« Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver, au fond de leur cœur, pourquoi il fut nécessaire d’avoir un nègre pour commencer. Parce que je ne suis pas un nègre. »
James Baldwin
Première chose que j’ai apprise : « La blanchité n’est pas la blancheur ». C’est le titre du premier chapitre. Si j’ai bien compris, le terme sert à désigner un rapport social, pardon racial, et n’a rien à voir avec la couleur [1]. Ce rapport de domination implacable s’établit dès la monstrueuse genèse du capitalisme au sein de la plantation esclavagiste [2]. Et il se maintient depuis, de mal en pis. « Pour que plus d’un milliard et demi d’êtres humains – pour aller vite – soient encore de nos jours incarcérés [3] dans une condition symbolique et politique due à la racialisation négative qui frappa leurs ascendants il y a de cela plusieurs siècles, il faut que se soit mis en place un système particulier. Il faut que l’on veille, de façon plus ou moins consciente, à ce qu’il se maintienne. » (p. 15) Je souligne le « on »… On aura compris qu’il ne s’agit pas des « personnes défavorablement racialisées », comme dit Miano.
« Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver, au fond de leur cœur, pourquoi il fut nécessaire d’avoir un nègre pour commencer. Parce que je ne suis pas un nègre. » (James Baldwin, cité et traduit par l’auteure, p. 23.) Or nous en sommes loin. C’est ce que Léonora Miano s’attache à démontrer dans ce livre, en s’appuyant sur des lectures, certes, mais aussi beaucoup sur la culture populaire formée par le cinéma et la télévision. Elle montre très bien comment les représentations « naturalisent » le fait racial, à travers toute une série d’analyses de films et de séries, américaines mais aussi françaises.
Ces fictions populaires sont accessibles sans coût exorbitant, la majorité des foyers étant dotés d’un téléviseur. Les choses sont en train de changer, mais la télévision eut longtemps une influence considérable sur la formation des imaginaires. […] Ces fictions se révèlent un riche terrain pour recueillir des informations que des individus n’auraient pas volontiers livrées. En outre, ces productions, dont la narration s’attache à des époques différentes, montrent aussi la manière dont la culture populaire, sans nécessairement que ce soit son objectif, expose le fonctionnement de la blanchité (Introduction, p. 12-13).
Lisant cela, il m’a été difficile de ne pas faire le rapprochement avec la vulgate marxiste que l’on m’avait enseignée, dans ma jeunesse, particulièrement sur le thème de l’« idéologie dominante », d’autant plus invisible qu’elle est dominante (oui, je le reconnais, c’est peut-être très raccourci et simpliste, mais voilà, c’est ce que j’en avais retenu dans ma période gauchiste, c’est vous dire si c’est vieux !). L’idéologie, c’est toujours celle des autres – enfin, celleux qui sont du mauvais côté du manche… Sempiternelle rengaine de la bourgeoisie [4].
Le premier chapitre, donc, est essentiellement consacré à l’analyse, d’abord de la blanchité américaine puis de la blanchité française, et ce à travers de nombreux exemples tirés de films et de séries TV. Même si les deux partagent un fond commun : le suprémacisme blanc, le racisme s’y est affirmé au cours d’histoires différentes – lesquelles se rencontrent en de nombreuses occasions, et plus particulièrement lors de la traite négrière. J’en donnerai seulement deux exemples. Tout le monde sait, ou croit savoir, comme c’était mon cas, que les États du nord et du sud des États-Unis se sont affrontés au cours de ce que l’on a appelé « guerre de Sécession » ou tout simplement guerre civile, laquelle dura de 1861 et 1865 et fut, aux dires de certains historiens, la première des guerres modernes : une guerre totale, industrielle, politique et idéologique. Très meurtrière (de 750000 à 850000 morts selon les estimations les plus récentes, et cela sans compter les très nombreuses victimes civiles), elle eut pour principal motif, nous dit-on, le maintien ou l’abolition de l’esclavage. Or, selon Leonora Miano,
une fois incorporée et intériorisée, la blanchité n’a[vait] plus besoin de l’environnement esclavagiste. Elle s[u]t en transférer les structures, les hiérarchies, dans tout autre milieu. Bien qu’ayant aboli l’esclavage plusieurs décennies avant leurs compatriotes [du Sud], les yankees éprouv[ai]ent à l’égard des descendants de Subsahariens déportés et réduits en esclavage le même sentiment de supériorité, le même mépris que ceux manifestés par les plus racistes parmi les Sudistes. L’Amérique [étai]t à eux, et rien [n’aurait pu] les contraindre à partager ce bien avec des êtres inférieurs (p. 44-45).
En France, les choses étaient différentes : on se livrait au trafic du « bois d’ébène [5] » et on pratiquait l’esclavagisme de plantation, mais pas en métropole. Là existait de longue date un ancien usage qui voulait que le sol français rende libre : un esclave qui y posait le pied se trouvait automatiquement affranchi. Louis XVI y mit bon ordre en 1777 par sa « Déclaration pour la police des Noirs » interdisant que « les Afrodescendants des colonies soient amenés en France hexagonale pour servir leurs maîtres » (p. 59-60). Auparavant, il arrivait que des esclaves échappent à leur propriétaire lors d’un séjour en métropole et deviennent ainsi des hommes libres.
La déclaration de Louis XVI balaie toutes les possibilités qui existaient jusque-là. Et pour s’en assurer, elle n’autorise les coloniaux qu’à amener un seul esclave afin de les servir lors de la traversée. Pendant leur séjour en métropole, cet esclave est remis à un dépôt – sorte de centre de rétention avant l’heure – qu’il ne quitte qu’au moment de retourner aux colonies (p. 61).
À l’école primaire, j’avais appris que Louis XVI était un roi un peu effacé, dont le plus grand plaisir était de s’adonner à l’horlogerie. Je me demande aujourd’hui si l’on ne m’avait pas menti – et si l’on n’a pas bien fait de lui couper la tête, finalement.
« La blanchité lave plus blanc », c’est le titre du second (et dernier) chapitre de ce livre. Leonora Miano y poursuit sa démonstration. Comme l’on dit qu’en démocratie, tous sont égaux, mais que certains sont plus égaux que les autres, sous le régime de la blanchité, parmi les « Blancs », certains sont plus blancs que les autres. Et il ne s’agit toujours pas d’une question de couleur. Voyez par exemple la différence de traitement réservée en Europe de l’Ouest aux Ukrainiens et aux Tchétchènes. Cela se passe de commentaire. De l’autre côté, si je puis dire, un Africain-Américain est un Noir en Amérique, mais un Américain en France. Si vous ne voyez pas ce que cela signifie, lisez le beau roman de William Gardner Smith, Le Visage de pierre [6]. C’est l’histoire d’un Africain-Américain victime de discrimination, comme toutes les personnes de couleur aux États-Unis, et d’une grave agression qui l’a laissé borgne ; il se retrouve à Paris au moment de la guerre d’Algérie. Il se sent d’abord complètement libéré du poids du racisme qui pesait en permanence sur ses épaules dans son pays et trouve que la France est un pays merveilleux. Puis il noue des liens d’amitié avec des Algériens et découvre la réalité qui est la leur, et qui ressemble beaucoup à ce qu’il subissait lui-même aux États-Unis…
Comme toujours dans mes notes de lecture, je n’aurai abordé ici qu’une toute petite partie de l’argumentation serrée de Leonora Miano. Je voudrais cependant conclure avec elle en citant des extraits de sa conclusion, dans laquelle elle se demande : « Que faire de la blanchité ? ». Reprenant la citation de James Baldwin (« pourquoi il fut nécessaire de trouver un nègre pour commencer »), elle ajoute :
Se définir comme Blanc ne fut pas dire comment on avait été constitué physiquement par la nature, par le hasard. Cela consista à se donner le droit de nier l’humanité d’autres, de leur imposer une manière d’être au monde, de piller leurs ressources, de redéfinir leur espace de référence, de les mettre à mort quand ils refusaient de se soumettre [7]. La violence de la blanchité a ceci de particulier, par rapport à toutes celles dans lesquelles les humains ne cessent d’exceller, qu’elle se donna pour justification le racisme (p. 148).
On voit bien les dégâts que cela a produits et, depuis des siècles que cela se perpétue, comment les « Blancs » ne peuvent échapper à la blanchité que par un effort conséquent de « déconstruction ». Après avoir cité la définition qu’en donne Derrida [8] , Miano poursuit ainsi :
En ce qui concerne le sujet qui nous intéresse, non seulement cette opération est-elle nécessaire, mais c’est aussi de l’intérieur qu’elle devrait s’effectuer. Or, nous connaissons les réticences d’une majorité de concernés. Ils refusent d’être culpabilisés. Ils en ont assez de rendre des comptes pour des faits s’étant déroulés en leur absence. Ce sont les mêmes qui ne sont pas disposés à restituer les artefacts consignés dans les musées occidentaux [9]. Ce sont les mêmes qui se soucient peu du coût réel de leur confort [10]. Ce sont les mêmes qui ne s’émeuvent guère des traumatismes découlant de la violence coloniale et des empêchements qu’ils induisent [11]. La liste est longue, des hauts faits de la blanchité. La question qui se pose aux sociétés occidentales championnes de la liberté et de l’égalité, est de savoir ce que signifie désormais la blanchité dans la relation avec les peuples du monde. Et pour y répondre valablement, la part silencieuse du discours sur le colonialisme doit commencer à s’énoncer. Qu’est-ce que cette histoire a produit chez les conquérants ? Dans leur intimité, dans leur exercice du pouvoir sur la scène internationale, dans leur traitement des groupes minorisés au sein de leurs sociétés. Il s’agit là d’un travail collectif. Qu’il soit effectué isolément, par quelques personnes de bonne volonté, ne suffira pas à transformer les choses pour nous permettre d’accéder à un autre moment de l’histoire, de créer un monde dans lequel le bien-être des uns ne dépende pas de l’abaissement des autres (p. 151-152).
Mais ce « travail collectif » réclame aussi – avant tout ? – de se rendre capable d’écouter :
L’Europe de l’Ouest continue de faire silence sur la manière dont ses identités furent altérées au contact de l’Afrique. Elle refuse encore de connaître et de revendiquer sa filiation subsaharienne, d’exposer ce qui s’est logé en elle lors du contact avec d’autres. Or, il s’agit bien d’une histoire commune, les mutations qu’elle induit sont observables de part et d’autre. Elles ne se limitent pas à la présence de corps différents dans l’espace public. Elles ont à voir avec le caractère lui-même, la sensibilité, la vision du monde. Les Afrodescendants sont, dans l’Occident postcolonial, ces parents que l’on n’admet pas à la table mais que l’on ne peut chasser de la maison. À travers les pratiques sociales et artistiques qu’ils créent dans les marges où leurs pays les logent, ils dévoilent de plus en plus l’empreinte de l’Afrique sur l’Occident, sur l’Europe de l’Ouest en particulier. Accepter cette marque indélébile, s’en réjouir même, puisqu’elle témoigne d’une imprégnation par l’autre, est le premier acte du désamorçage de la fiction raciale. C’est ce qui pourrait arriver de mieux à la blanchité (p. 162-163).
Tels sont les derniers mots de L’Opposé de la blancheur. Ce qui pourrait nous arriver de mieux pourrait commencer par lire ce livre.
franz himmelbauer, pour Antiopées, samedi 27 janvier 2024.
Post-scriptum : je découvre après l’écriture de cette note que Léonora Miano, en plus de plusieurs autres livres, dont le très beau La Saison de l’ombre [12], a également rédigé l’« Épilogue » de la somme sur Les Mondes de l’esclavage [13]. Justement, ce texte fait écho à La Saison de l’ombre, en ce qu’il traite comme lui des conséquences de la traite sur les côtes d’Afrique de l’Ouest et vers l’intérieur du continent, tâchant de démêler avec finesse les responsabilités diverses de ce crime contre l’humanité, sans occulter celles des Africains qui lançaient des razzias sur des villages afin d’approvisionner les « grossistes » de la côte, lesquels traitaient à leur tour avec les acheteurs Européens. Pour autant, on l’aura compris à la lecture de ce qui précède, elle ne renvoie pas dos à dos les « négriers » blancs et leurs victimes, sous prétexte que celles-ci leur auraient été livrées par des gens originaires du même continent qu’elles. C’est évidemment un peu plus complexe que cela. Craignant probablement, à juste titre, que d’aucuns s’engouffrent dans ce qu’ils croient être une brèche dans la culpabilité des Européens, elle s’autorise tout de même cette mise au point :
Outre un caractère massif que seule l’ampleur du trafic humain oriental supplante, ce qui singularise de manière criante l’esclavage colonial pratiqué par les Européens de l’Ouest dans leurs colonies de l’Amérique et de l’océan Indien, c’est d’abord sa racialisation affichée. C’est d’avoir mis en place ce que la langue française désigne encore ouvertement sous les appellations « Traite des Noirs » ou « Traite négrière », et d’avoir créé des sociétés longtemps fondées sur une hiérarchie raciale. Ensuite, c’est le fait que cette opération transcontinentale ait en grande partie façonné le monde actuel et continue d’influencer les imaginaires contemporains, ce qui n’est le cas d’aucun autre type d’esclavage, quelle qu’en ait été la cruauté. […] La figure du Noir, telle que le monde la connaît aujourd’hui, voit le jour avec l’esclavage colonial européen. Les discriminations dont elle pâtit, les brutalités policières parfois létales qui lui sont infligées dans les pays occidentaux sous le regard effaré du monde, reconduisent les violences d’autrefois et installent, au cœur des rapports humains, la présence d’un passé que l’on n’a pas su transcender. De ce fait, l’humanité n’a pas retrouvé sa conscience d’elle-même comme un corps dont tous les membres sont égaux. L’autre, racialisé, n’est pas le reflet de soi-même [14].
Mais elle plaide dans ce texte en faveur d’une reconnaissance, précisément, de cette complexité, sans laquelle, dit-elle, il ne sera pas possible pour les pays d’Afrique subsaharienne de se (re)construire. Finalement, cet Épilogue forme en quelque sorte le pendant de L’Opposé de la blancheur : si ce dernier est consacré aux effets de l’esclavage sur les descendants des esclavagistes, et à la nécessité qui est la leur de « travailler » cette histoire – les Allemands ont un verbe que je trouve mieux adapté : bewältigen [15] : die Vergangenheit [le passé], ein traumatisches Erlebnis [une expérience traumatisante], ein Trauma [un traumatisme] bewältigen –, l’Épilogue plaide en faveur de la même Bewältigung, mais plus spécialement en Afrique. Par ailleurs, ce qui ne gâte rien, c’est vraiment un très beau texte dans le registre de l’essai, tout comme La Saison de l’ombre l’est dans celui du roman.
Franz Himmelbauer pour Antiopées
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