Elle n’est pas sans nuances ni géographies
Elle n’est pas sans responsabilités
Cette histoire
Elle aurait pu ne pas se produire
Comme toutes les autres
Elle aurait pu être interceptée
Avant que la balle ne soit tirée

Il aurait pu ne pas y avoir de 21 novembre
Il aurait pu ne pas y avoir d’avis de disparition
Ton visage distribué placardé partagé
Il aurait pu ne pas y avoir de battues pendant ces longues semaines
Il aurait pu ne pas y avoir ta mort à 31 ans
Il aurait pu ne pas y avoir ce grand vide que tu laisses derrière toi
Il aurait pu ne pas y avoir le trou noir de ton absence
Et cette maison sous scellée
Il y aurait pu y avoir encore des dîners encore des chantiers
Il aurait pu y avoir encore des légumes dans ton jardin potager
Il aurait pu y avoir encore tant de conneries et de choses à planter réparer transformer bordel
Il aurait pu tant Il aurait pu si
Si un peu partout on prenait au sérieux les menaces faites aux femmes
Si la justice n’était pas du côté des violeurs du côté des violences
Si on arrêtait de sucrer les subventions et de malmener les associations qui tentent de
lutter
Contre les violences faites aux femmes aux enfants et aux minorités
Si on arrêtait de harceler toutes celles et ceux qui conduisent les rails ailleurs qu’à l’échafaud
Si on arrêtait de tabasser celles et ceux qui luttent contre les grands projets
Celles et ceux qui protègent les refuges et osent les fronts contre toutes les formes de destruction
Il aurait pu ne pas y avoir ta mort ne pas y avoir ta disparition
Ne pas y avoir le grand trou que tu laisses

On t’aime Lolo
Et tu vas nous manquer
Alors on te promet ce soir
Qu’on va pas se laisser faire
Ni laisser la noirceur gagner
Elle a déjà tant pris qu’on va pas plus donner
On sera pas oeil pour oeil
On sera pas dent pour dent
Et de là où tu es tu pourras vérifier
Qu’ici aussi on fera en sorte
Qu’on ne puisse plus écrire

Des histoires de violences des histoires assassinées
Des histoires de passions qui riment avec cogner

On t’aime le couz’ le frérot le poto
Et tu vas nous manquer
Et je te jure qu’ici
On portera les lumières où tu les aurais portées
Je te jure qu’on fera tout pour répondre par
Des histoires de douceur
Des récits de tendresse
Des vies pour rêveur·ses
Et autres grands dadais
Je te jure qu’ici on défendra le parti
De celleux
Qui envoient valser l’idée qu’il n’y aurait qu’une réalité
Parce que toi avec d’autres
T’étais la preuve
Que l’immuable n’a pas toujours raison
Parce que ta vie avec d’autres
Elle nous montrait
Que nous avons déjà commencé à changer de monde commencé à hacker leur récit et leur mythologie
Et comme un ultime pied de nez parce que t’aurais kiffé


Numéros d’appel d’urgence pour les victimes de violences conjugales ou si vous êtes témoin : 3919 ou 114 par SMS 
Le site en 16 langues pour celles qui ne parlent pas français : https://www.womenforwomenfrance.org/fr/
Le collectif qui recense les féminicides commis par des ex ou compagnons chaque année : https://www.feminicides.fr 

(Photo : Thomas Métais-Chastanier // Texte : la tribu Chastanier and co - Alice, Barbara, Elsa, Mougna, Régine, Sarah, Thomas)


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