Italie : Pandémie, économie et crimes de la guerre sociale (S02E01 : L’Écume)

« Le seul acteur social qui était absent dans la crise est donc arrivé sur scène, à Naples : c’est la rébellion qui descend sur la place [...] contre tout, la région, le gouvernement, les règles, la prudence, la peur... »

paru dans lundimatin#262, le 9 novembre 2020

Le seul acteur social qui était absent dans la crise la plus sensationnelle de la modernité est donc arrivé sur scène, à Naples : c’est la rébellion qui descend sur la place [...] contre tout, la région, le gouvernement, les règles, la prudence, la peur, car elle est en dehors du système, dérivant en un seul endroit inconnu de la politique où même le contrat entre l’État et les citoyens ne semble plus avoir de valeur [...] Comme Naples l’a anticipé, on fait les comptes de cette urgence sans fin, de cette précarité permanente, de cette instabilité constante, et on découvre que le coût est au moins aussi élevé que le risque de contagion, et on présente le bilan au pouvoir. Chacun a ses raisons de protester, il n’y a actuellement aucune échéance nationale dans la rue, il n’y a donc pas de plan unifié capable de recueillir les différentes plaintes, de les transformer en une cause générale, puis en une occasion politique. [...] Ainsi, les jeunes qui font de la livraison à domicile en vélo se trouvent à côté des pizzaioli qui ont peur de la fermeture, des chômeurs, des soignants, des vendeurs de souvenirs qui ont replié leurs étalages : chacun avec une catégorie de colère distincte, avec une revendication professionnelle spécifique, avec un crédit de travail spécifique, dans un ensemble de ressentiments distincts unis seulement dans la rébellion. [...]

Un élément fédérateur existe en fait, et c’est la déception générale devant les trous que chacun découvre chaque jour dans la couverture des soins de santé de base [...], en plus des transports publics surchargés porteurs d’infection. Le sentiment est celui de l’abandon pour le citoyen laissé seul, [...] alors que la puissance publique - Etat et Régions - a gâché l’été en polémiques, apportant une nouvelle confirmation de l’effondrement du pays, à partir de la puissance publique.

Qui écrit ces mots ? Un représentant extrémiste des centres sociaux ou de l’ultra-droite ? Un camorrista intéressé à étendre l’ordre criminel dans les territoires ? Non, c’est l’ancien directeur du journal la Repubblica, sur les pages de ce dernier, dans son article du lundi 26 octobre : « Le virus de la rébellion ». Un article qui manifeste de manière assez explicite la crainte qu’a l’establishment d’une révolte généralisée, comme l’a déjà fait le ministre de l’Intérieur, Lamorgese, et que le gouvernement a déjà essayé d’anticiper non seulement en déployant la police sur les places, et pas seulement pour empêcher la vie nocturne (étant donné la fermeture anticipée des bars et lieux de rencontre à 18 heures), mais aussi avec ce que prévoit la Dpcm du 25 octobre en matière de manifestations publiques : c’est-à-dire l’autorisation pour les manifestations statiques (sit-in) et l’interdiction pour toutes celles qui sont mobiles (défilés).

L’ancien rédacteur en chef du journal national ne manque pas à son rôle en insinuant, même contradictoirement, que les manifestations sont « exploitées par la Camorra qui, dans le déclin de l’économie officielle, voit son économie parallèle et le marché de l’usure se développer ».

Faisant ainsi l’impasse sur le fait que la camorra prospère davantage sur la pauvreté et l’extrême misère engendrées par les mesures anti-virus, que sur les protestations qu’elles provoquent. Mais la déconnexion du discours médiatique d’avec le monde réel est désormais habituelle, tandis que l’habituel Roberto Saviano, tout en parlant de Naples comme d’un exemple du « désespoir du Sud qui éclate », ne renonce pas pour autant à souligner les intérêts criminels qui pourraient être derrière les protestations.

Il n’est pas surprenant que Saviano, l’information et les médias institutionnalisés, les forces politiques parlementaires ressortent une fois de plus les thèses sur les infiltrés, la criminalité et l’extrémisme sans visage, avec la gauche qui, dans presque toutes ses nuances d’opinion et de couleur ternes (du rose pâle au rouge terne), adopte la même attitude. En brandissant le danger que représentent les idiots utiles de Casa Pound et de Forza Nuova (utiles à droite comme à gauche pour pouvoir crier au loup) et en insistant sur leur implication présumée dans les manifestations, afin d’éloigner le spectre de la révolte (qui flotte à nouveau en Italie et en Europe) et de pouvoir continuer à dormir sur les lauriers des défaites passées sans avoir à assumer aucune responsabilité politique.

Il est toutefois surprenant que même au sein des mouvements, parmi tant de subjectivités individuelles qui, du fait des expériences vécues, ne devraient avoir aucun doute sur le schéma habituel du bien et du mal, un débat se soit ouvert, particulièrement sur le web, comme cela s’est déjà produit au sujet des « gilets jaunes », qui reprend la propagande médiatique et des belles âmes de la gauche, resservant l’habituelle soupe réchauffée sur la violence ou bien se déclarent choquées parce que les jeunes ont attaqué et saisi des marchandises, comme à Turin, de Gucci, de l’Apple Store et du Geo shop et non les produits de première nécessité, comme l’a dit un intellectuel turinois bien connu dans une interview au journal La Stampa : « C’est une nouveauté pour une ville qui a connu de grands moments de révolte, mais jamais en s’accaparant des produits de luxe. Ce serait une corruption de l’Histoire ».

La composition des révoltes ne peut certainement pas être définie depuis un bureau : il en allait déjà ainsi dans les années 70, quand l’organisation à laquelle l’intellectuel en question participait était au contraire parmi les premières à saisir la nouveauté des révoltes à Reggio Calabria, dans les prisons ou les occupations massives d’immeubles qui suivirent, et il en va de même aujourd’hui quand les mineurs arrêtés, surtout ceux de Milan, nous parlent de manière moins formelle et plus rude de la colère des banlieues.

Banlieues qui, de Turin, ville avec l’un des taux de pauvreté plus élevés en Italie, à Milan, jusqu’à Paris et Philadelphie, nous racontent aujourd’hui la même histoire : l’impossibilité pour toutes les forces politiques traditionnelles d’en comprendre le véritable malaise et l’inévitable l’explosion qui suit. L’exclusion économique et sociale des banlieues, malgré les belles paroles, est beaucoup plus incontrôlable que le virus et c’est cela qui est vraiment effrayant car les manifestations de ces jours-ci ne sont probablement que l’annonce de ce qui va venir, lorsque la « vraie classe ouvrière », dont on parle tant sans rien en savoir, sera sortie de sa torpeur par la fin des subsides alloués au fonds de licenciement (31 janvier 2021) et du blocage des licenciements. C’est peut-être pour empêcher cela que le gouvernement et tous les appareils de l’État et de l’information essaient déjà de criminaliser la dissidence. Même s’il est clair pour tout le monde que le problème social est désormais mondialisé. Surtout en Europe, où le président du Conseil européen, Charles Michel, dans une interview, toujours dans La Stampa, à la veille du sommet par vidéoconférence entre les 27, a pu affirmer que : « L’UE doit agir ensemble pour éviter le désordre et les révoltes sociales ».

L’ineffable directeur d’un journal télévisé du soir, le mardi 27 octobre, a au moins le mérite de dire ce que tout ce monde de bien pensants, si compatissants avec les migrants quand ils ne se rebellent pas ou ne se noient pas en silence et avec les pauvres quand ils mendient un travail ou du pain, pense vraiment de ce qui se passe et du rôle des jeunes, souvent des immigrés de deuxième génération, dans la rébellion des banlieues : c’est « l’écume », dit-il en s’adressant aux téléspectateurs pour introduire le reportage sur les manifestations. En séparant, bien sûr, les paisibles chauffeurs de taxi et les propriétaires de bars et de restaurants de ceux des chômeurs et des travailleurs employés dans les mêmes entreprises qui, contrairement à leurs employeurs, ne pourront certainement pas profiter des aides promises par le gouvernement.

Mais voyons ensemble ce qui se passe. Comme dans la première phase (lorsque les ouvriers de Pomigliano d’Arco s’étaient mis en grève en mars), c’est précisément depuis Naples que le combat a commencé, avec la manifestation du vendredi 23 octobre au soir, au cours de laquelle la colère a explosé.

Le lendemain, dans l’après-midi, toujours à Naples, il y avait des chômeurs, des travailleurs des usines de Pomigliano et de Whirlpool et bien d’autres, jeunes ou non, lourdement touchés et endommagés par la crise et les mesures gouvernementales. Que tout cela effraie le gouvernement, la Confindustria, les médias asservis ainsi que les confédérations syndicales de la Triple est dans le jeu normal des choses. Surtout, l’absence d’une représentation collective unique avec laquelle il est possible de négocier et de servir de médiateur, mais n’est-ce pas par hasard que ça fasse si peur à la gauche zombifiée ?

Les jours suivants ont vu une mobilisation du Sud au Nord de tout le pays et des manifestations à Turin et Milan, où la révolte a explosé avec une forte présence de jeunes, en particulier des banlieues urbaines sans avenir, avec des pratiques de réappropriation des biens dans la Via Roma, la rue du luxe, et assez déterminés pour attaquer les symboles de la politique comme à Milan le gratte-ciel de la région Lombardie.

Les manifestants à Milan, définis comme « un essaim de guêpes qui piquent là où ça s’est passé » par un journaliste-flic constituent peut-être le plus clair exemple de ce qui se passe en marge du récit officiel. Parmi les 28 qui ont été arrêtés, 18 sont Italiens et 10 étrangers, dont 13 mineurs. Tous venaient de la périphérie de via Padoue, via Porpora ou de l’arrière-pays, depuis Cernusco sur le Naviglio. Plutôt que de se demander qui a organisé ou ces centaines de garçons et de filles, l’État et son appareil devraient peut-être se demander qu’est ce qui bouillonne dans la marmite sociale...

Sur Tik Tok, Instagram et d’autres réseaux typiquement de jeunes, circulent les images des affrontements de Turin et Milan, accompagnées d’incitations à les reproduire partout. La révolte ne vient pas de quelque sujet politisé, mais de ces très jeunes gens que les camarades boomers ont comparé de manière paternaliste à une jeunesse désintéressée, passive et irrécupérable, alors qu’au contraire ces jeunes ont saisi la vérité politique de ces émeutes et se sont identifiés à leurs pairs. Ainsi commence à émerger un nouveau sujet politique, dont les contours sont encore invisibles, même s’ils seront probablement beaucoup plus radicaux ; non pas parce qu’ils vont à l’affrontement et au pillage, mais parce qu’ils sont les véritables enfants de la catastrophe néolibérale. Ils n’ont jamais eu d’avenir et leur présent est beaucoup plus brut que ce que les générations précédentes de trente et quarante ans ont vécu.

Sur les places de Naples, et toutes les autres, il y a tout et le contraire de tout, les instances sont simultanément réactionnaires et communistes, les distinctions entre, la droite et la gauche sont mises à zéro (bien sûr, quand quelqu’un se présente explicitement en faisant le salut romain et disant qu’il est de Forza Nuova, la distinction revient), de même que les divisions de classe : nous voyons côte à côte les entrepreneurs (petits, moyens ou grand n’est pas important ici) et des salariés. Il est évident que les conditions et les exigences sont différentes pour chacun et sont contradictoires, en plus de poser un grave problème : celui de l’hégémonie de la petite bourgeoisie (en tant que mentalité et non en tant que classe) qui pousse dans la direction d’un horizon corporatiste. C’est pour l’instant un danger à prendre en compte, mais pour cette raison nous devons comprendre comment l’une des nouveautés du mouvement actuel est précisément constituée par la coexistence de sujets et de revendications qui étaient totalement incompatibles jusqu’à hier.

L’antagonisme militant, dans la majorité des cas, est arrivé en retard à son rendez-vous avec l’histoire (ou peut-être qu’il n’est pas arrivé du tout), non pas parce qu’il n’a pas appelé le premier à se rassembler sur les places, ni parce qu’il n’a pas su répondre au verrouillage de mars, mais parce qu’il a cessé de caresser le rêve de l’assaut du ciel et de l’épreuve de force avec l’ennemi historique depuis au moins vingt ans.

Il s’agit donc, pour ceux qui veulent comprendre le présent en dépassant les limites du XXe siècle, d’être attentifs à ces luttes, à cette révolte tendancielle généralisée avec laquelle les discours libéraux progressistes, le néo-togliattisme et les camarillas politiques n’ont plus rien à voir, pour faire face à une question urgente et profonde : celle de la recomposition d’un sujet social et politique, ennemi du présent, qui ne peut plus se résumer à des formules sociologiques et politiques faciles.

Ce mouvement possible ne sortira pas victorieux en conquérant un Palais d’hiver aujourd’hui réduit en ruines, mais seulement lorsqu’une nouvelle génération de rebelles et de révolutionnaires aura émergé, un nouveau mode de politique qui a pour centre non pas la victimisation, mais la volonté du pouvoir collectif.

Il est peut-être vrai que manifester d’une manière plus radicale son mécontentement et son malaise est l’écume d’aujourd’hui, mais pas l’écume imaginée par les penseurs éclairés de l’information et de la politique, mais plutôt celle de la Grande vague de Kanagawa peinte par Katsushika Hokusai en 1831.

Celle d’un tsunami qui pourrait bouleverser le mode de production actuel, car, comme pour les vrais tsunamis, cette révolte a des origines telluriques profondes dans les mouvements de la tectonique sociale, qu’aucun conspirateur ou infiltrateur ne peut jamais réellement mettre en mouvement et qu’aucune barrière de confinement ou de répression ne peut jamais empêcher définitivement.

Sandro Moiso, Jak Orlando, Maurice Chevallier.

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