L’adolescent marmoréen

paru dans lundimatin#276, le 22 février 2021

Avertissement

Mon héros est adolescent
Mais contre-héros de notre temps ;
Hier encore il me disait
Son empressement
De pressentir une joie d’Antan
Qu’un temps qui vient renfermerait.

Il disait odorer la bifurcation
De la mémoire, des vers et de l’action ;
Et c’est vrai qu’il odorait
Ce parfum brûlant d’Annonciation.
Dans ses yeux ses gestes et ses passions
La fugue d’un monde s’improvisait.

Il avait dû être musicien
Un soir de printemps soixante-et-onze
Et d’autres soirs et d’autres temps ;
Ou du moins l’était hier
Sur le boulevard Beaumarchais
La tête chantante comme au-devant.

Se laissait porter à grandes dents
En ce point exact d’embranchement
La voix des autres l’attendaient
Le recueillaient l’interpellaient ;
La nuit tombait,
L’art de la fugue devenait bleu.

Et la rue entière boréale
Aux rais superbes des néons
D’une vieille cité commerçante
Se rappelait ses veilles dansantes ;
Ses camarades, ses carmagnoles
Rendaient l’hiver à sa lumière.

Au loin j’aperçus la fumée tournoyer
Qui entourait la grande colonne ;
C’était juillet cette nuit de novembre ;
Tous ses fantômes qui prenaient corps
Ceux qui s’armèrent – est-il gravé –
Et combattirent jusqu’à la mort

Au nom des publiques libertés
En la faveur intercédaient
De l’événement qu’ils commandaient.
Et mon génie de liberté
L’adolescent de ce récit
Me tint à peu près ce qui suit.

I. Répétition

La Bastille, ainsi commença-t-il,
Est notre temple :
Là où cesse ton babil
Que tu sais-bien inutile.
Notre mémoire des émotions
Est venue rendre impérieuse
— Va savoir : vertueuse !
La tentation de répéter
Une autre histoire que la nôtre.

Vois-tu là-haut la danse des spectres
Et les nuages d’un gris hurlant
Qu’il est toujours l’heure qu’il est
L’heure du chaos de l’heure du monde
Enfin l’heure d’une danse nouvelle
Comme en augure de l’autre vie
De l’outre-moi, de l’outre-çà.

Veux-tu t’y joindre et disparaître
Effacer même ton visage
Le dernier reste d’ensablure
Qui râpe la glie de tes synapses
Engorge la fuite de tes désirs
Et renvoyer ce ciel trop lourd
Trop bas ?

Pense avec tes os
Et ne dis rien.

II. Chaos

Il avait compris l’échec des signes
Appelait cela : la Solitude.
Trop au-devant pour s’en flatter
Ci-vois en mots comme il poursuit :
L’Histoire tu crois est comme une flèche
Du temps qui tance en avançant :
Présent ! Présent ! Présent !
Que tu sais tant que tu ne sais pas, etc
Balance un peu tes vieux livres, pour voir
L’illuminé d’Hippone est un grand maître
Mais le présent n’est pas présent
Le futur est virtuel
Et le passé criblé d’avenir, regarde :
Là-bas déjà milles galeries se sont creusées
Mille canaux, mille artères
D’un géant isthme encéphalique
Non pas Dédale et ses grands murs
Mais plein de fils pour se trouver
Imagine clair ce que tu vois
C’est un flipper neuronal
À la surface des scintillements
Toi et moi on est cette bille
Comme lancée dans un circuit
Qui fera tout pour en sortir.

— Drôle d’image de la pensée !

III. Sort

C’est là, dit-il, notre antique sort :
Triste carcasse qu’on brinquebale
En serviteurs d’un temps fêlé
Après après la fin de l’histoire
Des temps infirmes qui n’ont pas d’âge
Des vies petites en-sillonnées
Cousues de fils d’arraisonnement
Pour refermer les plaies béantes
Sécher le sang des meurtrissures
Noircir un peu le désespoir
Goûter la croûte des jours actuels.

IV. Fureur

Europe, tu trembles ?
C’est ici Rhodes
C’est là qu’on saute
À l’élastique
Pour se faire peur
En mots grippés.
— Vieille carcasse !
Nadejda a dit :
Je suis pour le taureau
Pour sa fureur aveugle
C’est là qu’on vit
Qu’on la sent vivre
Et que sentir
Devient hostile
À toute capture
Par de rooooooondes analogies
Au grand cimetière des métaphores !

V. Court-circuit

Regarde encore
Et lave-toi de tes manières :
Posons qu’il y ait circuit
DONC : court-circuit.
Je dis : cherchez-le !

Se lover entre les lettres
Au cœur des plis inondés
De larmes tièdes de la nuit
D’une langue triste à la rescousse
Souffler aux sourdes étendues
Et vouloir encore le salut
Des existences en pointillés

— Sais-tu que la typographie est une région poétique ?

Entourées de brouillards à achever
Et de rumeurs à suturer
Je veux que l’on voit d’autres couleurs
Perceptions nettes à combiner
Gestes confus à aiguiser
Et que l’on sente d’autres odeurs
D’inséparables Inactuels
Filer aux choses qui s’étincellent

VI. Granit

Ainsi de ce bloc de granit granuleux
Qui croit pouvoir renfermer
Sous le vernis de sa texture
L’histoire entière de nos nervures
— Bleu ! Blanc ! Rouge !
Figer la vie de ses tourments, bourrasques, remous
Et les faire taire. Mais :
Tiens ! L’émeute ! lança-t-il
Avec une ardeur reconnaissante.

Nous sommes pris
Entre l’ironie et le drame
La frivolité cynique
Et le besoin de vie vraie
Sentiment archaïque
Que ça finira

Et donc l’émeute :
Cette agitation d’un coup
Voulue, appelée, requise,
C’est de l’amour à l’état pur
Le retour d’une giration
Le grand R désaxé
Et son éternité qui reviendrait.

VII. Stridence

Rien n’est plus incertain
que les ondulations de la foule,
Hormis peut-être la pensée
En cette image qu’il faut garder :

Uncertain nervous system

J’ai vu ce jour cette drôle d’image
La pesanteur des âges courbés
Striés de lignes séculaires
Qui persistaient à faire crier
Que le monde tout entier
Veut en finir des romans
Et abolir les formes anciennes.

VIII. Fin

Ainsi finit l’Adolescent de mon récit. C’était un Prince du fond des âges (qui n’ont pas encore existé) dont la pulsation se fait sentir au creux des cœurs fatigués et des intermittences de leur amour. Ne plus être cet homme, mais son annonciation, la projection rêvée du peuple qui manque, quelle libération ! Quel ravissement. De quelle sorte d’air marmoréen était-il entouré, qui sifflait les parois de ce monde-ci ? Il était revenu d’entre les mers les glaces et les batailles, et la nature et l’histoire et la philosophie, pour fabriquer cette image de la pensée-de-derrière de mon crâne déserté. Ici me revint ce vers superbe que personne, peut-être, n’a écrit : Il guérit, mais plus facilement massacre.

Oncléo

Dessin : Lawand, « sans titre », crayon sur papier 21,5 x 13,8 cm, 2020.

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