L’apolitique des ôteurs

« Il avait compris qu’épouser l’assemblée des anonymes exigeait de laisser son nom au vestiaire. Ce n’est pas le cas de ces cinéastes. On comprend une part du succès rencontré auprès des médias. La presse, depuis plus d’un mois, était embarrassée par un mouvement ayant pareillement refusé les patronymes. Voilà qu’enfin deux personnes osent avancer leur identité. Aussi les en félicite-t-elle. »

paru dans lundimatin#60, le 9 mai 2016

La production visuelle autour de la lutte actuelle – celle des militants, pas l’infini film policier – se divise en deux grands types. Le premier, brut, souvent brutal, comprend des vidéos non montées, généralement brèves, jamais assorties de commentaires. Le cas le plus « frappant » serait cette vidéo de l’uppercut administré en plein visage à un adolescent du lycée Bergson le 24 mars 2016 : énormité du geste, simplicité de l’image. Le second type est fait des récits et compte-rendus d’actions ou de manifs (par exemple, ceux de Taranis News), forme plus étendue et articulée, s’en tenant moins à un détail précis – tel coup de matraque, tel gazage – qu’à un événement ressaisi dans sa chronologie. Malgré certains défauts (longueur, approximation du montage, visages non floutés), ces vidéos, par la richesse de leur documentation et la ferveur militante qu’elles engendrent, demeurent salutaires face à un flot médiatique dont on connaît les déformations habituelles.

Une vidéo s’est exceptée du lot, d’une manière qui n’est pas sans soulever quelques problèmes. Intitulée « On ne sait jamais ce qu’on filme, un film de Matthieu Bareyre et Thibaut Dufait », elle n’appartient pas aux deux catégories mentionnées. Peut-être est-ce pour cela qu’elle a rencontré un succès qui semble lui être réservé en propre, et qui est dû en bonne partie à l’intense campagne de presse qui l’a entourée. FranceTV l’a relayée quelques heures après sa diffusion, Libération, Mediapart, L’Humanité et d’autres ont vite emboîté le pas (on attend toujours que le ministère préposé à ces questions en prenne acte). Il y a sûrement une part d’émulation entre rivaux dans cet emballement. On est toutefois en droit de se demander pourquoi les médias se sont jetés sur cette vidéo spécifique, quand il existait déjà nombre d’images de violences policières disponibles sur le net, lesquelles n’ont pas fait l’objet d’autant d’attention. Plusieurs ingrédients propres à cette vidéo, et dont les autres sont dépourvues, pourraient expliquer cet engouement ambivalent.

D’abord, un storytelling. Les autres vidéos taisent leur genèse. Celle-ci s’est accompagnée de brefs propos des deux cinéastes expliquant comment ils en sont venus à obtenir ces images flagrantes. À les lire, on comprend qu’ils préparaient un projet cinématographique en forme de « portrait nocturne de la jeunesse », et qu’en cette nuit du 28 avril ils filmaient la place de la République quand le « Château » érigé là-bas a été démantelé et violemment évacué. La place, s’emplissant de gaz, a été le théâtre d’une vague d’interpellations musclées et humiliantes dans laquelle les cinéastes ont été pris à parti, insultés et violentés par la police. C’est en revoyant leurs rushes le lendemain qu’ils ont découverts les violences faites par les CRS cagoulés sur des manifestants menottés. Ce qui explique, à défaut de la justifier entièrement, la citation finale de Chris Marker, qui donne son titre au film. Ce qui montre aussi que les deux cinéastes n’étaient pas là pour faire du « copwatching » mais pour prélever quelques images en vue d’un film en rien centré sur la mobilisation, mais sur une « jeunesse » qui en serait le fer de lance (c’est là un point sur lequel les cinéastes et les médias s’accordent). Cette origine explique en partie la bienveillance des médias, qui ont tous insistés sur le fait que les deux jeunes gens étaient des « réalisateurs » et non des militants ou même de simples passants : être cinéaste serait un gage de neutralité, voire d’objectivité ; une image produite par des militants, à l’inverse, serait soupçonnée d’être trop engagée. Les cinéastes ont d’ailleurs rappelé que ces images prises par accident s’inscrivaient dans un projet bien peu politique, un vaste portrait sociologique dont l’engagement politique n’est qu’une rubrique à côté de, par exemple, la biture – moyen d’annuler la colère en la mettant à égalité avec la cuite.

Cette origine explique aussi bien l’air singulier de cette vidéo : loin de se contenter d’être une preuve accablante, elle récupère les traits du cinéma dit « d’auteur », et toute l’aura qui va avec. Cette auctorialité s’affiche dès le titre dédoublé de la vidéo, comprenant la citation de Marker et les noms des cinéastes. On peut saluer leur courage d’avoir inscrit leurs noms, puisqu’il est probable que la police prenne mal l’affaire. Mais on peut aussi s’étonner qu’ils soient référencés dans l’appellation même de la vidéo, et non, plus simplement, à la suite des images ou dans le descriptif qui leur est associé. Quant à la citation, elle est troublante. On peut comprendre le désir de ne pas céder à l’usage, qui souvent veut que le titre n’indique qu’assez platement le contenu des images (manifestation, violence policière, date, etc.). Mais cette phrase dit d’autres choses. Déjà, elle convoque le nom d’un des plus grands cinéastes de lutte, Chris Marker. Ensuite, elle permet à la vidéo de tenir un discours sur elle-même, et donc se déclarer « film » plutôt que vidéo, comme l’hommage à Marker permet de rapporter l’ensemble du côté du Cinéma au lieu d’avoir à se ranger dans le contingent moins honorable des images de lutte. Car ce qui sépare le statut un peu fade de vidéo de celui plus glorieux de film, ce n’est pas le montage (les vidéos montées ne manquent pas), mais le fait que les images fassent mine de réfléchir sur elles-mêmes. La vidéo n’accède au titre de film qu’à la condition d’être consciente d’elle-même, et c’est ce à quoi sert la citation qui autrement n’aurait de valeur que décorative. Le découpage du plan large initial en une série de gros plans numérotés qui détaillent les coups portés rentre dans une logique similaire. Cette structure en deux parties n’a pas pour fonction de préciser les exactions, mais de tenir un discours sur les pouvoirs du cinéma dès lors qu’ils jouent avec ses propres images, dès qu’il se retourne vers lui-même – le geste est plus proche du Blow Up de l’esthète Antonioni que des films de combat de Marker.

On n’ira pas, bien sûr, reprocher à une vidéo de vouloir se hisser. Mais le titre et le procédé témoignent d’un déplacement du témoignage vers le témoin. Il dit très clairement que le film se préoccupe moins de savoir ce qu’on y voit, ce qu’il donne à voir, ce dont il atteste quant à la violence policière, que de philosopher sur ce que le cinéaste fait à son insu et sur ce qu’un cinéma tout-puissant peut révéler. La citation minimise l’effet supposé du film (dénoncer), puisqu’elle oriente l’ensemble vers une réflexion sur le mystère cinématographique. Les manifestants deviennent matière à métadiscours. Certes, la vidéo aura provoqué son lot d’indignation (ou non : il suffit de lire certains des commentaires pour s’en convaincre...), mais une gêne nous prend face à ce « film » si soucieux de son propre geste qu’il risque de détourner l’attention du centre supposé de la vidéo, la violence inique.

Entendons-nous bien : cette vidéo, comme toutes les autres, est nécessaire, et c’est une bonne chose qu’elle ait été visionnée tant de fois. Mais peut-être aurait-il été préférable de ne pas y accrocher si ostensiblement ces pancartes auteuristes. Marker, puisqu’il est question de lui, avait un moindre souci de l’Art, et prenait soin de ce que le discours des œuvres ne vampirise pas les luttes qu’elles entendaient exposer. Surtout, pendant, après Mai 68, il avait, comme Godard, choisit d’effacer son nom, de le fondre dans un collectif (le groupe Medvedkine pour lui, le groupe Dziga Vertov pour l’autre). Il avait compris qu’épouser l’assemblée des anonymes exigeait de laisser son nom au vestiaire. Ce n’est pas le cas de ces cinéastes. On comprend une part du succès rencontré auprès des médias. La presse, depuis plus d’un mois, était embarrassée par un mouvement ayant pareillement refusé les patronymes. Voilà qu’enfin deux personnes osent avancer leur identité. Aussi les en félicite-t-elle.

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