Sunshine Avenue

« CHEFFE D’ENTREPRISE AU RSA, vous avez une PROBLÉMATIQUE »
Leïla Chaix

Leïla Chaix - paru dans lundimatin#325, le 7 février 2022

J’ai rendez-vous dans le « Sunshine », avenue de Nice à Cagnes-sur-Mer. J’rentre dans le hall chauffée à bloc par une vidéo YouTube où y’a deux médias autonomes et militants qui disent leurs traques et les menaces assénées par Douleur Ombrage aka sire sinistre Darmanin.

Quoi kill en soit je suis dans le hall, je croise un type vêtu pingouin en costard cheap. L’air docile et résigné avec son vague à l’âme frustré, obéissant et résiliant, il m’évite savamment du regard. Debout-devant la triste porte du triste hall avec tous les miroirs autour, et quelques plantes mortes en plastique debout-dressées dans du gravier. Voilà le décor, il est planté, et moi aussi, suis plantée là, comme une idiote.

J’attends derrière le triste sire parce que sur la seule porte qu’il y a je lis l’insigne et la pancarte avec un logo dynamique et les trois lettres « B.G.E. ». Oui ça ressemble à c’que j’ai lu dans le texto ou dans le mail, j’ne m’souviens plus. Oui : BGE.

La porte s’ouvre et le mec rentre, c’est sûrement son boss qui lui ouvre. Le boss est maigre, a l’air crevé, antipathique. Je dis bonjour. Il dit bonjour d’un air lassé (comme une chaussure). J’ai sûrement l’air lassé aussi. J’ai certainement l’air agacé voire excédé / presqu’exalté par l’absurdité de ma présence due à la requête technocratique bureaucratique anticritique qui m’a fait venir jusqu’ici. Oui c’est probable. Et puis j’ai sûrement l’air d’une conne avec mon badge « ARTISTE EN LUTTE ». C’est le syndicat national des artistes platicien.nes qui m’a envoyé ce cadeau durant les fêtes. Je l’ai piné sur ma doudoune de marque Jordan. Mon pantalon est dégueulasse. Je dis « bonjour, bonjour monsieur, je cherche le centre de conseils ». Il me regarde d’un air hagard et me répète (en se foutant clairement d’ma gueule) « Centre de conseils ?! Ici vz’êtes chez A.C.E.C ! », il commence à fermer la porte, je cherche le logo la pancarte le dynamisme et le boss claque la porte doucement. Je le trouve con, mon ventre se sert légèrement, je suis vexée.

Je ressors du hall et là je regarde pour la putain de 4e fois sur mon putain de téléphone le texto le divin texto que je n’sais qui m’a envoyé de l’État gestionnaire-policier, la rixe du risque ou bien la CAF ou le système de surveillance des assisté.es non assuré.es non vacciné.es non employé.es non salarié.es ou pas encore assimilé.es. Ce texto on m’la envoyé pour me rappeler le rendez-vous au Sunshine, avenue de Nice, dans le bureau du BGE. Il y a bien marqué BGE avec un logo de merde dynamique sur la pancarte du parton donc je re-tape sur sa porte et le mec revient toujours très maigre et toujours assez mécontent. Il ré-inspecte avec dédain toute ma dégaine et c’est quand son regard s’arrête sur la braguette de mon baggy que je lui dis qu’en fait c’est l’BGE que je cherchais. Il fait une tête de croque-mort et lève lentement les yeux au ciel (ciel qui s’en fout par ce qu’un faux plafond nous sépare) et dit d’une voix condescendante et familière comme si on se connaissait déjà, comme si c’était ma grande tante ou que depuis 65 ans nous étions tristement mariés ou que ça faisait 18 heures 30 qu’il m’attendait et/ou qu’j’avais tué son chat, il m’dit : « ah oui donc finalement c’est là ?!! »

Face à ce style plein de reproches d’habitude réservé aux proches, je prends l’attitude, spontanément, de la petite nièce adolescente qui s’insurge et n’aime pas sa tante, ou du mec qui rentre tard le soir et ne veut pas dire à sa copine qu’il est navré, je fais la conne, je prends la mouche, et sans laisser une seconde entre sa connerie et la mienne, je dis « OUI FINALEMENT C’EST LÀ » d’un ton quasi Hermione Granger, plein de mépris, histoire que le type comprenne bien que s’il est caractériel, il est pas tombé sur Bambi, moi aussi j’suis caractérielle, et en + j’ai maté des trucs avant d’venir, donc je suis remontée à bloc.

M’enfin j’ai beau faire la maline, mon intérieur de ventre se tord, le style de l’ambiance est hostile. Je l’suis dans son couloir pourri. Je n’fais montre d’aucune politesse, parce qu’en fait à ce moment là, j’ai un peu envie d’en découdre. Je laisse le malaise s’installer. On entre dans une pièce vitrée avec un bureau protégé par une paroi en plexiglas, je m’assois d’vant son bureau de merde, et sur la vitre il y a marqué : « en se protégeant BGE vous protège ». Je n’sais pas si c’est une baseline ou un mainstream message Covid, je ne fais plus la différence.

Le mec s’assoit, me regarde mal, je l’ai sûrement déjà saoulé. Doit y’avoir marqué « cas social » sur ma tête. Il dit alors donc Mademoiselle vous savez pourquoi vous êtes là ? Je dis bah moi je suis venue parce qu’on m’a demandé d’venir, à mon précédent rdv du RSA avec la CAF on m’a dit de venir ici pour que vous m’filiez des conseils afin de mieux gérer ma vie (si nous étions dans un Manga, une goutte de sueur perlerait sur son front) « Vous filer des conseils madame ??! Non je n’crois pas. Nous allons plutôt vous donner un certain nombre d’informations. »

Si je puis me permettre monsieur, j’ai l’impression que c’est pareil.

Il me regarde de long en large et en travers et sa colère semble goutter au dessus d’ses lunettes Afflelou. Il me demande « est-ce que ça va ?? je vous sens un p’tit peu TENDUE ! » je lui dis BOF ça va et vous ??! sincèrement persuadée qu’c’est lui le moins détendu d’entre nous.
Il me dit « moi ça va, merci. donc repartons sur de bonnes bases. »

On semble tous les deux soulagé.es d’avoir fait s’accrocher nos nerfs. Après une grande inspiration, il continue et il poursuit : « Bon en fait nous, voilà, ici on est prestataires des services or selon l’État, selon la CAF, et selon nous : CHEFFE D’ENTREPRISE AU RSA, ça veut dire qu’il y a un problème vous avez une PROBLÉMATIQUE ». À ce moment là très précis il m’a presque paru sympathique, mon Œdipe gonflait légèrement … mais mon surmoi était en feu j’avais envie qu’il ferme sa gueule. Voilà enfin le nœud du problème, me dis-je en moi. Je lui dis monsieur je suis Artiste je ne suis pas cheffe d’entreprise vous n’allez pas vous m’expliquer ce qui est mon drôle de métier je ne suis pas cheffe d’entreprise je suis artiste, artiste-auteure. Il ouvre grand ses yeux fatigués par des burn-out répétés, me trouve gonflée et arrogante, ce que je suis. Comment ça vous êtes une artiste ?! vous êtes forcément déclarée en Micro ou bien en Auto ?? Je lui dis non je suis artiste. Là il s’énerve (mélenchonnade), il me dit oui ! ARTISTE EN LUTTE si je lis bien ! il pointe mon badge, moi je deviens rouge et j’ai chaud… il me dit donc, statut social ? je lui dis mon statut social : artiste-auteure ; il dit « vous n’êtes pas déclarée ?? » ; je lui dis « si, j’ai un SIRET » ; il dit ok, et, énervé, se tourne en biais vers son ordi.

Vous êtes artiste donc ok, il tapote sur son clavier, dévie son regard de l’ordi et se r’met à m’examiner. Puis me dit « ça consiste en quoi ? » je dis alors eh bien je dessine, j’édite des fanzines, des revues, j’fais d’la peinture, de l’écriture, des compilations, des brochures, j’organise des expositions, et je fais des interventions dans des institutions du genre les médiathèques, les écoles, lycées ou collèges, parfois aussi dans les musées ou les cliniques ou les Ehpad ; j’bosse au côté des enseignants (j’aime bien dire ça en ce moment), enfin ça c’est c’qui paye un peu parce que sinon la poésie et le dessin et les fanzines financièrement c’est pas terrible vous comprenez ? (là je sens qu’il décroche sévère, il note c’que j’dis sur son carnet en pensant sûrement à autre chose, je continue) donc voilà c’est irrégulier, y’a des mois où je ne gagne rien, des mois où je vends soit des presta, soit des dessins, soit des éditions mais des fois, des fois y’a rien, j’suis juste en période-production, on juste en temps de respiration … ça dépend en fait, vous voyez ? (il me regarde et semble apercevoir quelque chose, par-delà moi, loin derrière moi, mais derrière moi il y a le mur, je continue) mais il y a des fois ça paye, vous savez, au mois de Novembre dernier j’ai touché une bourse création pour une résidence-mission. Là il semble faire la mise au point, me reregarde, me redécouvre, et son front semble s’illuminer ; il dit « ah oui une bourse madame ? » ; je dis oui oui, c’était le programme ministériel « Rouvrir le monde » ; il me dit ah bon et elle était de combien cette bourse (commence à me considérer, peut-être même à me désirer) je dis 2000 ; il dit ah oui ? c’est excellent ; je dis c’est clair ; il dit bah oui, et se retourne vers son ordi.

Je suis maintenant un cas social qui parvient quand même au prestige.

Son regard sur moi semble varier à volonté selon la classe antisociale à laquelle je n’appartient pas. Et ça oscille dans ses pupilles entre bourgeoise et grosse clocharde : aristo-schlag. Il me dit par contre vous voyez je trouve en voyant votre dossier que vous avez été radiée, mademoiselle. Je dis ah bon ? Radiée de la CAF ou bien radiée du RSA ? Il me dit radiée du RSA, vos droits semblent être, vous comprenez, comme suspendus. Je dis ah bon ? C’est peut-être à cause des 2000 euros ; il dit possible et il ajoute : mais vous voyez c’qui est curieux, très très curieux … (je suis suspendue à ses mots un peu comme mes droits sociaux) il plisse ses rides sourcilières pour mieux observer son PC … oui ce qui est vraiment curieux c’est qu’y a marqué sur votre dossier que vous êtes, en fait, « NON SOUMISE ». Il insiste beaucoup sur ses mots, et s’arrête là. Là non plus je ne sais pas trop s’il s’agit d’une ba(i)se ligne ou d’un slogan bureaucratique, je ne fais plus la différence, alors j’ai réprimé mon rire et je lui dis « non mais d’accord mais mais encore ? parce que je ne comprends pas c’que c’est. Qu’est-c’que ça v’dire ? » ; il me dit vous êtes dite non soumise aux droits et aux devoirs civils ça c’est bizarre je n’est jamais vu de cas comme ça (il semble descendre au fond de lui-même, et il revient) il dit en fait Mademoiselle Chaix, c’qui est curieux, c’est que vous êtes LIBRE COMME L’AIR. Je dis ah bon ? Mais ça c’est une bonne nouvelle ! Je me demande si j’peux partir, si notre rendez-vous, enfin, pourrait-il toucher à sa fin ? Il dit « non non c’est pas fini j’dois encore faire quelqu’chose pour vous Mademoiselle Chaix … pour éviter qu’vous vous retrouviez (subrepticement) dans la GALÈRE » là encore je réprime mon rire : j’me dis putain mais MDR ce rendez-vous est sur-lunaire ça dépasse tout c’que j’espérais ! comment j’vais faire pour décrire ça ? raconter ça ? faut pas qu’j’oublie ce qui se passe ni c’qui est en train d’se passer, je ne sais même plus statistiquement, bureautiquement, ni même administrativement, où est-ce que j’en suis, je suis perdue, je ne dis rien je sais que ça donnera un texte, j’suis venue pour le RSA mais aussi quasiment pour ça parce que ça sera quelque chose qu’il faudra sûrement démonter et raconter mais là l’interface me dépasse c’est dystopique néolibé ; et je me rends compte lentement qu’en fait j’ai plus les aides sociales et que l’État, à cause d’un chèque qu’il m’a filé pour foutre un peu de statistiques « culturelles » dans ses établissements fermés qu’il a vidés et assommés, me retire mon argent de poche sur un trimestre parce qu’en fait cette bourse prestigieuse remplace les minimas sociaux ; et c’est ce qu’Il attend de moi : que je développe suffisamment de beaux projets pour que d’ma flemme et d’ma lenteur je fasse une femme talentueuse.

C’est ça ma vie : l’oscillation entre le prestige et le précaire entre la vie et les prestations. Je remarque que mon conseiller a terminé de composer le numéro de téléphone sur les touches de son combiné la peau de sa joue s’plisse un peu au contact de l’appareil téléphonique et le fil bouclé en plastique effleure les boutons de sa chemise mal repassée j’entends que ça sonne et il attend, et en attendant la réponse il me demande, avec une voix presqu’aguichante : « bon entre nous, pourquoi en lutte ? »je suis prise d’un mini vertige, j’étais pas prête pour un oral.

Je lui dis (en me trouvant très conne) que le badge vient d’mon syndicat et qu’on se bat pour être payé.e.s quand on dessine, quand on produit des visuels, quand on travaille ; qu’on se bat pour avoir des salaires, voire peut-être une intermittence, pour pas que le travail de l’artiste soit considéré comme gratuit, comme allant de soi, pour que les diffuseur.euses arrêtent de considérer que la dite « visibilité » peut nous permettre d’acheter des clopes car c’est pas le cas donc vous voyez c’est pour un changement de paradigme pour qu’on calcule différemment le temps de travail, que change la valeur du travail et qu’en fait un salaire à vie ça serait même super bien aussi … il se détourne lève sa main et dit

OUI ALLÔ MAGALI ??
oui bonjour toi comment tu vas ? non moi écoute ça va pas fort
non très doucement, ça va doucement
oui non c’est dur c’est mon médecin qui m’a dit hier
que j’avais une pneumopathie
(je me dis merde, j’suis qu’une connasse, le pauvre gars…)
« ouais ouais la tuile je suis HS presque incapable de me lever … »
j’entends qu’à l’autre bout du tel
elle lui dit mais enfin Jérôme qu’est c’que tu branles à ton bureau si t’es malade ???
(je la trouve cool)
Il dit bah si si Magali, j’suis au bureau, il faut bien que j’assure pour les gens
si bah oui j’ai des rendez-vous
dis Magalie si je t’appelle c’est parce que j’avais une question
la dame que j’ai en face de moi (ah ça c’est moi)
très sympathique au demeurant, elle sait c’qu’elle fait,
mais écoute ça c’est très curieux
elle est écrite comme étant non soumise aux droits, droits et devoirs
tu connais cette situation ??
Oui voilà c’est ça
oui voilà
non soumise aux droits et devoirs absolument
oui, oui, c’est ça
(…)
il me regarde en écoutant, lui dit tu vois elle est radiée je ne comprends pas
elle est venue au rendez-vous, elle est sympa, hahaha
moi je regarde les oxalis (sortes de trèfles) qui poussent sur leur terrasse dégueu et j’vois le collègue de toute à l’heure, serré dans son slim délavé,
il jette sa cig sur le sol et re-rentre dans son vieux bureau en carton patte
tout ici est en carton patte
Jérôme raccroche le téléphone et moi j’pense à sa pneumonie pneunopathie
et puis il semble se re-raidir
il dit madame, encore une fois, cheffe d’entreprise au RSA,
et quelle que soit cette entreprise, nous avons une problématique.

Cette fois c’est trop mon fleuve du dedans pète le barrage je m’égosille à l’intérieur je pense mais merde je suis poète je ne suis pas cheffe d’entreprise et la con de ta mère non plus ça n’est donc pas une entreprise et ta putain de maladie qui fait que j’ai d’la peine pour toi tu vas pas + t’occuper d’ça que de prétendre t’occuper d’moi ??? comme si je valais quelque chose comme si je représentais quelque chose comme si j’étais quelqu’une pour toi !! arrête ton char Jérôme Conseil, tu es en très mauvais état, comme l’humanité toute entière, arrêtons-là, discutons juste, et déconnons ! Admettons qu’tout ça c’est une farce une vaste fumisterie une pièce de théâtre pour ministres ; on va continuer longtemps à jouer des pièces pour les ministres, qui ne nous regardent même pas ??? Est-ce qu’on a tellement à ce point internalisé l’drone en nous qu’on se surveille en spermanence pour bien s’fliquer et se clicker et augmenter notre rendement notre putain de rendement ??? Ça va durer encore longtemps la société de la vigilance ???

Tout ça ça coule, et c’est gratuit, pisse première presse, jus intérieur,mais je n’dis rien, il n’y a pas de robinet pour ça, sauf l’écriture, ça c’est l’déprimoire réquisit. À l’extérieur ça n’se voit pas, j’ai probablement l’œil vitreux, et le coin des lèvres qui tremble un peu et je ne le regarde pas, je regarde dehors, les plantes qui poussent, et les enseignes de magasins,
j’attends que l’entrevue se termine. Nous avons une problématique, il me répète, qu’est ce qui fait que votre boîte marche pas ? Il semble attendre quelque chose de moi. Je lui réponds je n’ai pas de boîte, je n’ai pas non plus d’entreprise. Il me demande si je m’occupe de mon marketing, si je fais mes réseaux sociaux,je lui dis oui, il tape un peu sur son ordi ; pendant qu’il tape, je reprends doucement sans m’en rendre compte : et commence à lui expliquer sans même vraiment le regarder : qu’en fait le badge sur la doudoune, c’est parce que je vais à la manif, l’intersyndicale du jeudi ; il dit ah bon ? à la manif ? et elle a lieu où cette manif ? Je lui dis Nice ; il dit ah bon l’air sincèrement intéressé. Je dis oui oui mais bon tous les trams sont en grève, hihihi. Il dit bah oui ça c’est la merde, vous allez y aller comment ? Je dis avec le TER ; il dit ah oui la gare des trains ; je dis oui celle du Cros de Cagnes, savez-vous comment j’peux y aller ? Je suis à pieds. Il dit alors oui c’est très simple : vous prenez la première à droite ensuite vous allez voir la mer et ensuite vous allez remonter, c’est une impasse et c’est au bout. Je lui dis ok c’est très clair merci beaucoup, déso pour votre pathologie ; ça l’fait bugger, il me demande de répéter. Je répète « je suis désolée d’apprendre votre pathologie »Il me dit vous n’y êtes pour rien, mais c’est gentil. Je lui dis que mon papa aussi il est malade des poumons ; il dit ah oui et il a à quoi ? je lui dis j’crois qu’c’est l’emphysème pulmonaire et là je n’aurais vraiment pas du.

Des tonnes d’images de trous d’poumons
me viennent en tête et s’accumulent, s’ouvrent en même temps
comme si les mots étaient des liens
des liens cliquables
elles me provoquent des crises d’angoisses et d’urticaire
parce qu’en fait je suis tripophobe

Mais Jérôme ne remarque rien, il me dit bon,vous êtes sur les réseaux sociaux, vous faites votre com’ et ça fonctionne ? Je dis ça va. Il dit vraiment ? Je dis les gens aiment bien c’que j’fais, c’est financièrement qu’ça suit pas … je lui dis moi le RSA ça m’permet de vivre, vous voyez, acheter livres, payer factures, à manger, boire, tout ça tout ça, c’est pour ça que j’viens au rdv. il me dit oui j’ai bien compris …

le problème c’est sûrement la bourse que vous avez perçu ce trimestre, ça a donc suspendu vos droits, d’ailleurs vous allez être tranquille parce que vous êtes non disponible euh non je veux dire non soumise ce qui est très curieux d’ailleurs mais Magali dit qu’c’est normal, vous allez pouvoir être tranquille. Après voilà je vois que vous savez ce que vous faites donc l’idée en fait nous voilà on est prestataires de service donc bon l’idée c’est de comprendre la problématique et de bien vous accompagner parce qu’une cheffe d’entreprise, quelle que soit son entreprise et son panel d’activité, au RSA, ça le fait pas – donc nous c’qu’on va vous conseiller (je commence à avoir la nausée) c’est un CHECK-CHEF et au chef-chef en fait bon moi je les connais, ils vont certainement vous conseiller de trouver un job alimentaire mais attention on va pas vous mettre une casquette de pizzaiolo hahaha – un temps partiel oui vous voyez juste pour pouvoir continuer parce qu’attention j’ai bien compris et je comprends : VOTRE ENTREPRISE elle est VIABLE oui oui VIABLE – c’est simplement pour la poursuivre vous comprenez – vous cumulerez après voilà comme d’habitude il s’agit d’organiser le temps son temps c’est une question d’emploi du temps – donc moi voilà je vais faire un point historique, histoire qu’là bas ils comprennent bien que vous êtes venue et que vous restez ÉLIGIBLE – je vais remplir et vous l’relire c’est bon OK donc Leïla Chaix vous êtes artiste au RSA, vous avez votre communauté vos réseaux-sociaux-marketing tout ça c’est bon vous avez votre activité tout ça c’est viable mais là bon ouais suite à la bourse vous allez sûrement retomber dans le dispositif RSA or bon l’idée c’est d’en SORTIR vous voyez bien donc pour le moment vous êtes tranquille puisque notée comme insoumise euh non je veux dire non soumise enfin bon vous avez compris héhéhé, voilà tout cela je l’ai noté.

Je suis HS, des croûtes vertes encombrent mes yeux, je bave maintenant goulûment. Je plane entre une envie de vomir et la hâte exaltée d’écrire ce qui se passe ici dans cette pièce. Tout est clair maintenant Madame Chaix ? Vous allez bien Mademoiselle Chaix ? Vous voulez qu’j’vous fasse des copie de vos papiers pro de l’INSEE ? Imprimer gratuit ça me réveille, j’réponds oui mon brave faites m’en quatre. Je reprends des forces et j’essaie de faire bonne figure, mais dans mon âme je suis giflée, j’ai pas envie que Jérôme vienne à la marche disc-jockey merguez à laquelle dans une heure je m’rends et pourtant j’ai envie qu’il vienne, qu’ça parte en couille qui s’passe un truc. On se lève donc tous les deux, je vois marquer sur une putain de table en carton DÉFENDRE GÉRER ET COGÉRER, la nausée baisse d’intensité. J’accueille le goût du désespoir avec une tendresse nostalgique. Je me sens mal et j’me sens bien. Le style du temps est cohérent, l’entretien, lui, touche à sa fin. Mon conseiller me tend mes feuilles et semble vouloir me dire quelque chose, je suis suspendu à ses mots comme mes minimas sociaux. Il me dit bon bah bonne manif, et bonne continuation ;je souris bêtement sans parvenir à dire un mot ; je le remercie en faisant un geste maladroit, et lui tord une révérence sous forme de demi-tour fragile. Je n’ai qu’une envie c’est prendre mon tel pour taper dessus toutes les phrases que vous êtes en train de lire ici. Mes potes viennent me prendre en voiture, j’ai hâte de tout leur raconter. Mon conseiller me tend une feuille, c’est ma feuille d’évaluation. Je la prend, le plie, ne la regarde pas, me dis qu’j’habite dans une fiction. Le capital a pris des formes managériales et des attitudes gériatriques. Je sors dehors et il fait beau, je suis gérée, j’sors du bureau. Je suis Néo (libéralisme) ; je suis Turbo (capitalisme) ; je me sens drôle et fière de moi. Je tape ce texte sur mon portable, frénétiquement ; je pense aux manifs anti-pass et à l’expression « extrême centre ». Je pense aux mots dépistage, pistage, divulgation, surplus killing, c’est ça qu’iels font ces prestataires : iels nous trient, nous statistiquent, calculent et distinguent, divisent, gèrent les risques que l’on représente, les dépenses que l’on représente ; le pognon de dingue, la PERTE, la DETTE que l’on incarne. Je suis née dans un monde de fous. J’pense à ma propore anesthésie de pensée critique, au besoin qu’j’ai d’me connecter sur des contenus ou à des gens qui pensent à ma place, me colportent un peu d’leur colère et d’leurs analyses théoriques, c’est un peu mon pass sanitaire, c’est mon injection préventive, soft killing et nettoyage, épuration, c’est ça qu’iels font. la diabolisation de nos jours passe par la catégorie, l’obsession de la notation. Je pense crédit, contrôle social. Mes potes non-vax viennent me chercher. Et on conspire. Ça veut dire qu’on souffle dans le même sens.

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