L’Afrique intellectuelle francophone est mal partie

Jean-Loup Amselle

paru dans lundimatin#406, le 5 décembre 2023

En 1960, à l’époque des indépendances, l’agronome René Dumont publiait un essai fracassant « L’Afrique noire est mal partie » dans lequel il fustigeait de manière caricaturale le comportement des nouvelles élites africaines, en lesquelles il ne voyait que les continuatrices des pouvoirs coloniaux [1].

En 1982, dans « L’Odeur du Père » (1982), le philosophe américano-congolais V.Y. Mudimbe énonçait cette phrase prophétique :

« Pour l’Afrique, échapper à l’Occident suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’où l’Occident, insidieusement peut-être s’est rapproché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre l’Occident, ce qui est encore occidental ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs. » [2]

Il faut malheureusement constater que quarante plus tard, cette assertion reste éminemment véridique. Les intellectuels africains, dans leur grande majorité, loin d’avoir rompu les amarres avec l’imaginaire des anciennes puissances coloniales, continuent de nicher leurs réflexions dans les schèmes de pensée occidentaux et ne font que recycler des idées coloniales usagées, qu’il s’agisse de la mise en avant du soufisme ou de l’animisme

A cet égard, on pourrait penser qu’il y a lieu de distinguer l’Afrique musulmane de l’Afrique chrétienne et penser que, s’agissant de la première, les intellectuels qui se définissent par rapport à l’islam ont élaboré des formes de pensée que l’on pourrait d’autant plus qualifier de « contre-hégémoniques » qu’elles semblent aller à l’encontre de l’hostilité envers l’islam qui prévaut de plus en plus en Occident. Or, il n’en est rien. Les intellectuels africains qui se définissent comme musulmans ou qui tentent de penser dans le cadre d’une philosophie musulmane le font en se situant dans des formes d’islam comme le soufisme qui ont le moins de chance de déplaire aux Occidentaux, dans la mesure où elles paraissent représenter un rempart efficace contre le salafisme [3]. Or le soufisme a toujours été privilégié par les autorités coloniales – françaises notamment – comme en témoigne l’attention particulière accordée à Tierno Bokar défini comme « le sage de Bandiagara » ou à son disciple le célèbre écrivain malien Amadou Hampatê Bâ qui a collaboré activement avec l’administration coloniale française au cours des années 1950 dans la répression menée contre les « wahhabites » [4].

Il en va de même aujourd’hui avec la focalisation sur la confrérie malienne Ançar Dine, à la tête de laquelle se trouve Chérif Madani Ousmane Haidara. Celui-ci a bénéficié récemment d’un traitement de faveur de la part de l’Ambassade de France à Bamako et il apparaît comme l’antidote au salafisme promu par l’imam Mahmoud Dicko. Cette confrérie a d’ailleurs trouvé sa consécration avec le livre que l’islamologue Youssouf Sangaré lui a consacré et qui a bénéficié d’une préface de Souleymane Bachir Diagne [5].

Or on peut se demander si ces postures « soufi-philes » ne renvoient pas en définitive à une vision apaisée, tolérante de l’islam, vision qui s’accorderait parfaitement avec le supposé animisme foncier des sociétés « négro-africaines », sociétés censées être demeurées profondément païennes en dépit d’une imprégnation multiséculaire par la religion musulmane. Bref une conception qui renvoie en définitive à l’idée d’un « islam noir » pacifique et éloigné de toutes les aspects réformistes qui trouvent leur apex dans le djihadisme, idée qui avait été complaisamment énoncée et propagée par les administrateurs coloniaux soucieux de montrer que l’islam n’avait pas entamé le roc solide des cultes fétichistes africains.

Pour ce qui concerne l’Afrique chrétienne, la place correspondante à l’islam salafiste est occupée par les Eglises chrétiennes, évangéliques notamment, qui sont accusées d’avoir éradiqué le culte des ancêtres. Comme le dit l’anthropologue gabonais Joseph Tonda dans un post publié sur Facebook : « Plus personne ou presque, lors des mariages, des anniversaires, même dans les universités laïques, ne remercie des ancêtres ’villageois’, c’est lui (Jésus) l’ancêtre de référence, c’est lui qu’on remercie, et ce sont les mêmes qui font de l’oncle, de la tante, du père, de la mère, du frère, des voleurs d’énergie… responsables de tous les malheurs comme le chômage, le célibat prolongé, l’échec scolaire, l’alcoolisme, et bien d’autres ’malheurs’ encore et encore dont Jésus, l’ancêtre Sauveur, qui a fait diaboliser toute la généalogie familiale, doit sauver les individus ainsi « déparentélisés » (ils changent de parentèles). Le christianisme qui est sa religion n’est pas vu, par tous ses prophètes comme la matrice du capitalisme, dont les entrepreneurs de la foi (le fiduciaire, l’argent) sont des agents.  [6] »

Cette déploration de la prise de possession de la psyché des Africains par le christianisme aux dépens du culte des ancêtres conduit nombre d’intellectuels africains à chercher refuge dans l’animisme dans le but de permettre aux cultures africaines de faire un nouveau départ et de retrouver ainsi leur authenticité perdue.

Cette recherche d’authenticité perdue peu prendre plusieurs formes : l’afrocentrisme, qui fait tout venir d’Afrique et qui connecte ce continent à l’Egypte pharaonique ; l’afro-futurisme, qui projette l’Afrique dans un espace imaginaire de science-fiction ou le panafricanisme qui exalte son unité intemporelle. Toutes ces formes ont pour soubassement un animisme originaire faisant des religions qualifiées de « traditionnelles », du terroir, chtoniennes ou telluriques, le fondement inébranlable des cultures africaines. Or cette vision conduit à nier l’historicité des sociétés africaines qui entretiennent depuis des siècles des relations avec des religions qualifiées d’importées comme l’islam et le christianisme, mais qui font en fait partie intégrante depuis des lustres du patrimoine africain.

Toujours est-il que la promotion de l’animisme ou de la tradition par nombre d’intellectuels africains les plus en vue ne peut s’expliquer simplement par la demande intérieure africaine puisque précisément elle est rejetée par les milieux populaires qui se tournent de plus en plus vers les imams, y compris les plus radicaux, ainsi que vers les pasteurs qui leur promettent monts et merveilles (guérison, fortune, etc.) au prix du versement de sommes d’argent considérables.

La demande d’animisme s’exerce donc prioritairement en direction de l’Occident et du système universitaire qui lui est lié. Il existe en effet tout un marché de la tradition qui prévaut dans les universités et instituts de recherche européens et nord-américains et qui vante l’approche en terme d’ontologies ou de métaphysiques africaines miraculeusement préservées de tout contact avec l’extérieur. L’Afrique « noire », subsaharienne apparaît ainsi comme un conservatoire inexpugnable de traditions qui prennent une coloration nouvelle dans le cadre de la spiritualité « new age ». Ce paradigme est allégrement repris par un milieu médiatique et politique hexagonal qui en fait même le fondement d’une redéfinition de la politique franco-africaine [7].

Les intellectuels africains qui se situent peu ou prou dans la filiation de la « négritude » de Léopold Sédar Senghor « vendent » donc à l’Occident une Afrique imaginaire, figée dans la tradition et donc supposément incapable ou plutôt désireuse de s’opposer à la modernité. Quel peut être l’avenir d’une revendication animiste sur le continent africain sinon celui d’un sanctuaire de valeurs essentielles témoignant d’une proximité avec la nature et d’un respect pour le vivant ? Convient-il de procéder au rechargement animiste des cultures africaines en renvoyant en Afrique des fétiches volés sous la colonisation et transformés en œuvres d’art alors que les sociétés africaines ont entre-temps subi des changements considérables ?

Que ces valeurs animistes soient récupérées par une partie de la population occidentale qui se reconnaît dans l’écologie, le care, le véganisme ou la spiritualité est une chose mais que ces mêmes valeurs puissent fournir la clé de l’avenir de l’Afrique en est une autre.

Recycler des formes de tradition, qui ne sont souvent que des créations coloniales comme dans le cas du tribunal coutumier Ngondo des Douala du Cameroun, réactiver les pactes politiques prévalant dans l’empire médiéval du Mali et transformées abusivement en « parentés à plaisanterie » par les anthropologues, valoriser la « palabre » ou bien encore vanter les mérites démocratiques des « sociétés de chasseurs » revient à ignorer du même coup les manipulations dont ont été l’objet ces différentes institutions au cours de l’histoire. Il n’est pas jusqu’au fameux « ubuntu » sud-africain (« nous sommes donc je suis »), censé fragiliser le cogito cartésien dont on peut se demander s’il n’est pas une lointaine émanation de la démocratie chrétienne.

Ni l’animisme, ni la tradition ne seront d’un grand secours pour sauver à la fois l’Afrique et l’Occident. Pas plus que les imams ou les pasteurs évangéliques, les intellectuels africains qui promeuvent l’animisme ne peuvent faire de miracles.

Au fond rien n’a changé depuis l’époque où Picasso se servait des « fétiches » contemplés au musée du Trocadéro pour déconstruire l’art occidental et doter ses créations d’une aura magique [8]. L’Afrique est toujours pour l’Occident un réservoir de primitivisme et les intellectuels africains qui se situent dans cette mouvance fournissent complaisamment aux yeux et aux oreilles occidentaux le supplément d’âme dont ils ressentent le besoin.

Jean-Loup Amselle

[1R. Dumont, L’Afrique noire est mal partie, Paris, Le Seuil, 1962.

[2V.Y Mudimbe, L’Odeur du Père. Essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique noire, Paris, Présence africaine, 1982, pp. 12-13.

[3J.-L. Amselle, Islams africains. La préférence soufie, Lormont, Le Bord de l’eau, 2017, S. B. Diagne, Comment philosopher en islam, Ph. Rey/Jimsaan, 2014.

[4A. H. Bâ, Vie et enseignement de Tierno Bokar. Le Sage de Bandiagara, Paris, Points-Seuil, 2014 (1957), J.-L. Amselle, Les Négociants de la Savane, Paris, Anthropos, 1977.

[5Y. Sangaré, Penser l’islam depuis l’Afrique. La doctrine de Cherif Madani O. Haïdara, Préface de Souleymane Bachir Diagne, Paris, Riveneuve, 2023.

[7cf. J.-L Amselle, Critique de la raison animiste, Mimesis, 2023 et L’Invention du Sahel, Vulaines, Editions du Croquant, 2022.

[8J.-L. Aka-Evy, Le Cri de Picasso. Les origines nègres de la modernité. Préface de S. B. Diagne, postface de J.-L. Amselle, Paris, Présence africaine, 2023.

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