L’amour fou (1969), de Jacques Rivette

Ou le complot d’une actrice pour en finir avec son propre rôle, et le metteur en scène
Mathilde Girard

paru dans lundimatin#417, le 26 février 2024

Vendredi dernier, lors de la cérémonie des Césars au cours de laquelle elle a dénoncé la responsabilité du cinéma dans l’abus sexuel sur les petites filles, Judith Godrèche a cité un dialogue extrait de Céline et Julie vont en bateau, un film de Jacques Rivette :
« — Céline : il était une fois.
— Julie : il était deux fois. Il était trois fois.
— Céline : il était que, cette fois, ça ne se passera pas comme ça. Pas comme les autres fois. »
Dans le texte qui suit, Mathilde Girard revient sur un autre film de Rivette, L’amour fou, tentative cinématographique de mettre en pièce une image de l’amour, de la femme qui souffre, produite par les hommes et des siècles de romantisme hétéro, et dont le cinéma met encore un peu de temps à s’arracher.

C’est un film pas facile à trouver, mais dont j’aimerais dire quelques mots, parce que j’y repense dans ce moment où le cinéma, ses rôles et ses personnages, contribue aux révoltes que la vie peut opposer à la domination silencieuse de l’ordre des choses.

Je me souviens d’une projection de L’Amour fou, de Jacques Rivette.

Je raconte la scène. Nous sommes à la Cinémathèque, le 14 septembre 2019. Dans la salle, pour la projection : Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, et Véronique Rivette, la dernière femme du réalisateur. Le Directeur de la cinémathèque donne la parole à chacun.e. De quoi vous souvenez-vous ? Bulle Ogier se souvient qu’ils avaient travaillé longtemps à la préparation, à l’improvisation ; qu’il a fallu refaire plusieurs fois la scène où Sébastien déchire ses vêtements. Jean-Pierre Kalfon a tout oublié. Il dit qu’il n’a pas de mémoire et qu’il ne devrait pas être acteur. Ils sont émus et amusés. Il y a trop de temps qui est passé sur le film et sur l’époque qu’il évoque en chacun. Quelque chose est troublant dans cette reconstitution des personnages principaux : le film est là, ils l’ont fabriqué avec Jacques Rivette, mais plus personne ne peut vraiment raconter ce qu’il s’est passé. Ça n’est pas seulement une question de mémoire. C’est comme si le cœur de la chose, son mobile, son motif, était si déterminant que tous les détails, les anecdotes, devaient être oubliées. Ou alors, comme Véronique Rivette le rappelle, que la dimension collective de la mise en scène prévalait au point que la pensée de la fabrication déborde sur le sujet.
De quoi parle ce film dont on ne peut pas parler ?
Dans une époque, celle d’aujourd’hui, où les cartes sont complètement rebattues de ce qui constitue les rapports entre les hommes et les femmes, L’Amour fou arrive depuis assez loin dans l’histoire du cinéma pour nous dire qu’un réalisateur au moins – même s’il y en a eu d’autres – a fait un jour sur lui-même le travail que le cinéma devait faire : mettre en pièce la mise en scène et son directeur, et symétriquement délivrer l’objet privilégié de celui-ci, l’actrice, qui s’enfuit au début et à la fin du film (dans un même plan, qui l’enserre) en prenant le train. Héritier de Renoir, Rivette laisse ses acteurs s’emparer du matériau – et se mettre en scène par eux-mêmes. Le cinéma qui réfléchit sur lui-même n’aura pas besoin d’être politique. Dans ces années-là, et j’en parle justement parce que ça revient, parce que les hommes, les plus jeunes, se déguisent à nouveau, se mettent du vernis à ongles, refusent d’être seulement des hommes, s’atténuent et s’altèrent pour refuser d’incarner quelque autorité – dans ces années-là les hommes et les femmes se remettaient en question dans leur identité, dans leur sexualité. On sait que la fraternité des hommes dans le combat des femmes n’était pas toujours sincère, et que les femmes entre elles ne devaient pas être si tendres. Enfin, les un.es et les autres essayaient. On ne voulait pas être soi, on ne voulait pas imposer, on ne voulait pas le pouvoir. Un film, un tournage a fortiori est par excellence l’espace d’incarnation des formes de pouvoir et de domination les plus archaïques, où s’exercent cruellement les lois de la tragédie. Si le cinéma avait déjà commencé à travailler sur lui-même, Jacques Rivette a toujours eu une place à part dans la Nouvelle vague, et dans ce qu’on appelle le cinéma d’auteur. C’est dans le film qu’il fallait entrer en contrebande, dans le film qu’il fallait conspirer contre sa loi, par une autre loi, d’une autre sorte, la loi horizontale d’une bande qui n’aurait pas de chef, une Histoire des Treize qui garde le secret du secret de la fabrication, qui n’a d’autre mobile que de produire des fictions. Si Paris nous appartient avait déjà posé la trame de cette contre-histoire, de cette contre-filiation, L’Amour fou prend la chose par un autre biais. Ce n’est pas seulement le metteur en scène qu’il faut libérer de son rôle, c’est sa complice : l’actrice, l’amoureuse, la femme terrassée par l’amour. En construisant dans le film le documentaire (réalisé par A. S. Labarthe) du metteur en scène qui est l’acteur principal, Rivette se représente, double sa figure (celle de tout metteur en scène) dans cet homme gâté par le théâtre, et que les femmes convoitent. Les femmes, avant d’être celles qu’elles allaient devenir, bien vite, dans les films qui suivront, sont encore tenues ici dans le harem du plateau, entre le plateau et le domicile conjugal. Le documentaire essaie de pousser l’enquête : Labarthe parfois indiscret cherche ce qui ne va pas, les raisons du départ de Claire (la femme de Sébastien) – c’est le making off et les entretiens avec l’équipe qui écrivent la véritable histoire, qui tiennent le scénario d’un film qui se lorgne dans deux miroirs : celui du plateau de théâtre, et celui de l’actrice qui attend à la maison.

Il ne se passe rien. Après le départ de Claire, les répétitions continuent comme si de rien n’était, avec une autre actrice qui est l’ancienne amoureuse de Sébastien. Claire reste à la maison, s’ennuie, et son imagination s’affole. Elle vient assister aux répétitions, puis ne vient plus. Elle prend son rôle en charge d’une autre façon, elle le détourne dans la fiction d’un enregistrement quotidien. Il n’y a donc pas seulement deux films en cours, mais au moins un troisième, que découvre Sébastien quand Claire est partie et qu’il écoute toute l’histoire enregistrée sur la bande. Avant d’être l’intrigante, la farfelue, la rêveuse, la révoltée, la secrète, la femme qui échappe et qui n’aura plus rien à faire avec les hommes, la femme rivettienne est amoureuse. Elle est comme toutes les femmes : la femme amoureuse qui souffre et qui attend et qui imagine. Claire est la première et la dernière femme qui souffre dans le cinéma de Rivette. Le cinéma de la durée, alors, porte bien son nom, et se charge ici d’une intensité qu’on ne reverra plus, en effet, dans ses autres films. Intensité de la douleur, de l’attente, qui vire peu à peu à la paranoïa, à la fabulation – par où ressuscite, et s’échappe peu à peu la jeune femme. Pour devenir un metteur en scène féministe, le premier à l’avoir été à ce point, Jacques Rivette aura donc parmi ses premiers films entreprit le portrait d’un couple canonique du cinéma, le metteur en scène et l’actrice, pour conjurer d’emblée le péril et le pathos d’une telle alliance, la maladie congénitale du film dans son rapport au pouvoir, à l’amour et à la domination. Si Sébastien est un metteur en scène éclairé, moderne, qui utilise le tournage, les rushs des répétitions pour ne pas manipuler ses acteurs, pour ne pas être un metteur en scène dominant, il est rattrapé par la tyrannie dans l’espace du couple, où il passe de l’époux attentif à l’amant délirant, à l’homme buté qui tient son spectacle contre tous les événements de la vie. Si tous les films à venir sont déjà là, on est surpris de voir naître la malice, l’ingéniosité féminine, les mystères et les tours de passe-passe d’un simple délire de jalousie. Le complot, alors, et ce qui deviendra la situation très compliquée et aporétique d’Out One, ça n’est ici rien d’autre que la juste conséquence d’un sentiment d’abandon - ce qui se trame dans un film, comme dans la tête d’une femme (Claire) qu’à priori tout oppose à l’aliénation domestique.

L’amour est obscène, et il n’y aura plus jamais, après L’Amour fou, de femme amoureuse dans le cinéma de Jacques Rivette. Comme s’il savait qu’il ne fallait plus filmer (qu’il ne faudrait plus jamais représenter) cette femme-là, l’amoureuse, que le cinéma avait consacrée et peut-être massacrée – qu’il fallait (qu’il allait falloir) raconter l’histoire contraire, celle de sa libération. Raconter comment une fille se débrouille pour ne pas tomber dans l’amour, pour ne pas se laisser mettre en scène par un homme. Partir de tout ce que l’amour produit entre les femmes qui sont mises en scène par les hommes, et pourquoi elles choisissent finalement de se mettre en scène elles-mêmes. La leçon, si on veut, est donnée à la fin à chacun des deux sexes : Sébastien et Claire s’aiment d’amour fou, à se tuer – et c’est donc l’amour, ressort et péril du cinéma, qu’il faut traverser, pour le mettre en pièce.

Casser l’amour qui casse tout, et que chacun reparte de son côté, sinon guéri, au moins averti. Après, on ne gardera de l’amour que les fictions qu’il a produites, les manières, mais on n’y mettra plus ce cœur, ni ce pouvoir. Il n’y aura plus d’amoureuses ni d’amoureux, il y aura des personnes qui jouent et complotent contre l’amour fou, et ainsi pourront commencer à s’aimer.

Mathilde Girard

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