Jérôme Cler, entre musique et poésie sur les plateaux d’Anatolie

À propos de : Ritournelles de l’arrière-pays, musique et ethnographie en Turquie rurale

paru dans lundimatin#487, le 9 septembre 2025

« Nous étions ensemble, plusieurs, mais en même temps ‘‘eux’’ et ‘‘moi’’. Eux, les auteurs, moi la plume ?
Tel était mon vœu le plus cher, quand je transcrivais leur musique ou tentais de décrire
comme elle était fabriquée, à travers nos dialogues. } »  [1]

Toute personne qui a étudié ou visité la Turquie a compris quel carrefour constituait ce territoire où l’Afrique avait déjà croisé l’Asie quand l’Ouest y mettait tout juste son nez. Entre Anatolie et Caucase, Georges Dumézil vécut dans cette mosaïque de langues et de traditions, assez pour en extraire la matière de ses riches études, nombreux essais. Et c’est tout récemment que le chercheur Jérôme Cler a étudié la musique issue de là-bas, où il est allé investiguer, étudier, recueillir, apprendre, dans une région du monde fort peu documentée  [2], la Turquie rurale.

Formé en lettres classiques et d’abord mélomane, il profite d’un poste de professeur en Espagne pour se former à la guitare flamenca, mais les sonorités du Moyen-Orient l’attirent davantage encore, et c’est donc de la Turquie qu’il fera son terrain d’étude. Dans un ouvrage à la fois savant et personnel, Jérôme Cler nous rapporte son expérience humaine et artistique, un vrai partage, vivant et passionné. Passionnant.

Dès sa jeunesse étudiante, Jérôme Cler écoutait avec ses amis les enregistrements des traditions les plus diverses, mais aussi des créations plus contemporaines, allant ainsi de Thelonious Monk à Bob Dylan en passant par Franck Zappa, ou encore les interprétations de Glenn Gould. « Nous étions partagés entre deux options de l’écoute : tantôt les architectures contrapuntiques les plus serrées, tantôt la terre, avec ses rythmes et les couleurs mouvantes de grands paysages qui avaient noms Bartók, Stravinski, Ravel, et tant d’autres. Finalement, c’est le lien à la terre qui a prévalu pour moi, confirmé par la lente découverte des musiques traditionnelles extra-européennes. »  [3]

Et c’est donc vers les musiques traditionnelles que se porte peu à peu le jeune helléniste, avant de se faire à la fois ethnographe et musicologue des plus avertis, instrumentiste lui-même, enseignant l’art de l’écoute à la Sorbonne et ailleurs. Certes en contact avec les connaissances émergeant à son époque, la french théorie, par exemple (quelques traces deleuziennes dans l’ouvrage, outre le titre, bien sûr), ou averti des études de Corbin sur le soufisme iranien, c’est cependant par les sons musicaux que l’Orient va s’incarner en lui en premier lieu.

Alors qu’il rentre de ses deux années madrilènes, Jérôme Cler s’intéresse particulièrement à la musique d’Anatolie et par un certain hasard, ayant vu son portrait sur le verso d’une pochette de disque, il reconnaît dans un restaurant de la rue du Fontaine-au-roi, à Paris, Talip Özkan, maître incomparable du saz  ; ils font connaissance, Jérôme devient son élève. Les leçons n’ont pas de durée fixe, elles se déroulent dans le petit appartement de Talip, au sixième étage sans ascenseur, les élèves sont issus de tous bords, aussi bien des artistes en herbe que des ouvriers en confection sortant des ateliers du quartier voisin du Sentier. Peu à peu, l’apprenti se perfectionne et rêve d’aller voir sur place comment naît et vit cette musique. Talip lui indique des personnes à rencontrer là-bas. Introduit de la sorte, Jérôme Cler suivra naturellement la piste de la connaissance musicale, celle qui lui importe tant.

Ces premiers séjours ont notamment pour prétexte une recherche d’instrumentistes et de leurs répertoires, de luthiers aussi, car l’instrument a une origine et les artisans capables de fabriquer le meilleur outil sont plutôt rares, et sans doute en voie de disparition. Bien sûr, outre ces démarches intéressées, cette quête archivistique, il s’agit par là même de découvrir une population, une société, une histoire Celle des alévis, par exemple, dont le saz est l’instrument musical de prédilection. Des poèmes alévis (deyis), Talip Özkan en enseignait à ses élèves parisiens, et l’écoute assidue d’enregistrements a permis au chercheur d’en connaître davantage. Savoir d’abord qu’il y a un son spécifique au saz alévi, qui s’oppose au saz le plus communément admis, vecteur du folklore national. Jérôme Cler voyage tout d’abord dictionnaire en main et oreilles aux aguets, et il se perfectionne peu à peu en langue turque. « Or, dit-il, il y a une analogie entre l’acquisition des habitus musicaux et l’apprentissage d’une langue : de même que notre esprit est conditionné par notre langue maternelle et ses mécanismes, de même il est profondément marqué par la musique de sa culture d’origine, ses timbres, sa syntaxe, ses rythmes, ses intervalles : il va donc commencer par entendre la musique de l’autre selon ses propres critères d’écoute. »  [4] [5]

Et comme il séjourne principalement dans des campagnes reculées, il détecte des sons différents et contracte un parler inusité dans les milieux intellectuels d’Izmir ou Istanbul. C’est qu’il s’intéresse à une culture certes peu connue, mais pousse le vice jusqu’à « s’identifier avec ce qu’elle [a] de plus mineur ». Ce collectage ne se fait pas d’un coup, c’est par des séjours répétés, une confiance gagnée, que les musiciens acceptent progressivement de partager davantage que les morceaux les plus communément joués, livrant des pans de répertoires demeurés presque confidentiels jusqu’alors. Enregistrer, c’est bien sûr pallier le fait de n’être pas né dans la culture, et pouvoir écouter, réécouter, pour s’imprégner, « comme un natif ».

Et puis il y a la rencontre de celui dont le nom signifie « oreilles blanches », dont on lui a fait l’éloge, non pas joueur de luth ou de bağlama, mais un violoniste qui vit dans un coin reculé qu’on ne peut atteindre qu’après détours, descente d’un fleuve, dépassement d’une montagne, et enfin atteindre Hisar et découvrir la svelte silhouette d’Akkulak.

« Akkulak possédait environ cent cinquante chèvres, que son fils Süleyman gardait dans la montagne et un lopin de terre en bas de la maison où croissaient tomates, poivrons et autres légumes nécessaires à la subsistance de la famille. […] Il nous raconta que chaque année il était appelé dans tous les villages à l’entour pour jouer dans une cinquantaine de « noces » (düğün), c’est-à-dire des mariages et des circoncisions : un nombre considérable. Il ajouta qu’à part garder ses têtes de bétail et les soigner, c’est la pratique du violon qui lui donnait le plus de satisfaction, ajoutant sa définition favorite de la musique comme ruhun gıdası, “nourriture de l’âme”. »  [6]

Akkulak est un musulman très strict, seulement, d’après ses familiers, il joue « comme un homme ivre ». Yeux fermés, dodelinant de la tête (cf. plus loin à propos d’alcool), il s’étourdit des airs à danser qu’il interprète. Le visiteur passionné sympathise avec lui, lequel est plus empressé à montrer les beaux panoramas des environs qu’à se prêter à l’enregistrement de ses performances d’instrumentiste. Lui comme les autres ne livrent pas toujours le gros de leur répertoire, ils se sont habitués à se restreindre lorsque des envoyés du ministère de la Culture ou autre organisme d’État viennent collecter des airs traditionnels. Chacun d’entre eux fait alors semblant de n’en connaître qu’un nombre limité, selon une stratégie naturelle de résistance (de type « anarchiste » ?) propre à ces communautés.

Au demeurant, il est vrai que beaucoup d’airs se sont perdus. Nombre de chansons de jadis ne sont plus que des mélodies sans paroles. Il en reste assez pour les mariages, et Akkulak a de quoi donner à entendre, faire danser et ravir. Se dessine ici comme dans la plupart des travaux de cette nature, une atmosphère de disparition, on songe à retenir pour archive ce qui est sur le point de disparaître, quand il n’est pas déjà trop tard (il n’y a plus guère que les bektachis qui continuent aujourd’hui leurs incessants rituels).

Travail de collectage par enregistrements audio ‒ sur cassette DAT, avec un appareil qui « prend même les mouches ! » ainsi que l’avait remarqué un des musiciens enregistrés  [7] ‒ et vidéo, c’est aussi ce à quoi s’attache Jérôme Cler, avec méthode et minutie  [8]. Ayant un jour montré une vidéo d’Akkulak à un inspecteur des musiques traditionnelles au ministère de la Culture français, il constate son enthousiasme, au point qu’il est vite question d’inviter le violoniste à une rencontre organisée à Châteauroux autour de cet instrument. Événement violonistique durant lequel se produiront des musiciens classiques ou de jazz, ou des interprètes de musiques baroques ou traditionnelles. Le répertoire aksak « à quatre temps et demi » trouvera donc sa place dans ce festival multiculturel. Il s’agit alors d’entamer les démarches administratives près des officiels d’Ankara, capitale turque plantée dans la steppe, que Jérôme Cler découvre à cette occasion. Pour Akkulak, c’est une première sortie de son territoire et un baptême de l’air. Quand il arrive à Paris, découvrant la muraille d’immeubles de la porte d’Orléans : « Chez vous, c’est très solide !  » Et c’est l’occasion pour lui de rencontrer un Talip Özkan surpris de voir débarquer un « pays », un homme de sa région d’origine. Il l’accueille avec le plus grand respect.

« À Paris, la seule chose qu’Akkulak évoquera ensuite, après son retour en Turquie, était une mendiante assise sur le trottoir du pont d’Iéna, et le fait que ‘‘personne ne lui parlait’’ : plusieurs années plus tard cette image lui revenait encore dans des conversations. »  [9]

À Châteauroux, en ce novembre 1992, Akkulak se montre à son aise, c’était en fait, pour lui qui animait depuis des lustres fêtes et mariages dans sa région natale, le premier concert véritable qu’il eut jamais donné, avec des mélomanes avertis pour public, des confrères violonistes de tout bois et tous les pays. Dans l’église, devant l’assistance, Akkulak joue des airs de boğaz  [10], puis de lents zeybeks  [11], enfin des airs de danse rapides. Par la suite il donnera quelques ateliers à de jeunes élèves fort déstabilisés par les « formes répétitives de rythme boiteux qu’ils ne parvenaient pas à faire tourner.  »  [12]

Cependant, outre la satisfaction d’avoir pu entendre d’aussi nombreuses musiques et musiciens (il n’avait manqué aucun concert) mais aussi d’avoir pu produire un effet certain sur ce public de choix, Akkulak a surtout retenu la présence d’un arbre rare dans le parc où se tenait le festival. Un arbre qu’il connaissait bien, il y en avait un massif entier près de chez lui, dans la montagne, au-dessus de Hisar. Après une assez longue enquête, on put vérifier qu’il s’agissait d’un if, que l’on appelle au pays d’Akkulak « arbre à blaireau ».

Bien sûr, au fil des ans et des séjours en Turquie anatolienne, Jérôme Cler rencontre bon nombre de musiciens, luthiers, fidèles continuateurs des traditions festives ou rituelles. Il est remarquable que la plupart d’entre eux expliquent n’avoir eu aucun maître, l’apprentissage de la musique et de l’instrument s’étant fait tout seul, par imitation des aînés. Sur les genoux d’un plus âgé qui bouche les trous de la flûte durant que l’enfant souffle, par exemple. Et les airs entrent dans l’oreille, il n’y a plus qu’à faire pareil : et peu à peu voici l’enfant grandi devenu interprète à son tour, sans qu’un enseignement didactique n’ait été dispensé.

Cependant, à l’occasion d’un mariage, Jérôme Cler observe combien, alors que le jeune joueur de davul manie habilement la mailloche, «  le son résonne fort, réfléchi par les murs de la maison ». Il voit passer une femme enceinte : « en elle, à coup sûr, l’enfant à naître s’imprègne déjà des aksak du lieu, et des structures musicales, la puissance sonore du hautbois comme de la grosse caisse parvenant sans nul doute jusqu’à la matrice confortable où il séjourne. »

Les femmes, justement, si elles chantent, ce n’est surtout pas devant les hommes ! Nous voici avertis. Toutefois, il y a, par exemple, Cemile, cette femme de quatre-vingt-six ans, ravie de fumer les cigarettes de son interlocuteur tout en lui contant sa vie. Elle se souvient de la transition vers la République, de l’affranchissement du voile, du droit de vote pour les femmes (en 1934). Et tandis que son vis-vis venu d’Europe commence à jouer du saz, la voici qui se met à chanter. « Elle chanta quelques poèmes, et le chant de gorge proprement dit  [13], sans parole, vocalique, ‒ l’irrésistible chant des sirènes d’antan.  »  [14]

*

La seconde partie du livre est consacré spécifiquement aux alévis, «  ‘‘les gens d’Ali’’, kızılbaş [têtes rouges]  ». Là encore, au-delà de la connaissance livresque et du bagage de connaissances assimilées, la rencontre véritable eut d’abord lieu par l’intermédiaire d’une personne avisée et généreuse, en l’occurrence Irène Mélikoff, directrice du département d’Études turques à l’université de Strasbourg, où notre chercheur a résidé quelque temps. Car cette dame savante avait aussi et d’abord un attachement affectif à la communauté qu’elle avait étudiée. D’origine russe et versée dans la culture turco-persanne, elle était aussi parfaitement française ; « au fond, nous dit Cler, elle était bien la preuve vivante de la pauvreté du concept d’identité. »  [15] Pour elle aussi, la musique, la voix et le saz de Feyzullah Çinar, en l’occurrence, sont à l’origine de sa passion, passion pour l’alévisme.

La communauté des alévis forme une branche minoritaire de la religion islamique dans le pays, où domine le sunnisme, elle serait forte de 10 ou 15 millions de personnes, selon les estimations. Les traditions, et donc les rituels sont différents, les mœurs également. « Si les sunnites sont musulmans, alors nous ne le sommes pas. Si c’est nous les musulmans, alors eux ne le sont pas. » confie Rıza, un des interlocuteurs privilégiés de Jérôme Cler. Rıza est un ancien officier de la Marine très impliqué dans la vie culturelle alévie, il appartient à la génération de l’alévisme politique, de gauche, et même d’extrême gauche « dans un pays où socialisme et communisme ne peuvent exister ouvertement en tant que forces politiques  ». Il raconte à son auditeur comment lui et les siens ont été marqués par le drame de juillet 1993 à Sivas… De nombreux intellectuels et artistes alévis étaient réunis pour un festival, dont Aziz Nesin, traducteur des Versets sataniques de Salman Rushdie. Une manifestation de nationalistes et d’intégristes sunnites s’annonça, avec Aziz Nesin pour cible. Le soir, un incendie fut provoqué dans l’hôtel où logeaient les participants de ce festival. Trente-sept personnes moururent, parmi lesquelles, nous dit-on, « de nombreux musiciens et poètes, fleurons de leur génération ». La police avait laissé faire, et les soulèvements de colère qui s’ensuivirent dans des quartiers alévis d’extrême gauche furent violemment réprimés. De quoi souder davantage encore une communauté mal réputée en haut lieu.

Parmi la communauté des alévis, il faut compter avec cette branche particulière, le bektachisme. Et il faut bien dire que cet islam particulier, conformément à ses saints fondateurs (Hadji Bektach, xiiie siècle, appelé « le sultan des cœurs », ou son disciple Abdal Musa, « saint patron »), n’adopte rien du rigorisme qui prédomine dans la plus grande partie de l’Oumma. L’approche à la fois ésotérique et humaniste qu’ont les bektachis diffèrent de beaucoup, de même que leur lecture du Coran. Littérale et légaliste chez les sunnites, elle est au contraire plus secrète et mystique chez les alévi-bektachis  [16]]]. « Ainsi, par exemple, ne pas observer le ramadan ou ne pas faire les cinq prières, pour [ces derniers], n’est pas un comportement négatif, déviant ou provocateur, c’est le signe d’un niveau plus profond de pratique et de vie. »  [17] Si les alévis le sont par hérédité, il est à souligner que n’importe qui peut se convertir au bektachisme. Et les dignitaires sont chez eux élus par les fidèles.

Pas étonnant alors qu’on puisse constater ici que les femmes, non voilées, participent aux rituels, qu’elles s’assoient à table avec leur conjoint comme avec les invités, sans signes de soumission aucun. Constater donc le « caractère égalitaire et paritaire de la société alévie »  [18].

Dans une maison où il est hébergé, le « parasite professionnel » (comme se définit lui-même, avec ironie, l’auteur de ce livre) remarque une affiche où sont inscrites quelques sentences de Haci
Bektaş Veli, un érudit et un saint vénéré par les alévis, il en prend note et les traduit :
Si l’on n’avance pas avec la connaissance, la fin du chemin est de ténèbre
N’oublie pas que ton ennemi aussi et un être humain.
Si tu es blessé, ne blesse pas.
N’impose à personne ce qui est pénible à ton âme.
Sois maître de ta main de ta langue et de tes reins.

Un chapitre de Ritournelles de l’arrière-pays se rapporte à l’art de boire des bektachis. En effet, contrairement à l’interdit touchant la consommation de porc, celui qui concerne l’alcool connaît chez eux de nombreuses exceptions, [19] D’ailleurs, dans cette région, chez les sunnites eux-mêmes, « dans les années 1990, les noces étaient fortement alcoolisées ». Mais, bien sûr, la musique emporte le musicien autant que le vin ou le raki, et pour peu qu’il ait fait son pèlerinage (hadj) à La Mecque, le musicien ne boit plus, cependant il a toujours l’air ivre quand il joue (c’est le cas d’Akkulak, cité plus haut). Au demeurant, le djem ne manque de faire entendre un certain nombre de chansons à boire…

« Si la porte du paradis s’ouvre pour moi
Par Dieu je n’entrerai pas sans être ivre »  [20]

L’ethnographe observe que le verre se tient dans le creux de la main gauche, recouvert par l’autre main. Et l’on boit en portant le verre à ses lèvres, caché par les deux mains. Ensuite, une fois le verre vide, on l’appuie légèrement sur son cœur.  [21]

[En résumé, me précise Jérôme, ce qu’il faut retenir, c’est l’idée d’auto-contrôle de l’excès (chez les sunnites ET chez les bektachis, le défi à l’ivresse, se tenir droit, jamais flancher, etc.), mais avec une « philosophie » chez les bektachis, (alcool = clé de l’âme, donc boire est une ascèse contre l’ego).]

À Tekke, au cœur d’un plateau isolé du sud de la Turquie, l’année est séparée entre l’été voué à l’agriculture vivrière et l’hiver réservé aux rituels, sauf, au mois de juin, pour un festival qui voit affluer des pèlerins en provenance de tout le pays. C’est qu’ici, où fut enterré Abdal Musa, est un mausolée à son effigie, et jadis un couvent important occupait une partie du village, il n’en reste rien. Dans un article de 2013, Jérôme Cler précisait :

« Le village s’appelle Tekke Köyü, « village du Tekke », c’est-à-dire du « couvent ». Il abritait en effet un « couvent » réputé, jusqu’à l’abolition violente du corps des Janissaires en 1826. Le voyageur ottoman Evliya Çelebi décrit au 17e siècle ce lieu dont les chaudrons chauffaient en permanence pour nourrir le voyageur pélerin, et il mentionne les instruments de percussion qu’il y avait vus. Vivaient alors dans ce couvent 300 derviches célibataires, mücerret, et les villageois à l’entour étaient à leur service, sur leurs terres qu’ils cultivaient.

Suite à l’abolition des Janissaires, le bektachisme fut condamné à la clandestinité et le couvent passa sous tutelle nakchibendi [une confrérie soufie] jusqu’à la fin du 19e siècle ; enfin, dernier coup porté à la confrérie, l’interdiction des ordres religieux par Atatürk, un siècle plus tard : les villageois dans ce contexte ont entretenu la tradition du couvent comme ils ont pu, en résistant, et en clandestinité. Puis ils ont reconstruit ses institutions au cours du 20e siècle, en les adaptant à leur vie de paysans villageois, en familles. »  [22]

Ce mode singulier de vivre, de penser et de croire a fait preuve d’une belle opiniâtreté face aux écueils qui n’ont pas manqué, les pressions extérieures ont eu beau s’exercer, on ne décèle pas une tradition fertile et fière comme on le fait d’un simple monument. Mais pour revenir enfin à la musique et au répertoire poétique qui occupe le musicien-enquêteur (géo-musicologue), celui-ci s’étonne de ne pas retrouver sur place les chants qu’il croyait trouver, que citaient les philologues et autres spécialistes. Il se rend compte que ces répertoires sont parfois réinventés  [23]]], parce que les musiciens-chanteurs écrivent leurs propres textes que souvent ils agencent sur des airs déjà existants. Là encore, l’apprentissage se fait sans autre transmission ou pédagogie que la pratique, en se mêlant aux autres instrumentistes. Personne n’oserait s’afficher en tant que professeur, tous sont au même niveau, à égalité dans le rituel joué et chanté.

« En fait la modestie est absolument impérative chez le musicien, qui doit se tenir d’autant plus prudent qu’il sait combien le chant ou la virtuosité instrumentale flattent l’ego et sont donc un danger. »  [24]

[ Précision de Jérôme : « à propos de poésie, il me semble que le plus frappant c’est
1) La continuité de la tradition depuis le xive siècle environ ;
2) L’absence de tout livre ou écrit dans ce village, ou presque. Les cahiers des poètes-musiciens officiants, qu’ils regardent très peu, car ils connaissent par cœur… Donc tout le savoir-faire « compositionnel », consistant à combiner schémas mélodiques et poésie reste ancré dans l’oralité : c’est ce qui se passe en fait partout dans ces contextes d’oralité, permanent réagencement des répertoires, de la poésie, etc. Et peu d’importance accordée au « droit d’auteur » (c’était sans aucun doute le cas au Moyen Âge chez nous, non ?) !
Le livre, au fond, raconte un cheminement de la « musique pure » et ses formes, à la « poémusique », l’immensité d’une tradition poétique inséparable de la mélodie qui la porte… » ]

. . .

Les quelques paragraphes qui précèdent ne constituent, bien sûr, qu’un survol, trop souvent placé sans doute sous le rapport de l’anecdote, d’un ensemble érudit, unique sur un sujet non exploré jusqu’alors. Géo-musicologue davantage qu’ethnomusicologue, Jérôme Cler tient à marquer cette différence, et même préfère tout bonnement être présentée comme « musicien », ce qu’il est avant tout. [25] D’emblée, ouvrage de référence en même temps que témoignage fraternel, Ritournelles de l’arrière-pays nous ouvre sur une société rurale des plus attachantes et incroyablement libre, où, hors écriture, parole et musique valaient pour une poésie chantée, mêlée à la vie.

Jean-Claude Leroy
[ avec des remarques complémentaires de Jérôme Cler ]

Jérôme Cler, Ritournelles de l’arrière-pays, musique et ethnographie en Turquie rurale, éditions Mimésis, 2025, 28 €.

[1Jérôme Cler, Ritournelles de l’arrière-pays, musique et ethnographie en Turquie rurale, p. 144.

[2À ce jour, aucun texte, aucune bibliographie (ou presque : Mahmut Makal, Un village anatolien, Plon/Terres Humaines, 1963) à propos de l’Anatolie rurale.

[3Jérôme Cler, Op.cit. p. 13.

[4Op. cit., p. 81.

[5 « Le moment important, ajoute-t-il, dans un cas comme dans l’autre, c’est quand l’habitus a été « incorporé », et qu’on parle couramment/on a intégré l’idiome musical.  »

[6Op. cit., p. 116.

[7Op. cit. p. 146.

[8En complément du livre dont les documents sonores et vidéos sont inséparable, consulter, par exemple, cette playlist : https://www.youtube.com/playlist?list=PLvli7xbP5Nn2ky-Bkz-vhAkaOrQh-8wvh

[9Op. cit, p. 126.

[10« Le boğaz havası, « air de gorge », était une technique de chant des jeunes filles des temps pastoraux, modulant leur chant par une pression du pouce sur la gorge. Selon les dires des musiciens eux-mêmes, qui ont entendu le « vrai » boğaz des jeunes filles dans leur jeunesse, plus personne ne pratique ce chant désormais, mais son imitation sur les luths, vièles, sipsi, a engendré le répertoire instrumental que l’on trouve dans la région : telle était en effet la répartition des rôles dans leur adolescence de bergers : les jeunes filles chantaient le boğaz, et les garçons leur répondaient sur leur instrument. Plus particulièrement, les fines articulations et ornements de ces airs imitent les effets vocaux, les inflexions propres au boğaz havası. Le tout invariablement « cadré » sur une métrique aksak (9=2+2+2+3), à tempo constant. » Jérôme Cler, https://yayla.sorbonne-universite.fr/category/yayla/baglama/

[11Zeybek  : danse traditionnelle turque.

[12Op. cit, p. 129.

[13Voir note 9.

[14Op. cit. p. 202.

[15Op. cit. p. 224.

[16[[ Relisant l’article, Jérôme Cler apporte ici cette remarque : « Les alévi-bektachis ont certes une ‘‘approche plus secrète et mystique’’, mais, en fait, ils ne lisent pas le Coran et lui préfèrent le « Coran à cordes », le saz qui accompagne leur poésie chantée, — somme toute leur littérature sacrée. »

[17Op. cit. p. 332.

[18Op. cit. p. 311

[19« et même une exception absolue », me précise Jérôme

[20Op. cit. p. 302.

[21Op. cit. p. 301.

[23[[ Précision de Jérôme Cler : « parfois « bricolés », réattribués d’un poète du passé à l’autre etc ».

[24Op. cit. p. 320.

[25« Telle a été ma première démarche, qui m’a mené à tous les autres aspects de la vie quotidienne ici ou là.  »

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