Pandémie, amour et cannibalisme

Un entretien avec l’anthropologue Eric Chauvier

paru dans lundimatin#305, le 20 septembre 2021

Est-ce que ce monde est sérieux ? La question semble turlupiner l’anthropologue et romancier Éric Chauvier, tout particulièrement dans son nouvel ouvrage, Plexiglas mon amour chez Allia, qui voit son alter ego Éric tiraillé entre deux paranoïas ultracontemporaines, celle du covid et celle de la fin des temps. Extraits et questions.

« Elle a rencontré par hasard Serge Fauconnier, un de mes anciens collègues, à l’hypermarché de notre zone pavillonnaire. Et cet abruti (je rajoute) a cru bon de lui parler d’un certain vernissage, qui s’est tenu dans les locaux d’une galerie d’art. Elle ironise. Elle imagine que nous nous sommes bien amusés, oui, bien amusés. Mais maintenant, quelle garantie a-t-elle que je n’ai pas contracté le virus pendant la sauterie ? Je m’insurge. Ce n’était pas une sauterie ! Je voudrais lui signifier ce que ce mot, qui m’a toujours intrigué, comporte d’approximation sémantique, mais je me tais. Sans un regard, elle range nerveusement ses masques chirurgicaux dans un sac en plastique aseptisé. Sauterie ou pas, ce rassemblement avait toutes les apparences d’un foyer pandémique. Je tente de nouveau de me défendre : c’était juste un vernissage pour une exposition, pas une sauterie. Nous avons, de plus, adopté les gestes de prévention élémentaires, les risques sont donc très faibles. Elle me regarde avec cet air soupçonneux qui fait que tout à coup je ne la reconnais plus. Les risques sont faibles, oui, mais puis-je l’assurer qu’ils sont nuls ? Elle continue de ranger nerveusement ses masques. Et puis, pourquoi ne lui ai-je rien dit ? Pourquoi est-ce qu’elle apprend cela au supermarché du coin par l’intermédiaire de Serge Fauconnier ? Hein ? Est-ce que je peux répondre à ça ? Est-ce que je peux l’assurer que je ne vais pas la contaminer ? Penaud, vexé, incrédule, je concède que je ne le peux effectivement pas. Elle se radoucit aussitôt : dans ce cas, il faut que nous prenions des mesures (mon amour). Elle a déjà réfléchi. C’est une nouvelle application gouvernementale. Elle a l’air très bien. Il faut en tout cas que je comprenne qu’elle ne veut que mon bien. Et puis il faut que je pense à elle (mon amour), à ses revenus, parce qu’un chômage serait catastrophique pour elle et pour nous. En attendant, il est préférable que nous fassions chambre à part. Je n’aurai qu’à prendre la chambre d’amis. Elle préférerait aussi que je porte un masque dans la maison. Elle recule de quelques mètres, m’envoie un baiser avec la main, sans toucher sa bouche et me souhaite une très belle nuit (mon amour). »

Vous êtes anthropologue et pourtant vous ne semblez écrire que des fictions. Pensez-vous qu’il soit nécessaire d’avoir recours à l’imaginaire pour comprendre notre époque ?
À vrai dire, je n’écris pas toujours des fictions. Seuls les deux derniers empruntent à ce genre. Je n’écris jamais le même livre, parce que le contexte d’écriture est toujours différent. Pour Plexiglas, l’imaginaire c’est un peu tout ce qui me restait pour m’échapper : réduit à un périmètre de 1 km, puis à 10 km, soumis à différents couvre-feux, presque toujours masqué, et ne croisant que d’autres visages masqués, il y a de quoi déprimer pour un anthropologue qui, par définition, se soucie du réel et de ses contemporains. Dans cette vie mutilée, la fiction s’est imposée comme un exutoire. Mais elle ne s’opposait pas à la vérité dès lors qu’elle prend source dans l’expérience vécue et qu’elle décline pour mettre en perspective ce qui arrive. Il est alors possible de faire de l’anthropologie fictionnelle, autrement dit de montrer des situations qui explicitent notre rapport (aliéné) au monde.

« Sur un ton mâtiné de bienveillance et de désespoir, le président énonce à la radio les mesures qu’il vient d’adopter en urgence : le port permanent du masque, l’obligation de dépistages hebdomadaires, la fin des rassemblements de plus de cinq personnes, la fin du libre arbitre. Il veut signifier aussi sa reconnaissance à ceux qui se sont mobilisés pour soigner, nourrir, éduquer, protéger, à tous ceux qui par leur travail, leur engagement nous ont permis de tenir debout et ensemble durant ces mois difficiles, et qui ce soir encore, le font pour la Nation. Il ajoute que les résultats des tests épidémiologiques seront archivés dans des banques de données qui feront l’objet de systèmes d’exploitations opaques. Le projet est présenté comme la seule façon d’enrayer la propagation de la pandémie. Je ressasse ces informations, ce qu’il va m’en coûter dans ce qu’il reste de mon quotidien et mon impuissance à y répondre, lorsque j’aperçois Kevin. Je reste quelques instants à douter. C’est bien lui, je le reconnais à son allure. Il vient d’acheter une bonne partie du stock de chlorure de magnésium du magasin et une cinquantaine de boîtes de vitamine C, réputée 200 fois plus puissante que la vitamine C ordinaire. C’est en tout cas ce qu’il soutient à la pharmacienne. Je n’ai pas revu Kevin depuis nos années d’Université, lorsque nous étions tous deux inscrits au département de philosophie. Si, en fait, je l’ai recroisé une fois, ça me revient, dans une rue commerçante de la ville. Il distribuait des tracts pour l’Église de scientologie, le sourire forcé et le regard insistant jusqu’au malaise. Il m’avait alpagué sans retenue, comme si notre amitié passée ne comptait plus, comme s’il ne me reconnaissait pas. Lorsqu’il avait fini par me lâcher, je m’étais dit qu’il était perdu corps et âme. Peut-être m’en étais-je convaincu pour chasser la culpabilité que j’avais éprouvée à la vue de sa déchéance. Là, dans cette pharmacie, au vu de ses achats délirants, je dirais que son état ne s’arrange pas. »

Comme dans Plexiglas mon amour, dans vos deux livres précédents, Le Revenant – qui voit Baudelaire revenir à la vie en zombie cannibale dans le Paris des années 2010 – et Laura – où un anthropologue petit bourgeois revient dans sa province natale et retombe amoureux d’une amie d’enfance devenue gilet jaune (qui, par ailleurs, réapparaît légèrement dans Plexiglas mon amour) –, on retrouve à chaque fois une forme bien particulière d’humour noir, mélange de misanthropie et de comique, mais jamais de cynisme. Comment expliquez-vous cela anthropologiquement ?
D’abord, l’humour déleste la gravité, la cuistrerie des puissants ou de ceux qui pensent l’être. Elle est une arme hyper efficace dans cette époque dominée par les vaniteux et les demeurés. Si je décris un survivaliste m’expliquant la fin du monde et qu’en même temps le type se coince le doigt dans l’anse de son mug, il se produit « un effet de justesse » : ce soldat de l’apocalypse devient ridicule et peut, par là même, retrouver sa juste place parmi ses semblables : celle d’un petit homme pris dans les contingences du monde – un peu comme Georges Bush Junior qui, lors d’un repas, avait failli mourir étouffé par un bretzel. Ensuite, la vie ordinaire est spontanément pétrie de moments possiblement drôles, même dans des situations graves. Comme mon écriture cherche à rendre compte des battements de la vie, dans leur ténuité, dans leur ambiguïtés, dans leur étrange sophistication, l’humour lui est inhérent.

« Nous nous retrouvons assis sur les mêmes fauteuils que la veille. Comme convenu, il me dispense des conseils pour rester en vie. Il est épanoui dans son rôle de formateur, faisant montre de la pédagogie et de la patience qui s’imposent. J’écoute avec attention, acquiesce de temps en temps. Selon lui, le plus dur sera la gestion de mes émotions. Sur ce point, il faut à tout prix que j’évite les fluctuations. Je ne prends pas vraiment ses propos au sérieux, je sais que je ne tenterai jamais de les mettre en application. Je leur trouve cependant un fond de vérité qui me semble étroitement lié à ma propre situation. En d’autres circonstances, je n’aurais même pas pris le temps d’écouter de tels conseils. C’est alors que survient un événement étrange. Tout en parlant, Kevin caresse de façon machinale l’anse de son mug, formée de deux cercles de taille inégale. Soudain, ce que je redoute de façon confuse se produit : son annulaire se coince dans le cercle le plus étroit. Je pense d’abord qu’il agit de façon intentionnelle, mais ce n’est pas le cas : son doigt est bel et bien coincé. Il continue cependant de prodiguer ses conseils comme si de rien n’était : oui, répète-t-il, il me faudra éviter les fluctuations émotionnelles, et surtout garder le contrôle, pour conserver mon acuité. Il tente d’extirper son doigt de l’anse, mais en vain. Il contrôle alternativement ce qu’il dit – pour lui conserver de l’autorité – et son geste – afin qu’il demeure discret. Lorsque des événements minuscules, mais dotés d’une charge d’absurdité suffisante, contrecarrent les projets les plus notables, ils prennent immanquablement le pas sur eux. Il en va ainsi de ce doigt coincé et de la perspective de survie postapocalyptique que me promet Kevin. Gêné, je bois une gorgée de maté. Il prend sur lui : dans la crise sanitaire, notre ennemi c’est la peur, il faut absolument que je m’entraîne à la vaincre. Plus on a peur et plus on a peur d’avoir peur. Je suis le mouvement entravé du doigt dans l’anse. Kevin s’en rend compte mais ne dit toujours rien à ce sujet. Il récite, fustige ce putain de stress qui nous gagne, qui nous paralyse à un point tel que nous ne pouvons plus juger de façon lucide ce qui nous arrive. C’est la merde, selon lui. Mais je ne sais s’il se réfère à la fin du monde ou à son doigt coincé dans l’anse du mug. Lui-même doit se rendre compte du ridicule de la situation. »

Dans Plexiglas mon amour, votre héros Éric est tiraillé entre sa compagne démesurément angoissée du Covid derrière son masque en plexiglas et son ami reclus et survivaliste qui est convaincu, entre autres, qu’il faudra bien, un jour, que nous nous résolvions à nous manger les uns les autres. Pensez-vous qu’il soit possible de rester sain d’esprit par les temps qui courent ?
Non. Nous allons sans doute au-devant de psychopathologies inédites. Le problème est qu’à force d’être à distance les uns des autres, pris en charge par des GAFA qui dématérialisent nos existences, nous ne pouvons plus faire une expérience immédiate du monde – sentir la vie animale, végétale, la pluie, même acide, sur notre visage –, cette expérience qui, seule, nous ferait nous sentir mortels parmi les mortels. À cet égard, comme le disait Jacques Ellul, critiquer le capitalisme reste du bla-bla si l’on ne parle pas de technique et de l’aliénation qu’elle produit sur les humains. Quant aux survivalistes, ils peuvent certes éprouver cette expérience « authentique », mais en niant leur dimension humaine – les émotions et le langage –, synonymes selon lui de vulnérabilité. Leurs visions de leurs semblables est pareille à celle d’un rat dans un labyrinthe. Deux impasses en somme : la vie mutilée et la vie automutilée. Donc, non, de façon générale, nous sommes en train de devenir collectivement inaptes à la vie.

« Il va falloir s’habituer, c’est moche mais il n’y a pas d’échappatoire, parce qu’il y aura forcément des situations où nous serons amenés à manger de la chair humaine. Il a prévu plusieurs scénarios et ses conclusions sont malheureusement incontestables. C’est ainsi. Il n’est pas un prophète à la con. Il s’adapte, c’est tout. Soudainement, j’ai l’impression de pouvoir accéder au psychisme de Kevin comme on pénètre dans un lieu interdit. Ce que j’y découvre ne me rassure pas. Si tout ce qui doit arriver est déjà écrit, l’anthropophagie n’est plus un péché ou une abjection, mais l’étape nécessaire d’un processus irréversible de survie. Cette ligne de conduite n’a cependant pu se perfectionner sans une perte continue de repères élémentaires. Si Kevin n’appartient plus à l’Église de scientologie, sa vie actuelle n’en est pas moins sous emprise, finalement. Il se prétend délivré de cette influence, mais il a toujours besoin que tout soit écrit à l’avance. C’est à cette condition qu’il peut soutenir que le goût de la chair humaine oscille entre le veau et le boeuf. Qu’il existe de vrais connaisseurs en matière de cuisson du ragoût humain me perturbe autant que l’attitude de Kevin. De toute évidence, il ne cherche pas à provoquer. Il énonce juste des faits, des problèmes et leur mode de résolution possible, ce qui est encore plus inquiétant en y réfléchissant bien. Par exemple : la chair des enfants a un peu le goût du poisson. C’est effroyable, sauf que tout à coup un doute m’envahit : et s’il était dans le vrai. Est-ce que je préférerais me laisser mourir de faim ? Je tente de repousser cette possibilité, mais en vain : j’invoque des arguments moraux qui n’ont plus rien de convaincant. Pourquoi ne pas admettre que nous serons bientôt bel et bien contraints de manger de la chair humaine ? Je me vois, affamé, près d’un corps d’enfant mort. Cette vision m’horrifie. Je pense à mes enfants bien sûr, et à d’autres enfants – ce qui ne change pas grand-chose au fond. En fait, sur ce sujet qui s’imposera peut-être bientôt, je suis incapable de former une pensée incarnée. Kevin ignore apparemment tout de mes atermoiements : il est aussi possible – et même conseillé – de cuisiner l’humain en ragoût. Les vrais connaisseurs affirment que le résultat est incomparable. Il voudrait cependant me livrer le fond de sa pensée : jamais une BAD (base autonome durable) naturelle comme la sienne ne favorisera l’anthropophagie. Par contre, dans une BAD urbaine, de telles pratiques sont envisageables. Il a même conçu un scénario : il n’est pas impossible que dans, disons, moins de douze mois – on estime que c’est le laps de temps avant les premières pénuries – les habitants des grandes villes commencent à se nourrir de chair humaine. Je devrais pouffer de rire, me scandaliser ou quitter les lieux en me promettant de ne jamais revenir chez mon ami délirant, mais je ne le fais pas. »

La question immobilière habite votre livre. Votre Éric est divisé, encore une fois, entre le confort de son pavillon de banlieue et l’appel de la forêt. Et l’idée d’Heidegger comme quoi on ne peut pas habiter si on ne bâtit pas soi-même revient plusieurs fois… Croyez-vous qu’il reste des espaces habitables dans « notre » monde ?
Oui, ce que Alain Damasio appelle « la furtivité », ou avant lui Michel de Certeau, des « tactiques » et des « ruses », autrement dit la coconstruction d’habitats sur des territoires alternatifs, communautaires, autosuffisants mais ouverts sur le monde, qui rompraient aussi avec l’aliénation technique. Dans les villes, de telles zones sont impossibles mais, loin des villes, dans le péri-métropolitain, ces tentatives sont envisageables comme il y a moins de contrôles, moins de pression de l’économie et plus d’espaces autoconstructibles et cultivables. Vous allez me dire que je me contredis avec ma réponse précédente, pessimiste, mais en fait non : je considère ces expériences comme nécessaires, mais marginales, malheureusement, parce que les gouvernements successifs s’emploient à liquider de telles initiatives lorsqu’elles deviennent des contre-pouvoirs.

« Sa BAD est plutôt bien située, à 20 kilomètres de la première station-service et à douze de la première grande surface. Enfin, c’est ce qu’il s’est dit au début, mais à présent il s’en fout, ce qui me rassure un peu parce qu’il se montre soudain plus décontracté. Bientôt, il n’aura plus besoin de personne si ce n’est d’une connexion Internet, pour aller consulter, une fois par semaine, les news sur son site préféré, Real and Free. Il est calme, sûr de son fait. Tout à coup, je suis vaguement conquis par son mode de vie. Je ne l’appliquerais pas à ma propre existence, bien sûr, mais il me semble qu’il y a là une matière à penser. Je revois mentalement Marie astiquant sa cage de plexiglas. J’hésite, me rétracte, m’engage, puisque la norme est de parler de façon explicite : où se trouvent ses enfants et sa compagne ? L’air entendu, il me confie qu’il les a installés en lieu sûr, mais une ombre passe sur son visage, un trouble incontrôlé. Cette réponse n’attend pas de commentaires. Nous restons quelques instants sans parler. La situation ne paraît pas gêner Kevin. Seul le léger crépitement des braises dans la cheminée vient, par moments, rompre le silence. Je songe au cours inquiétant des choses, à la pandémie, aux dizaines de milliers de malades, aux morts à venir et au fait de se trouver là, dans cette cabane de résinier, au milieu de cette forêt. Le lieu est calme, sécurisé, mais il est factice, hors de la vie sociale qu’il convient de rechercher. Une angoisse me saisit, ce qui doit être visible parce que Kevin me dévisage avec une attention soutenue. J’essaie de donner le change, mais en vain. »

Comme pour exorciser ses angoisses et aménager son éloignement, la compagne d’Éric, derrière son plexiglas, finit toutes ses phrases par « Mon amour »… Pensez-vous que la crise du covid a altéré le sentiment amoureux en Occident ? 
Oui, elle l’a marchandisé. Comme il y avait jadis une économie de guerre, il y a une économie de la crise sanitaire. Le sentiment et le lien amoureux se monnayent désormais par des sites de rencontre ou par des réseaux sociaux. Le capitalisme dans sa version tardive est indissociable d’une société de contrôle optimisée. Je ne soutiens pas, par ailleurs, que tout cela relève d’une stratégie délibérée, de type complot, mais d’effets d’aubaine et d’une hyper-adaptabilité et réactivité des techniques de dématérialisation de la vie, lesquelles s’épanouissent pleinement dans les crises (économiques, politiques, sanitaires) puisque le citoyen perd en lucidité et en libre arbitre.

« J’ai soudain la conviction que tout peut s’arranger. Je vais envoyer un message à Marie, exiger d’elle un protocole de rencontre sur la terrasse. Je mettrai mon masque, me désinfecterai les mains et nous pourrons parler comme avant. On n’oublie tout de même pas aussi facilement les visages aimés, même s’ils sont masqués désormais. Je l’appelle avec mon smartphone (je trouve étrange de nous téléphoner de la sorte sous le même toit, mais ce n’est là qu’une mince concession). J’entends sa voix, qui me rassure aussitôt. Elle ne pense qu’à moi, à mon corps qui lui manque, aux caresses de mes mains, aux baisers de ma bouche et à mon humour pince-sans-rire qui la fait craquer. Je m’émeus d’entendre et de retrouver cette voix familière. J’ai l’impression – quoique sans comprendre pourquoi – qu’elle est en train de me pardonner. Je suis soulagé. Tout n’est donc pas perdu. Elle accepte le protocole, à condition que nous soyons au-dehors et à bonne distance l’un de l’autre. Quand ? Maintenant (mon amour). Nous sommes sur la terrasse, debout, face à face, comme dans un duel. Il fait déjà chaud, nous transpirons sous les masques. La sueur attire les insectes mutants que Marie chasse en vain, se demandant ce que sont ces putains de bêtes, comme si elle était en proie à une phobie soudaine. Je voudrais la rassurer, mais il y a tant d’autres motifs d’inquiétude que celui-là me paraît ridicule. »

Contre le covid, la femme d’Éric choisi de suivre aveuglément les consignes gouvernementales jusqu’à devenir elle-même agent de la dystopie finale. D’un autre côté, son ami survivaliste ne pense plus qu’à s’armer contre les hordes humaines qui ne manqueront pas de vouloir s’en prendre à sa cabane une fois l’apocalypse enclenchée. Tout au long du livre, on voit le personnage principal être tiraillé ou plutôt englouti par cette alternative. Entre un gouvernement dans lequel plus personne ne croit et les vrilles paranoïaques des complotistes prêts à croire n’importe quoi. Selon vous, existe-t-il encore des vérités auxquelles se tenir aujourd’hui ?
L’ère dite de la « post-vérité » ne charrie plus que des fragments amers de vérités. La seule ligne de conduite reste la « décence ordinaire », ce désir en moi de ne pas porter atteinte à mon prochain. Mais cette pulsion nécessaire se délite à mesure que les citoyens ne peuvent plus éprouver le monde qui les entourent – des contextes réels – que par des médiations favorisant une dématérialisation de la vie. Toucher une peau, sentir une larme, respirer une haleine sont devenus des actes prohibés... Nous ne sommes pas spontanément ou naturellement individualistes, mais si nous n’interdisons par rapidement la 5G et tout un tas d’applications visant à spéculer sur des prothèses de vie, je ne donne pas cher de la décence ordinaire.

« Et puis un jour, il y a eu un déclic dans sa vie. Il a vu un connard de politicard à la télé. Il croit se souvenir que c’était Colpé. Il a eu l’impression que ce type le narguait avec sa tête de rat. Il soupire en hochant la tête. Il ne sait pas comment dire, mais il est entré dans une colère noire. Il avait envie de tuer ce type parce qu’une chose lui échappait complètement, un truc qui lui semblait complètement fou. C’était une question en fait, une seule question : à quoi servait ce mec ? Ouais, c’était bien ça, à quoi servait Colpé ? Ce mec n’était pas seulement inutile. Il était nuisible, parce qu’il était grassement payé pour ne servir à rien sauf à s’enrichir et à bosser pour sa sale gueule de rat. Kevin pose sur moi un regard insistant : il faut bien que je comprenne que Colpé a été le déclencheur de tout ce qui lui est arrivé. Lui, il était une larve inutile, ok, mais Colpé et toute la clique de politicards, les socialos et consorts, il a compris qu’ils étaient purement et simplement nuisibles. Il fixe un point abstrait devant lui, répétant la même question : À quoi sert Colpé, putain ? Cette question le hante. Il n’a toujours pas trouvé de réponse. Ça le bouffe en fait, cette question. S’il s’y arrête deux secondes, il a l’impression de devenir fou. Il ressent un sentiment d’injustice, et c’est tellement puissant ce truc qu’il pourrait tuer. Le vent s’engouffre dans les grands chênes. Sa colère est surmontée à présent. »

Les deux fils d’Éric sont zombifiés par l’ennui et anesthésiés par la télé et les écrans de leur smartphone… Il y a une ou deux générations, les parents se désespéraient de voir leurs enfants « s’abrutir » des après-midis entières devant le Club Dorothée, Ken le survivant et Dragon Ball Z. L’image du retour aux forêts n’est-elle pas autant un écran que le masque en plexiglas ou le smartphone ?
Non, à la condition qu’il existe des connexions entre une culture de qualité et des usages du monde. À dix ans, j’adorais le dessin animé Tom Sawyer, qui était dans une émission de Dorothée. Il m’a permis de découvrir Mark Twain tout en éprouvant l’envie de construite des cabanes. Je n’étais pas non plus un exemple (j’adorais glandouiller devant la télé), mais cette connexion me semblait possible, Aujourd’hui, voir (je dis bien « voir » et pas « regarder ») TikTok toute la journée ne permet pas de se connecter à quoi que ce soit. C’est juste une diversion, une prothèse aliénante que, en tant que père, je maudis chaque jour. Je ne soutiens pas non plus que les enfants sont devenus stupides. Simplement, l’intelligence humaine est en train de muter considérablement en s’adaptant à un monde entièrement dématérialisé. Nous sommes culturellement et cognitivement prêts, hélas, pour le transhumanisme, lequel est basé sur le deal d’une immortalité obtenue au prix du renoncement à la chair et à ses spécificité (sensations, émotions). Après avoir épuisé toutes les ressources de la vie, le projet capitaliste est d’épuiser celles de la mort.

« Je me rends compte qu’ils ne sont pas en train de regarder Les Ch’tis à Miami, mais des vidéos sur leur smartphone. Je m’inquiète de ce redoublement d’écran. Pourtant, je me tais et encaisse. J’insiste encore, des mots simples relatifs à leurs devoirs. J’élève douloureusement la voix, un peu comme si je tentais de réveiller un gros dormeur. Ou comme on appelle au secours. L’aîné relève la tête en direction d’une source sonore qu’il finit par identifier comme étant ma voix. Son regard est empli de fatigue et d’angoisse sous contrôle. Il maugrée : putain... quoi ? Il se replonge déjà dans son smartphone. La conversation s’arrêtera là. C’est ce qu’il me signifie. Je les regarde longuement, eux qui ne me voient pas : deux adolescents fixant un écran fétiche à l’arrière duquel un autre écran fétiche fait office de contexte et d’horizon – graphiques, corps bronzés et tatouages compris. Je prends peur : comment mes enfants vont-ils évoluer dans ce caisson étanche de virtualité ? Comme dans le liquide amniotique originel ? Sans conscience – mais sans souffrance ? Une autre question me traverse l’esprit. Le monde qu’ils ont à affronter et où il leur faut se projeter leur apparaît-il comme un tremblement de terre ou comme une fosse à purin ? Ou comme un mélange monstrueux des deux ? Ce que cette époque a détruit, ce sont nos conceptions en matière d’éducation. Quelle autorité pourrais-je bien leur imposer ? Est-ce qu’on parle d’avenir aux patients d’un département de soins palliatifs ? Je n’aurais pas dû faire d’enfant. »

Emmanuel Bove apparaît deux fois dans votre roman, en exergue et quand votre héros se retrouve en quarantaine forcée. Par ailleurs, vous êtes le seul auteur à apparaître dans l’excellent Propriété privée de Julia Deck dont le titre, mais pas seulement, évoque aussi le non moins cruel Immobilier d’Helena Villovitch… De quels auteurs contemporains de littérature vous sentez-vous proches ? Et en sciences humaines ?
J’aime beaucoup Julia Deck. Pour le reste, je dois concéder que je lis peu de contemporains. Je trouve que les grands écrivains sont toujours en avance sur leur temps et sur les sciences humaines. Baudelaire avait parfaitement saisi l’esprit des métropoles cinquante ans avant le sociologue de la ville Georg Simmel. Quant à la pandémie qui nous afflige, tout est écrit dans le Décameron de Boccace, qui traite de la peste, de ses causes et de ses effets sur les humains au XIVe siècle. Durant le confinement j’ai fait un cours à l’école d’architecture de Versailles (en visio) entièrement bâti sur les rapprochements troublants entre la peste à Florence au XIVe et notre pandémie. De même, Bram Stoker ou Giono, dans Le Hussard sur le toit, nous aident considérablement à penser ce qui nous arrive. Sur ce point, je citerais aussi Némesis de Philip Roth et une nouvelle, « Les pestiférés », de Marcel Pagnol, absolument visionnaire et farouchement libertaire. Une sorte d’utopie réaliste où des pestiférés décident de faire l’amour sans limite avant de trépasser.

« Et puis cette question aussi : est-ce lui qui déconne ? Il ne pense pas, putain. Je l’écoute, j’ai l’impression de le comprendre. Je lui confirme que, pour Colpé, c’est vrai que ça fout les boules si on y réfléchit trente secondes. Cette pensée, que je viens de formuler à voix haute, me semble aussi puissante qu’une vérité révélée. Je suis soudain en symbiose avec Kevin. Je ressens exactement le scandale que constitue la simple vue de cet homme, Colpé, et de ses semblables, auxquels j’associe – dans un élan soudain de haine – Les Ch’tis à Miami et les médias de masse qui alimentent ce processus mortifère et irrémédiable. Brièvement, je me vois passer à l’acte, trucidant les producteurs des Ch’tis à Miami et tous ceux de leur espèce, concepteurs esclavagistes des réseaux sociaux et de programmes culturels au rabais, promoteurs de l’aliénation sous perfusion, unanimement destinés à divertir l’espèce pendant son auto-extermination et, bien entendu, à en récolter les bénéfices jusqu’à la lie. Sans les produits promus par ces crevures infâmes, mes enfants pourraient faire autre chose de leur jeune vie que d’agoniser dans un caisson d’étanchéité virtuelle. Voilà ce que je me dis, face à mon ami Kevin. Je m’approche de lui, pose ma main sur son épaule, l’assure de ma pleine compréhension. Je me dis qu’il est important qu’il sache que je le comprends. »

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